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Les sources d’inspiration révolutionnaires

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 37-41)

L’AFFIRMATION HISTORIQUE D’UN DEVOIR D’ASSISTANCE AUX PAUVRES

A- Les sources d’inspiration révolutionnaires

La conception nouvelle de l’assistance développée par les révolutionnaires trouve son inspiration directe dans la très sévère critique philosophique (2) de l’insuffisance de la politique royale de secours aux pauvres (1).

38 GODEAU, Discours sur l’Etablissement de l’Hospital Général fondé à Paris par le Roy en l’année 1657, A. VITRE, 1657, p. 45, cité par Ph. SASSIER, précit., p. 83.

1- L’échec de la politique royale d’assistance

34. L’immobilisme des institutions monarchiques est, au XVIIIe siècle, en contraste flagrant avec l’effervescence des idées nouvelles. En matière d’assistance aux pauvres, comme en d’autres domaines, la politique royale s’inscrit dans une continuité certaine avec celle des siècles antérieurs. Jusqu’en 1764, une législation touffue s’appuie sur l’institution déjà ancienne des hôpitaux généraux. Surpeuplés, les hôpitaux ne peuvent accueillir davantage d’indigents et satisfaire aux besoins d’une population misérable, qui, par ailleurs, fuit ces établissements auxquels la promiscuité, la saleté et la sévérité des règles internes confèrent un aspect carcéral effrayant. Devant cet échec, Louis XV tente de durcir les dispositions applicables par la création de nouvelles institutions de correction, les dépôts de mendicité, vouées à l’enfermement des vagabonds et mendiants valides. A l’origine, cet enfermement avait vocation à être sélectif et temporaire. Sélectif, tout d’abord, puisqu’il était a priori réservé aux valides non domiciliés, vagabonds et errants. Ainsi, une instruction très éclairante de Turgot, recommandait de ne « pas confondre deux choses aussi différentes que la pauvreté réelle et la mendicité volontaire occasionnée par le libertinage et l’amour de l’oisiveté. La première doit être non seulement secourue, mais respectée, la seconde seule peut mériter d’être punie »40. L’Hôpital général devait répondre aux besoins de la première, les dépôts de mendicité aux troubles nés de la seconde. Cet enfermement se voulait, ensuite, temporaire : la royauté cherchait à ne pas laisser trop longtemps dans les dépôts les indigents contraints par la misère à demander l’aumône et essayait de les faire prendre en charge par les paroisses d’où ils étaient originaires.

Partagée entre les deux impératifs traditionnels d’ordre et de charité, la législation royale à la fin de l’Ancien Régime s’appuie sur deux considérations fortes : si l’administration peut et doit prévenir et soulager la pauvreté, la loi peut également punir la mendicité. Cependant, la politique royale d’assistance demeure d’une faible effectivité face à une situation économique et sociale dramatique. Les analyses historiques brossent un tableau effrayant de la condition du peuple au XVIIIe siècle. Les lettres des Intendants traduisent leur effarement devant une réalité qui montre les pauvres, non seulement en vagabonds et mendiants éparpillés, mais bel et bien comme une population de régions entières41, frappée par de fréquentes famines et atteinte par l’inflation, le chômage et une récession impitoyable. Le XVIIIe siècle est un temps de misère ; or, si la misère du peuple n’est pas chose nouvelle, la nouveauté réside dans le changement de perception de celle-ci opéré par les économistes physiocrates et les philosophes des Lumières.

2- La critique des Philosophes

La fin de l’Ancien Régime voit une dénonciation virulente des politiques traditionnelles d’assistance, émanant principalement des physiocrates. La critique porte notamment sur les fondations hospitalières, accusées de gaspillage et d’incurie, contre lesquelles Turgot écrit un article célèbre dans l’Encyclopédie. Plus généralement, c’est tout le système de distribution des secours, associant charité (a) et répression (b), qui est mis en cause.

