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La redistribution fiscale

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 103-106)

§ 2- Les techniques juridiques

A- La redistribution fiscale

86. La redistribution financière au profit des pauvres est un principe ancien. Un

des plus vieux exemples de taxation reposant sur cette idée est certainement offert par le « droit des pauvres », pratiqué de façon quasi continue de l’Ancien Régime à 1941. Cette taxe sur les spectacles, perçue dans une proportion variable sur le prix des billets d’entrée aux manifestations culturelles et artistiques, était un “impôt sur le plaisir” destiné à financer l’accueil et le soin des indigents dans les hôpitaux. Cette idée d’une « contribution légitime au soulagement de la douleur et de l’indigence par ceux qui s’amusent »91 constitue, parmi d’autres exemples92, une illustration de l’ancienneté de cette recherche de correction des inégalités sociales par une redistribution fiscale verticale.

Cette conjugaison des principes de solidarité et d’égalité à travers des mécanismes de redistribution fiscale a connu une extension considérable au XXe siècle avec l’épanouissement de la doctrine de l’interventionnisme social, laquelle cherche à réduire les trop grandes disparités de revenu et a pour finalité la réalisation d’une justice sociale par l’impôt93. L’objectif qu’elle poursuit est de permettre, grâce à une répartition inégale de la charge fiscale, une réduction des trop grandes différences de fortune. « L’impôt neutre, pourvoyeur du Trésor, n’autorise qu’une justice purement statique, superficielle et confortant l’ordre social établi. Le réformisme fiscal recherche au contraire une justice agissante, remédiant aux inégalités, corrigeant les torts »94. L’impôt se dote désormais d’une mission sociale : il représente l’expression d’une volonté politique tendant à promouvoir davantage d’égalité réelle et se présente comme une technique de réduction des

89 V. en ce sens G. LAROQUE : « le souci de redistribution vient de l’idée d’égalité. L’un des objectifs de la société est de donner à tous des espérances d’utilité à la naissance peu différentes. Comme il n’y a pas de mécanismes d’assurance, la puissance publique, par la redistribution, cherche à remédier à cette déficience du marché ex post » (Fiscalité et redistribution, C.A.E., La D.F., 1999, p. 55).

90 Il convient toutefois de souligner que la redistribution comporte plusieurs dimensions : elle peut être verticale, des riches vers les pauvres, mais aussi horizontale, entre différentes catégories de la population : redistribution entre hommes et femmes, entre différentes catégories socioprofessionnelles… Seule la première sera étudiée ici.

91 S. RIQUIER, précité, « Financer l’hôpital : le droit des Pauvres est-il sacré ? », Depuis cent ans, la société, l’hôpital et les pauvres, éd. Doin, 1996, p. 92.

92 On peut ainsi penser à l’affectation du produit des concessions des cimetières au début du XIXe siècle ou à la vignette automobile que certains auteurs ont comparée au droit des pauvres, en ce qu’elle était présentée, lors de son instauration, comme une taxe dont le produit devait normalement améliorer les conditions d’existence des vieillards aux ressources insuffisantes ; V. en ce sens, G. ORSONI,

L’évolution de la notion d’impôt, Thèse Aix en Provence, 1975, p. 528.

93 V. sur ce point J.-C. MERIGOT, « La justice fiscale : Variations sur un thème connu », Rev. de science et de législation financières, 1955, pp. 65 et s.

inégalités sociales grâce à la surimposition des plus grosses capacités contributives accompagnant l’exonération des plus faibles95. Les manifestations les plus récentes de cette préoccupation, telles que l’impôt de solidarité sur la fortune ou la péréquation intercommunale, l’illustrent.

