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Les débats contemporains sur la notion de contrepartie

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 186-191)

§2- La permanence du principe

B- Les débats contemporains sur la notion de contrepartie

La crise de l’Etat Providence a amené bon nombre de juristes et d’analystes à repenser la question du lien social, en prônant de nouveaux mécanismes d’intégration. Ceux-ci passeraient soit par l’idée très controversée d’une allocation universelle (1), soit par la multiplication de contreparties (2).

1- Le rejet d’une allocation inconditionnelle

139. Certains auteurs330 ont préconisé l’instauration d’une allocation universelle, ou revenu d’existence, accordée de façon inconditionnelle et sans aucune contrepartie. Leur proposition se rattache à un souci de « maximalisation de la liberté », la société la plus juste étant perçue comme « celle qui rend la plus élevée possible la situation des plus pauvres en leur octroyant la plus grande liberté possible »331 en les libérant du rapport tutélaire assistanciel. L’idée générale, même

329 Ch. TOPALOV, Naissance du chômeur, 1890-1910, A. Michel, 1994,p. 27.

330 Y. BRESSON et H. GUITTON, Repenser la solidarité, Ed. Universitaires, 1991 ; J.-M. FERRY,

L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, éd. du Cerf, 1995 ; A. GORZ, « Revenu minimum et citoyenneté. Droit au travail vs. Droit au revenu », Futuribles, 1994, pp. 50 et s. ; Ph. VAN PARIJS, Sauver la solidarité, Ed. du Cerf, 1995. Pour un aperçu synthétique des différentes conceptions de l’allocation universelle : A. BASCHENIS, « Le droit au travail face à la revendication d’une allocation universelle », Droit Ouvrier, 1999, pp. 148-154. Pour une critique de telles propositions : M. BORGETTO et R. LAFORE, Droit de l’aide et de l’action sociales, Montchrestien, 3e éd., 2000, pp. 396-403 ; M. BORGETTO, « Minima sociaux et revenus d’activité : éléments d’une problématique générale », Droit Social, n° spécial juillet-août 2000, pp. 693-698 ; R. LAFORE, « L’allocation universelle : une fausse bonne idée », Droit Social, n° spécial juillet-août 2000, pp. 686-692.

331 A. CAILLE et A. INSEL, « Note sur le revenu inconditionnel garanti », La revue du MAUSS, n°7, 1er

si des nuances très sensibles existent entre les auteurs, est, d’une part de déconnecter les liens traditionnels existant entre travail et revenu, et, d’autre part de « refuser une

logique d’assistance »332 en accordant indifféremment un minimum social à chaque

individu333, en sa seule qualité de « participant potentiel aux échanges »334.

L’apport de ces réflexions est double. Tout d’abord, le principe d’un revenu universel présente un grand avantage : celui de la simplification et de la clarté. A l’actuel cumul difficilement intelligible d’allocations et de prestations de toutes sortes se substituerait une allocation unique. Bref, à une époque où l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi sont devenues un objectif à valeur constitutionnelle335, l’unification que représenterait une allocation universelle serait un pas vers un droit social plus simple à comprendre pour ses destinataires336. Ensuite, les théories en faveur de l’allocation universelle permettent de rompre avec les associations forgées par l’histoire : en constatant l’inanité actuelle du droit au travail dans la résorption de la pauvreté - que ce soit dans sa conception libérale de droit-liberté ou dans son acception de droit-créance opposable à l’Eta t-, elles séparent non seulement droit au travail et droit au revenu, mais elles permettent également de disjoindre droit au travail et devoir de travailler. En effet, comme le souligne J.-M. Ferry, l’octroi d’un revenu social inconditionnel permettrait d’en finir avec « la contrainte de travail, et, ce faisant, (...) de mieux penser le droit au travail comme tel, c’est-à-dire comme un droit et non pas comme un devoir imposé de l’extérieur par la nécessité de gagner un revenu, lequel ne fait pas toujours l’objet d’un droit indépendant »337.

L’instauration d’un revenu inconditionnel suffisamment élevé aurait donc pour effet, bien que ses promoteurs s’en défendent338, de consacrer le droit de ne pas travailler, ce qui serait, à n’en pas douter, contraire tant à la lettre qu’à l’esprit du Préambule de la Constitution339. En outre, l’idée d’un revenu inconditionnel, très à la mode il y a quelques années, est vivement battue en brèche par un courant d’idées en tout point opposé tendant à subordonner l’octroi d’allocations à la prestation de contreparties.

332 B. EME et J.-L. LAVILLE, « L’intégration sociale, entre conditionnalité et incon-ditionnalité », RFAS, 1996, n° 3, p. 30.