40 Lettre du 19 février 1770, citée par Ch. PAULTRE, précit., p. 397.

a- Le refus de la charité

35. La charité, tout d’abord : le terme même est honni et doit, selon Voltaire, être remplacé par celui de “bienfaisance”, inventé par l’abbé de Saint Pierre, moins humiliant et porteur des idées philanthropiques au cœur de la réflexion des Lumières. Derrière la querelle sémantique pointe une vive critique de l’action cléricale, accusée d’entretenir des appels à la charité afin de maintenir un système de privilèges. Sous la plume de Montesquieu ou Voltaire, « la charité apparaît (...) comme le prétexte par lequel l’Eglise s’autorise à s’emparer des biens d’autrui, et toutes les institutions qui en découlent s’en trouvent disqualifiées »42. Barère reprendra, quelques années plus tard, le même discours, en s’écriant : « Plus d’aumône, plus d’hôpitaux, (...) la vie sacerdotale créa l’aumône, le prêtre se fit dispensateur de la charité publique pour être le maître et pour être avare (...) Des administrateurs dans les délices, et des pauvres entassés dans le même lit »43. Mais, si la charité est ainsi accusée d’entretenir une véritable supercherie, elle entraîne également un crime plus grave encore aux yeux des physiocrates, celui d’encourager le pauvre à l’oisiveté. Ce ne sont ici plus tant les effets pervers de la charité qui sont condamnés, que son principe même : l’aumône faite aux pauvres est perçue comme encourageant et favorisant la paresse, mère de tous les vices pour ces auteurs qui glorifient le travail. Ainsi, Turgot, toujours, qui dans un autre article de l’Encyclopédie (V° Travail) s’exclame : « examinez les scélérats que la justice est obligée de condamner à mort. Ce ne sont pas ordinairement des artisans et des laboureurs (...), ce sont des oisifs ». Un autre auteur, dans un Essai sur la mendicité peut affirmer dans le même sens que « l’oisiveté et la fainéantise, surtout chez les gens sans éducation, sont toujours accompagnés des excès de la débauche »44.

Cette morale du travail, que les physiocrates exaltent, leur permet non seulement de récuser la charité ecclésiale mais également de développer une image positive de la pauvreté. Soucieux d’élaborer une théorie économique de l’enrichissement, ils soulignent la nécessité de maintenir une population à un certain degré de pauvreté, afin de préserver le besoin de travailler. Ces idées se retrouvent sous la plume de divers auteurs. Ainsi, dans sa Fable des abeilles, Mandeville affirme que « pour rendre la société heureuse, et pour que les particuliers soient à leur aise (...), il faut qu’un grand nombre soit ignorant aussi bien que pauvre »45. Voltaire ajoute que « le manœuvre, l’ouvrier doit être réduit au nécessaire pour travailler : telle est la nature de l’homme. Il faut que ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable »46. Eminemment révélatrices d’un courant de pensée largement répandu au XVIIIe siècle, ces deux citations portent également en elles l’expression de deux thèmes justifiant le rejet de

42 Ph. SASSIER, précit., p. 180.

43 BARERE, Premier rapport fait au nom du Comité de Salut Public sur le moyen d’extirper la mendicité dans les campagnes et sur les secours que doit accorder la République aux citoyens indigents, Archives Parlementaires, 1ère série (ci après AP), T.°90, séance du 22 floréal an II, 11 mai 1794, p. 253.

44 LAMBIN DE SAINT FELIX, Essai sur la mendicité, Amsterdam, Rey, 1779, p. 20, cité par Ph. SASSIER, précit., p. 139.

45 B. de MANDEVILLE, La fable des abeilles, Londres, 1740, T. 2, p. 82, cité par Ph. SASSIER, précit., p. 164.

l’ancienne politique royale d’assistance aux pauvres : la recherche du bonheur et le souci d’endiguer une trop grande indigence, contraire à la stabilité sociale.