1- L’impôt sur le revenu, exemple traditionnel de redistribution fiscale

87. L’instauration, au début du siècle, de l’impôt sur le revenu et de sa progressivité, se voulait une mesure fondée non seulement sur la solidarité mais aussi l’égalité : annonçant en 1895 tout à la fois l’institution d’un impôt général sur le revenu et le développement de l’assistance publique, L. Bourgeois soulignait l’unité de son objectif : diminuer l’inégalité96. D’emblée était donc affirmés non seulement la vocation redistributive de l’impôt sur le revenu, mais aussi les fondements sur lesquels cette fonction reposait, à savoir les principes d’égalité et de solidarité. Ces principes se sont consolidés tout au long du XXe siècle, au prix d’une profonde mutation du principe d’égalité. Comme l’analyse M. Borgetto, l’impôt sur le revenu a permis de passer, d’une part, d’une égalité formelle à une égalité concrète, en prenant en compte, à travers sa progressivité, la capacité contributive réelle de chacun, et, d’autre part, d’une égalité devant l’impôt à une égalité par l’impôt, grâce à son utilisation comme moyen de lutte contre les inégalités de fait97. Or, il est évident que cette évolution du principe d’égalité s’est faite non seulement au nom du principe de solidarité98 mais également par l’application de celui-ci.

L’exemple des liens établis par les pouvoirs publics entre revenu minimum d’insertion et impôt de solidarité sur la fortune est particulièrement éclairant. L’impôt sur les grandes fortunes se présentait en 1981 comme un moyen de réduction des inégalités de patrimoine. Rétabli en 1988 sous la forme de l’impôt de solidarité sur la fortune, il est très explicitement lié à l’idée de solidarité99, puisque destiné à assurer le financement du RMI. Il s’agissait, selon les propos du Premier Ministre de l’époque « de demander à ceux qui ont beaucoup de faire un geste qui n’est pas très important, de telle sorte que ceux qui n’ont rien disposent d’un peu plus (...). Il n’y a pas de solidarité en effet si ceux qui ont le plus en sont dispensés, et la fortune crée des devoirs à l’égard de la société »100. Or, comme le remarque J. Chevallier, « même si la liaison ainsi établie entre ISF et RMI est factice, à la fois théoriquement puisque le principe d’universalité de l’impôt s’y oppose, et pratiquement dans la mesure où le produit de l’ISF est bien inférieur aux dépenses engagées au titre du RMI, l’idée simple mais efficace qu’il s’agit de “prendre aux riches pour donner aux pauvres” n’en est pas moins symptomatique d’une réactivation de la fonction redistributive de l’impôt »101. La mission de correction des inégalités de cet impôt sur le capital est même doublement remplie car il s’agit

95 V. en ce sens G. ORSONI, L’interventionnisme fiscal, PUF, 1995, spéc. p. 137.

96 G. ARDANT, Histoire de l’impôt, Livre II, Fayard, 1972, p. 405.

97 M. BORGETTO, « Egalité, solidarité...Equité ? », Le Préambule de la Constitution de 1946, antinomies juridiques et contradictions politiques, CURAPP, PUF, 1996, p. 246.

98 J.-M. PONTIER souligne l’importance de la solidarité, l’impôt constituant « l’expression possible la plus évidente de la solidarité nationale » (« De la solidarité nationale », RDP,1983, p. 922).

99 V., pour une analyse détaillée du discours politique de l’époque, J. CHEVALLIER, « La résurgence du thème de la solidarité », La solidarité, un sentiment républicain, CURAPP, 1992, pp. 117-120.

100 P. BEREGOVOY, 4 octobre 1988, JO Déb. A.N., p. 634.

de prendre à ceux qui ont le plus, corrigeant de la sorte les inégalités “par le haut”, pour le redistribuer à ceux qui ont le moins et atténuer ainsi les inégalités “par le bas”102. Cette volonté se retrouve à l’identique dans l’exemple de la péréquation intercommunale.