333 Ou seulement à certains individus ne bénéficiant que de faibles ressources, selon les auteurs. En faveur d’un revenu réellement universel, Y. BRESSON ; en faveur d’une « inconditionnalité faible », réservant un revenu minimum à ceux qui n’ont pas pour vivre un niveau de ressources déterminé, dont la fixation proposée est égale à la moitié du SMIC, A. CAILLE et. INSEL.

334 Y. BRESSON, « Le revenu d’existence : réponse aux objections », La revue du MAUSS, précit., p. 107.

335 V. en ce sens les décisions n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi d’habilitation en matière de codification, et 99-424 DC du 29 décembre 1999, Loi de finances initiale pour 2000, selon lesquelles a valeur constitutionnelle l’objectif consistant à rendre la loi plus accessible et plus intelligible de manière à en faciliter la connaissance par les citoyens.

336 Il est en effet assez fâcheux pour la démocratie et l’Etat de droit que le droit certainement le plus complexe à comprendre soit justement celui qui s’applique à ceux qui ont le moins les capacités matérielles et intellectuelles de le comprendre, et donc de contester le bien-fondé des décisions qui leur sont appliquées.

337 J.-M. FERRY, précit., p. 46.

338 V. notamment J.-M. FERRY, précit., pp. 74 et s.

339 V. sur ce point C. BLET, précit., pp. 81-82, qui voit dans de telles propositions un « système retors » qui, bien que s’inspirant « principes très généreux, ne saurait trouver application dans notre droit » ; Dans le même sens, M. BORGETTO, « Minima sociaux… », précit., pp. 694-695.

2- La tentation de la contrepartie

140. Une réflexion récente sur la finalité de l’Etat Providence souligne la nécessité de repenser la dette sociale en faisant notamment suivre le versement d’allocations de prestations actives du bénéficiaire340. Les mesures instaurées en Belgique par la loi du 1er janvier 1995 s’inscrivent dans ce courant, les agences locales pour l’emploi proposant aux chômeurs des activités sociales et le bénéficiaire potentiel se voyant retirer tout droit au “minimex”341 s’il refuse cette proposition342. Le système proposé pour la France et organisé en Belgique témoigne de l’apparition en Europe d’une tendance idéologique née aux Etats Unis : celle visant à remplacer, partout où cela s’avère possible, le “welfare” par le “workfare”343. Le terme désigne de façon générique les programmes sociaux américains qui conditionnent le bénéfice des aides sociales à l’obligation pour les individus assistés soit de travailler344, soit, à tout le moins, de présenter certaines garanties de moralité et de sociabilité345. L’idée générale, d’inspiration conservatrice voire punitive346, qui les sous-tend est que « les bénéficiaires de l’aide sociale ne se comporteraient pas spontanément de façon civique » et que « l’obligation qui leur est faite serait le pendant des obligations que la société a envers eux »347. Dans cette optique, n’est pas sanctionnée, comme en droit français actuellement, la seule abstention de recherche active de travail, mais bien le refus d’une activité ou d’une ligne de conduite générale proposées voire imposées par les pouvoirs publics.

La plupart des auteurs ayant étudié les effets du “workfare” dans les pays anglo-saxons soulignent les divergences profondes de conception entre les modèles américain et français ; ils remarquent notamment que de tels programmes sont nettement inspirés de la distinction traditionnelle entre “bons” et “mauvais” pauvres et que ce critère du mérite est supplanté, en France, par celui de la solidarité. Pourtant, il est certain que la thématique de la contrepartie influence les débats encadrant l’assistance à accorder aux personnes à même de travailler348. Ceci est

340 V., par ex., P. ROSANVALLON, « L’Etat et les régulations sociales », Revue CFDT Aujourd’hui, n°110, 1993, pp. 21-38.

341 Equivalent du RMI français. Pour une présentation du système belge d’aide sociale, V. infra, seconde partie, titre 2, chapitre 2, § 299.

342 J.-L. LAVILLE, « La crise de la question salariale », Revue Esprit, décembre 1995, p. 52.

343 Vocable apparu dans les années 1980 et fabriqué à partir de work et de welfare.

344 J.-C. BARBIER, « Comparer insertion et workare ? », RFAS, 1996, n° 4, p. 7.

345 V. par exemple, S. MOREL, qui détaille les critères de moralité et de “foyer convenable” imposés aux mères célibataires comme condition à l’octroi d’allocation (« La contrepartie dans la protection sociale américaine », RFAS, 1996, n° 4, pp. 61-87).

