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La naissance d’un thème politique

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 91-94)

ou l’impératif démocratique de réduction des inégalités

A- La naissance d’un thème politique

79. La cohésion sociale est devenue, dans les années quatre-vingt, une notion centrale du discours politique. En dépit de son caractère récent, elle a pris une importance telle que le Commissariat Général au Plan a pu affirmer que « chaque politique publique, mais aussi chaque décision économique, doit être jaugée à l’aune de ses conséquences sur la cohésion sociale »21.

L’assertion permet de relever d’ores et déjà le caractère décisif de la notion dans le discours politique, sans pour autant lever toutes les ambiguïtés la caractérisant : présentée comme une donnée générale évidente pour tous, la cohésion sociale n’est jamais définie précisément22, ce qui conduit certains à lui prêter « une définition purement négative »23 : En effet, si le discours politique emploie systématiquement ce vocable en lieu et place d’autres plus habituels dans l’histoire et le vocabulaire politique (tels qu’union nationale, paix sociale, consensus politique, unité nationale…), il fait silence sur ce qu’elle recouvre positivement. Or, en contrepoint de ce silence, se déverse un flot de menaces apocalyptiques, précisément décrites quant à elles : “fracture sociale”, “rupture”, “nouvelles

19 F. RANGEON, L’idéologie de l’intérêt général, Economica, 1986, p. 189 ; l’auteur ajoutant plus loin que, « sur le plan social, l’intérêt général est (...) associé à l’idée de solidarité » (p. 191).

20 Id., p. 189 ; à noter, toutefois, que le Conseil d’Etat souligne la divergence existant entre ces deux approches quant à la place reconnue à l’Etat. En effet, pour le courant libéral, la mission de l’Etat est plus de protéger la liberté de l’individu, tandis que pour le courant volontariste, ce dernier doit avant tout garantir la souveraineté de la volonté collective (Rapport public 1999, précit., p. 261).

21 COMMISSARIAT GENERAL AU PLAN, Cohésion sociale et prévention de l’exclusion, rapport du

XIe plan, La D.F., 1993, p. 39.

22 A cet égard, le rapport précité du Commissariat général au Plan constitue un exemple topique. Il consacre une analyse approfondie aux moyens de restaurer la cohésion sociale sans jamais préciser le sens qu’il confère à la notion.

23 P. TOLILA, « La cohésion sociale menacée : enquête sur une inquiétante étrangeté », Le Banquet, revue du CERAP, 1995, n° 6, pp. 231- 242.

pauvretés”, “augmentation des inégalités”, “effondrement des valeurs morales”, “désintégration de la famille”, “exclusion”24… C’est donc plus l’absence de cohésion sociale qui est mise en exergue, dans une ambiance alarmiste25, que le contenu même du concept.

Pourtant, une définition semble possible. La cohésion étant, dans le vocabulaire courant, un ensemble dont les parties sont unies, harmonisées, une force qui unit entre elle les différentes parties d’une substance matérielle, la cohésion sociale peut s’appréhender comme « cet état minimal mais essentiel d’union nécessaire à l’existence de tout corps social »26 dont l’affaiblissement fragilise un pays.

De plus, la lecture des discours politiques montre une précision croissante dans le contenu conféré à ce concept. Il apparaît pour la première fois durant la première cohabitation, le Président de la République se présentant comme le garant de la cohésion sociale27 et trouve, de façon assez discrète, un premier emploi dans le débat sur le RMI en 198828. Le terme se retrouve par la suite dans des contextes divers29 jusqu’au discours prononcé par J. Chirac le 17 février 1995 lançant la thématique promise à un grand succès de la “fracture sociale”. Dès lors, la menace pesant sur la cohésion sociale est présentée sous un jour médical, comme une maladie ou un accident affectant le corps social30.

24 En témoigne, à titre d’exemple et parmi de nombreux autres, l’ouvrage de M.-T. JOIN-LAMBERT (précit., p. 64) qui, analysant les « tendances à l’affaiblissement de la cohésion sociale », souligne notamment le chômage qui l’affecte « à la manière d’un cancer », le vieillissement de la population, l’éclatement de la structure familiale, l’évolution de l’attitude des jeunes, etc.

25 Comme en attestent certaines unes de journaux, tels que le dossier du Monde, 20 avril 1993 : « La cohésion sociale ou le chaos », ou celui d’Espace social Européen, 19 février 1993 : « Perdre la cohésion sociale, un risque majeur ».

26 P. AUVERGNON, Union européenne et cohésion sociale, MSHA, 1998, p. 10.

27 Sans que le terme soit alors nettement distingué de celui de « cohésion nationale » ; V. sur ce point l’interprétation faite par F. Mitterrand des attributions présidentielles issues de l’article 5 de la Constitution in F. LUCHAIRE et G. CONAC, Le droit constitutionnel de la cohabitation, Economica, 1989, p. 55 et Pouvoirs, n° 38, chr. constitutionnelle française, p. 191.

28 L’exposé des motifs du projet de loi se concluait en effet par l’affirmation selon laquelle le RMI est « un dispositif de grande ampleur, nécessaire à la cohésion sociale du pays ».

29 Ainsi une déclaration du Président de la République F. Mitterrand affirmant que « la cohésion sociale serait menacée si l’on ne cherche pas à défendre l’intérêt de ces millions de gens qui sont considérés comme des petites gens, les salariés modestes mais aussi ceux qui ne sont pas salariés et qui sont à la limite de l’exclusion » (L’heure de vérité, Antenne 2, 25 octobre 1993 ), ou du ministre de la Culture J. Toubon soulignant que « la culture, dans un environnement extrêmement difficile où la cohésion sociale peut chanceler, doit retrouver son rôle de creuset où se forgent l’intégration et le progrès » Le Monde, 13 janvier 1994.