2- La péréquation intercommunale, exemple récent de redistribution fiscale

88. La notion de péréquation est ancienne, le terme provenant du latin

perequaere signifiant égaliser et était utilisé au XVe siècle dans le sens d’une répartition équitable de l’impôt. La péréquation fiscale se donne ainsi pour objectif d’assurer « l’uniformité des conditions de vie et (la) cohésion de la société »103, en réduisant les inégalités. Si l’idée d’une péréquation entre les ressources des collectivités locales riches et celles déshéritées n’est pas nouvelle, elle a pris une importance particulière dans les années quatre-vingt-dix, parallèlement à la prise de conscience des inégalités entre les collectivités et au développement des politiques de la ville. Ainsi, F. Mitterrand annonçait-il en décembre 1990 la naissance d’un instrument chargé d’assurer la solidarité financière entre les communes « en retirant quelque chose à ceux qui ont beaucoup pour donner davantage à ceux qui n’ont rien ». La mesure fut réalisée par la loi du 13 mai 1991 instaurant la dotation de solidarité urbaine, dont la vocation était de « contribuer à l’amélioration des conditions de vie dans les communes urbaines confrontées à une insuffisance de leurs ressources et supportant des charges élevées »104. L’idée de redistribution et de correction des inégalités sous-tendait l’objet de la loi105. Il s’agissait, selon le Ministre de l’Intérieur de l’époque, d’un mécanisme simple de redistribution devant permettre « de corriger les situations les plus criantes, d’aider les communes défavorisées, de venir en aide aux populations en difficulté »106, bref d’instaurer davantage d’égalité concrète entre les habitants des collectivités locales sur le fondement d’une solidarité intercommunale, le tout dans une perspective de cohésion sociale107. Certes, les modifications introduites par la suite108 ont eu pour

102 Cependant, hormis la valeur symbolique de l’ISF, il convient de nuancer la réalité de l’effet redistributif des mécanismes de taxation directe, différentes études ayant prouvé leur faible impact sur la réduction des inégalités, par delà les objectifs affichés. V. en ce sens F. BOURGUIGNON, Fiscalité et redistribution, La D.F., 1999, pp. 11-50 ; B. DUCAMIN, Rapport de la commission d’études des prélèvements fiscaux et sociaux pesant sur les ménages, La D.F., 1996.

103 P.B. SPAHN, « Le fédéralisme financier en République fédérale d’Allemagne », RFFP, n° 20, 1987, p. 37.

104 A. 7 de la loi n° 91-429 du 13 mai 1991, instituant une dotation de solidarité urbaine et un fonds de solidarité des communes de la région d’Ile de France, JO, 14 mai 1991, p. 6329 ; pour une analyse de l’origine, des principes et de l’évolution de cette loi : E. DESCHAMPS, Le droit public et la ségrégation urbaine (1943-1997), LGDJ, Bibl. de droit public, 1998.

105 Dans un sens identique, la création du fonds de solidarité des communes de la Région d’Ile de France a pour objet « de contribuer à l’amélioration des conditions de vie dans les communes urbaines d’Ile de France supportant des charges particulières au regard de besoins sociaux de leur population sans disposer de ressources fiscales suffisantes » (a. L. 263-13 du Code des Communes, loi du 13 mai 1991).

106 Ph. MARCHAND, discussion à l’Assemblée Nationale sur le projet de loi relative à la dotation globale de fonctionnement, séance du 20 mars 1991, JO Déb. AN, 21 mars 1991, p. 74.

107 V. en ce sens les propos du Ministre de l’Aménagement du Territoire, M. DELEBARRE : « Ce qui est en jeu ici, (…) c’est notre cohésion sociale » (JO Deb. A.N., 21 mars 1991, p. 82).

108 Loi n° 93-1436 du 31 décembre 1993 portant réforme de la dotation globale de fonctionnement : la dotation est désormais alimentée par l’ensemble des communes, par prélèvement sur la dotation d’aménagement, et non plus par quelques-unes, ce qui a pour effet d’appeler toutes les communes à financer l’effort de solidarité ; pour une analyse : E. DESCHAMPS, thèse précitée, pp. 260 et s.

effet de changer l’orientation de la loi : l’abandon du système “Mandrin” (prendre aux plus riches pour donner aux plus pauvres) n’ôte toutefois pas au mécanisme son caractère redistributif. Il atténue moins les écarts de richesse entre les communes mais a toujours pour finalité une aide aux collectivités les plus défavorisées.

Que ce soit dans ses instruments traditionnels ou les plus récents, la redistribution fiscale entend avoir pour effet de corriger les inégalités et d’assurer l’égalité concrète par la solidarité, en un mot de promouvoir une cohésion sociale par un lissage des inégalités. La redistribution sociale, à laquelle elle est intrinsèquement liée, est dotée d’objectifs semblables.

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 103-106)