346 V., en ce sens, D. BELAND qui souligne l’influence d’une certaine éthique sociale et morale, tendant à concevoir l’assistance non comme un droit, mais comme « un secours temporaire offert à des individus qui, en échange, ont l’obligation de faire quelque chose, de se placer au service de la collectivité » (« La fin du welfare state, de la guerre contre la pauvreté à la guerre contre les pauvres », Revue Esprit, 1997, n° 5, pp. 38-58, spéc. p. 41) ; L. WACQUANT relève la démarcation introduite entre « pauvres méritants et pauvres indolents » et le souci de « redressement des comportements déviants et dévoyés qui seraient la cause de la misère ». L’auteur souligne tout particulièrement le passage progressif d’un « Etat (semi) Providence vers un Etat carcéral et policier au sein duquel la criminalisation de la marginalité et le

containment punitif des catégories déshéritées font office de politiques sociales » (« Les pauvres en pâture : la nouvelle politique de la misère en Amérique », Hérodote, 1997, n° 85, pp. 21-33, spéc. p. 24).

347 J.-C. BARBIER, précit., p. 19.

348 V., sur cette « économie des droits et devoirs, des créances et des obligations », M. BORGETTO et R. LAFORE, La République sociale, PUF, 2000, pp. 281-305.

apparu tout particulièrement lors des débats sur le RMI. Tel qu’il a été adopté, le dispositif encadrant le revenu minimum se présente comme un compromis évident entre les tenants d’une allocation inconditionnelle et les partisans d’une affirmation de devoirs incombant au bénéficiaire de la mesure. Le projet initial, « effroyablement tutélaire et moralisateur »349 selon le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée, prévoyait notamment des activités d’insertion imposées à l’allocataire moyennant le bénéfice de l’assistance, obligation qui, d’après J.M. Belorgey « reflétait encore les préventions les plus éculées que l’on peut rencontrer dans la société, concernant les risques d’incitation à la paresse »350. Le rapporteur écartait toute idée d’obligation incombant au bénéficiaire, telle que celle de suivre une formation ou de se soigner, à laquelle serait subordonnée la perception de l’allocation, récusant en cela l’idée d’instaurer « un véritable devoir de se réinsérer »351. En revanche, de nombreux parlementaires, et pour des raisons fort diverses, soulignaient la nécessité pour le bénéficiaire de s’acquitter d’un certain nombre de contreparties, à peine de perdre le bénéfice de l’assistance352.

Le dispositif finalement adopté présente la particularité d’être une synthèse de deux approches de la pauvreté. Approche novatrice, certes353, fondée sur la dignité et le respect de la personne, qui, loin de consacrer le principe de la contrepartie sous sa forme historiquement contraignante, accorde des garanties certaines et instaure une nouvelle forme de contrepartie, qui n’est plus statutaire mais contractuelle354, respectant en cela l’égalité des acteurs de l’insertion. Mais également vestiges de l’approche traditionnelle se traduisant, d’une part, dans l’économie générale d’un texte qui se réfugie derrière le respect formel de l’idée

349 J.-M. BELORGEY et J. DONZELOT, « Une loi sans qualité ? », Esprit, déc. 1988.

350 J.-M. BELORGEY, « Lever les malentendus » in R. CASTEL et J.-F. LAE (dir.), Le revenu minimum d’insertion. Une dette sociale, L’Harmattan, 1992, p. 35.

351 R. LAFORE, « Les trois défis du RMI, à propos de la loi du 1er décembre 1988 », AJDA, 1989, p. 569.

352 V., par ex., J. GODFRAIN : « le lien entre revenu et activité ne doit pas être rompu. Dans notre société, ce n’est pas le revenu qui est un droit, c’est le travail. Rien ne serait plus grave que de laisser se développer l’idée folle selon laquelle il serait possible en France d’être payé à ne rien faire. Au revenu minimum doit indissociablement être lié une activité minimum. La solidarité, c’est donnant-donnant : la société verse une allocation, la personne s’engage à prendre ou à reprendre une place dans la société » (JO A.N., séance du 5 octobre 1988, p. 700) ; V., pour un aperçu plus complet des revendications avancées, R. LAFORE, « Les trois défis du RMI… », précité.