b- La condamnation de la répression

36. Dans cette idée, ce sont aussi les fondements répressifs de la politique royale de secours aux pauvres qui sont critiqués. Les mesures tendant à l’enfermement dans les hôpitaux et les dépôts sont perçues comme des “lois de sang”, contraires à l’esprit de philanthropie qui domine le siècle. Or, le philanthrope, littéralement celui qui aime l’Homme, est celui qui entend lutter contre la déshumanisation née de la misère. Non pas la pauvreté acceptable, voire souhaitable pour le développement économique général, mais bien la misère, cause de déchéance et dégradation, celle qui « abat » et « avilit » selon Turgot47, celle qui menace à la fois la dignité de l’homme, dans l’acception chrétienne que Bossuet lui conférait, mais aussi la stabilité sociale. L’époque est empreinte des idées de Spinoza, dont la philosophie, bien que non politique, débouche sur une certaine conception du droit et du rôle de l’Etat : en effet, pour l’auteur de l’Ethique, « le but final de l’instauration d’un régime politique n’est pas la domination, ni la répression des hommes, ni leur soumission au joug d’un autre. Ce à quoi l’on a visé par un tel système, c’est à libérer l’individu de la crainte, de façon que chacun vive autant que possible en sécurité. (...) Ce que l’on a voulu leur donner, c’est bien plutôt la pleine latitude de s’acquitter dans une sécurité parfaite des fonctions de leur corps et de leur esprit »48. Or, pour ce précurseur de Rousseau, cette sécurité, notamment matérielle, doit être assurée par l’Etat, non seulement parce que le bonheur des individus est un but en soi du pacte social, mais aussi parce qu’elle facilite la tâche première de l’Etat, celle de maintenir la paix entre les hommes, d’instaurer une certaine harmonie sociale et d’éviter les troubles politiques nés de la misère et de l’insécurité. But qu’une politique seulement répressive est en tout état de cause incapable d’atteindre.

Cette misère attentatoire au bonheur des individus et à l’harmonie sociale est au centre de très nombreuses analyses, portant plus particulièrement sur les causes de celle-ci. Au premier rang des raisons avancées se trouvent pointées l’inégalité des conditions et la responsabilité des nantis. Ainsi, Montesquieu affirme-t-il que « les richesses particulières n’ont augmenté que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu’il leur soit rendu »49. De même, l’abbé de Montlinot énonce que « l’extrême richesse dans une classe entraîne nécessairement une extrême misère dans une autre »50. De telles affirmations portent en elles la Révolution et ne sont pas sans annoncer les écrits de Babeuf, Marat et Hebert. En effet, c’est la société entière qui est perçue comme inégalitaire. Rousseau le remarque : « tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? Toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées? Et

47 TURGOT, V° Misère, Encyclopédie.

48 SPINOZA, Traité théologico-politique, chap. XX.

49 MONTESQUIEU, De l’esprit des Lois, VII, 4.

50 Abbé Ch. de MONTLINOT, Quels sont les moyens de détruire la mendicité, de rendre les pauvres utiles et de les secourir dans la ville de Soissons, 1779, cité par Ph. SASSIER, précit., p. 147.

l’autorité publique n’est-elle pas toute entière en leur faveur? »51. Cette dernière interrogation, cruciale, est essentielle. Elle stigmatise non seulement les carences de l’Etat à améliorer la condition des pauvres mais, pis encore, pointe du doigt sa partialité. L’Etat apparaît comme étant en faveur du riche52 et sa politique transforme l’indigent en un être « malheureux, (...), voué à la mort, (...) sacrifié à la loi qui semble n’être inflexible que pour lui »53. Le caractère répressif de la politique de secours, longtemps considéré comme nécessaire au maintien de la stabilité sociale, est rejeté et la politique d’enfermement vivement condamnée.

La critique des institutions royales de secours aux pauvres est donc virulente. Rejetant à la fois charité et répression, les révolutionnaires proposent en réaction une nouvelle organisation de l’assistance, fondée sur quelques grands principes novateurs.

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 37-41)