30 En témoignent les propos du secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire d’urgence devant l’Assemblée nationale, X. EMMANUELLI : « si, en médecine, la fracture est désignée comme une lésion osseuse formée par une solution de continuité avec ou sans déplacement de fragments, dans tous les cas elle est d’abord une souffrance. A ce titre, je trouve l’analogie appliquée au domaine social terriblement parlante, car tout y est : la lésion, qui est une blessure touchant l’os, élément constitutif de la charpente, du squelette, lequel nous fait tenir debout, et constitue le fondement anatomique de l’identité et de l’autonomie de l’homme. S’il y a une solution de continuité, c’est ce fondement même qui est atteint », 15 avril 1997, 2e séance, J.O Déb. A.N., 16 avril 1997, p. 2463 ; pour une analyse de l’emploi du terme de fracture sociale : J.-M. BELORGEY, « La fracture sociale : le mot et la chose ou du slogan au concept »,

En 1997, la discussion d’un projet de loi d’orientation dénommé de façon significative « renforcement de la cohésion sociale » permet encore d’en clarifier le sens. Le Premier Ministre affirmant alors que la France doit demeurer « une nation rassemblée en une communauté solidaire », « l’idéal républicain dessin(ant) le cadre qui nous permettra de restaurer notre cohésion sociale et nationale »31. Le projet de loi, déposé en vertu du rôle de « garant du lien social » tenu par l’Etat32, disposait en son article 1er que « la lutte contre les exclusions sociales constitue un impératif national »33, les travaux parlementaires soulignant l’urgence et la nécessité de lutter contre « l’apartheid social »34 que la montée de la pauvreté et de l’exclusion avait entraîné. De même, le Ministre du travail et des Affaires Sociales soulignait combien « outre la fraternité, la cohésion sociale assure aussi la stabilité de la société. En agissant ainsi, nous consolidons donc notre communauté nationale, nous construisons une communauté plus solide à l’abri des déchirures sociales »35. Un an plus tard, son successeur, bien que de sensibilité politique opposée, reprenait sensiblement la même analyse : « la cohésion sociale repose sur l’adhésion collective à une communauté de valeurs et de destin. (...) C’est la République qui nous unit en une même volonté de vivre ensemble. Elle demeure (...) le fondement de l’égalité des chances et la base de l’intégration »36.

Le lien établi par les responsables gouvernementaux entre cohésion et principes républicains est significatif : la cohésion sociale recouvre à la fois l’adhésion à l’idéal républicain et sa mise en œuvre concrète, par des mesures de solidarité tendant à assurer l’égalité, le tout dans une perspective d’intégration. La cohésion sociale est donc consubstantielle au triptyque républicain37. En ce sens, elle s’impose comme le dernier avatar de la solidarité, reprenant et associant ses deux éléments constitutifs : un impératif de conservation du lien social, d’intégration sociale, et un élément affectif, une foi commune dans les principes fondateurs de la République, les deux se confortant mutuellement. A ce titre, la définition retenue par le Commissariat général au Plan s’avère exacte, lorsqu’il voit dans la cohésion sociale « l’ensemble des processus sociaux qui contribuent à ce que les individus aient le sentiment d’appartenir à une même communauté et se sentent reconnus

comme appartenant à cette communauté. “Appartenance” et “reconnaissance”

renvoient tout à la fois à des valeurs partagées et à une communauté d’intérêts et fondent l’adhésion aux normes et règles du jeu de la communauté, ainsi que leur respect »38.

31 A. JUPPE, 15 avril 1997, 2e séance, J.O Déb. A.N., 16 avril 1997, p. 2457.

32 A. JUPPE, id., p. 2459.

33 « Fondé sur le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains » ; sur ce point, V. infra, 2e partie, titre 2, chapitre 1, § 259-260.

34 Ch. DUPUY, 16 avril 1997, 2e séance, J.O Déb. A.N., 17 avril 1997, p. 2562.

35 J. BARROT, 15 avril 1997, 2e séance, J.O Déb. A.N., 16 avril 1997, p. 2462.

36 M. AUBRY, 5 mai 1998, 2e séance, J.O Déb. A.N., 6 mai 1998, p. 3401.

37 Comme en témoigne la définition d’un député à l’Assemblé : « une vraie cohésion sociale devrait recouvrir un sentiment fort d’appartenir à une communauté d’êtres humains responsables de la marche en avant de chacun, sans laisser personne sur le bord du chemin. (...) Cette vraie cohésion sociale est tissée par des liens véritables de liberté, d’égalité et de fraternité » (B. ISAAC-SIBILLE, 5 mai 1998, 2e

séance, J.O Déb. A.N., 6 mai 1998, p. 3427).

Or, la pauvreté constitue une menace indiscutable pour la cohésion sociale. L’idée est constamment avancée, tant par le législateur39 que par les commissions administratives40 ou les analystes contemporains41. Le constat d’une précarité et d’inégalités ayant pris une ampleur et une visibilité telles qu’elles ne permettent plus de les considérer comme transitoires et marginales fait juger indispensable l’intervention des pouvoirs publics. Le consensus politique est, sur ce point, remarquable : les interventions des députés de droite42 comme de gauche43 au cours de la discussion sur le projet de loi de 1997 se répondent parfaitement. Quelle que soit la majorité politique, le maintien de la cohésion sociale constitue un fondement à l’intervention publique dans la lutte contre la pauvreté. Les mesures prises en ce sens permettent de dégager un contenu juridique à ce concept politique.

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