353 V. infra, 2e partie, titre 2, chapitres 1 et 2.

354 R. LAFORE, « Réflexion sur la construction juridique de la contrepartie », RFAS, 1996, pp. 11-25. Toutefois, le refus d’un bénéficiaire du RMI de signer un contrat d’insertion peut légalement justifier la suspension du versement de l’allocation par le Préfet (CE, 29 novembre 1999, Lipmanov, RFAS, 2000, p. 403, chr. Ph. LIGNEAU). Saisi de la question de savoir si une commune pouvait légalement créer des prestations facultatives à caractère social subordonnées à des contreparties, le Conseil d’Etat répondu très largement par l’affirmative (CE, 29 juin 2001, Commune de Mons en Bareoul, à paraître au Lebon : la création par une commune d'une allocation municipale d'habitation, sous la forme de secours ou de subventions individuelles subordonnée, dans un but d’insertion sociale, à une participation personnelle du bénéficiaire à des activités d'intérêt général ou d'utilité publique (telles que contribution bénévole au fonctionnement d'une association d'intérêt général..., intervention dans les travaux d'entretien des parties communes des immeubles collectifs H.L.M. ou du domaine communal ..., activités de formation...), limitée à 15 heures par trimestre à été jugée légale par le Conseil d’Etat, dès lors que le montant de l'allocation ne constitue pas la contrepartie d'un travail fourni par les bénéficiaires aux organismes auprès desquels ils effectuent des activités bénévoles mais répond à une finalité sociale d'insertion).

d’une réciprocité de devoirs355 et, d’autre part, dans le débat politique qui l’a entouré : certaines voix n’ont pas manqué de s’élever contre de prétendus « rentiers du chômage, qui veulent surtout ne pas (sic) chercher d’emploi et qui seront des assistés à vie »356, et qu’il conviendrait à ce titre de sanctionner financièrement, afin de mettre un terme à une « culture de l’inactivité »357.

CONCLUSION DU CHAPITRE

141. « C’est parce que la société civile est tenue de nourrir les individus qui en font partie qu’elle a également le droit de les obliger à se préoccuper de leur subsistance »358. La remarque d’Hegel se vérifie par delà les siècles et le droit traduit à l’évidence une permanence du devoir de travailler pesant sur tous, mais recevant une acception particulière lorsqu’il s’applique à ceux qui, s’ils ne s’acquittaient de cette obligation, pourraient prétendre survivre par une aide extérieure. L’ordre juridique instaure ainsi une contrainte d’intégration pesant sur les pauvres, qu’ils soient saisis dans une identité diabolisée (mendiants et vagabonds), ou dans une version tolérée (inaptes au travail).

Les premiers, dont le mode de vie témoigne d’une “asocialité” délibérée, encourent, en conséquence, une sanction juridique certaine : des ordonnances de François Ier bannissant les mendiants des villes aux arrêtés municipaux les plus contemporains, le rejet du vagabondage et de l’oisiveté des mendiants est identique. Dans ce cadre, l’assistance par le travail, dans son principe traditionnel jusqu’à ses manifestations les plus récentes, revêt un rôle central. Elle sert de témoignage au devoir impératif de travailler pesant historiquement sur le pauvre valide et de technique permettant de distinguer entre “bons” et “mauvais” pauvres. Les seconds, en revanche, bénéficient de cette protection évoquée par Hegel et l’ordre juridique se structure autour de la satisfaction de leur état de besoin.

355 Ainsi S. PAUGAM remarque que le contrat d’insertion, s’il ne constitue pas une réelle contrepartie en ce que l’insertion est plus considérée comme un objectif que comme un préalable au versement de l’allocation, traduit néanmoins la permanence du jugement libéral sur la nécessaire contribution du pauvre à l’amélioration de sa condition par des efforts personnels (La société et les pauvres, l’expérience du RMI, PUF, 1993, pp. 106 et s.) ; de même, P. ROSANVALLON remarque que le RMI est souvent subordonné à une condition « d’intégration des comportements (...) Dans les comités locaux d’insertion, des élus locaux, des travailleurs sociaux vont considérer qu’untel a fait des efforts, qu’il ne boit plus, qu’il a suivi un stage. On fait dépendre le versement d’une allocation d’une évaluation du comportement, même si, dans les faits, ce principe est variable. Le droit change alors de sens (...) Le travailleur social vérifie désormais que des individus méritent une allocation » (« L’Etat et les régulations sociales… », article précité, p. 28).

356 J.C., « À propos du débat sur la mendicité », Rev. administrative, 1995, p. 513.

357 L’expression a été employée en juillet 1995 par E. RAOULT, alors ministre de l’Intégration et de la lutte contre l’exclusion.

358 G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, ou droit naturel et science de l’Etat en abrégé, § 240 add., réed. J. Vrin éd., 1982, p. 249.

CHAPITRE 2

PAUVRETÉ ET BESOIN, OU LA CONSTRUCTION

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