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La Révolution française ou la condamnation d’un délit social

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 146-150)

LE DEVOIR D’INTÉGRATION DU PAUVRE

SECTION 1 LE REJET DU MENDIANT

B- La Révolution française ou la condamnation d’un délit social

La Révolution française marque un renouveau de l’analyse de la mendicité et du vagabondage (1), tout en maintenant le principe de strictes sanctions (2).

36 Cité par B. SCHNAPPER, précit., p. 156.

37 BRISSOT, Traité des lois criminelles, 1781, cité par R. CASTEL, « La question sociale... », précit., p. 22.

38 Les mendiants n’ayant pas de profession, ils pouvaient être regardés comme suspects de vagabondage et à ce titre arrêtés, selon les termes d’une circulaire d’exécution de cette ordonnance en date de 1767 (citée par H. PEQUIGNOT, Rapport du Conseil économique et social sur la lutte contre la pauvreté, JO, CES, 1979, p. 369) ; cette considérable extension fut d’ailleurs la raison pour laquelle le Parlement de Paris refusa d’enregistrer ce texte, en ce qu’il avait pour effet d’étendre la compétence des représentants du roi à l’ensemble des mendiants (V. sur ce point, Ch. PAULTRE, précit., pp. 381 et s).

39 Ch. PAULTRE note que de 1764 à 1777, plus de 100 000 mendiants furent capturés et, sur ce nombre, plus de 88 000 condamnés au renfermement dans des dépôts de mendicité, les autres ayant été envoyés aux galères (précit., p. 511). L’auteur constate que, si le système des dépôts de mendicité « ne détruisit pas la mendicité, il fit régner un calme et une sécurité relative dans les villes et les campagnes » (id., p. 425).

40 J.-F. WAGNIART, précit., p. 19.

41 L’actuel CASH de Nanterre, dépendant de la Préfecture de police de Paris et dans lequel sont amenés les SDF ramassés dans les rues de la capitale par une brigade de police spécifique, la BAPSA (V. sur ce point, infra, 2e partie, titre 1, chapitre 2, § 226), est issu de la transformation d’un ancien dépôt de mendicité crée en 1887.

1- Un renouveau de l’analyse

116. Les Lumières opèrent un renversement certain dans l’approche de la

mendicité. L’oisiveté et l’inutilité sont toujours sévèrement dénoncées, mais, rupture essentielle, elles sont relevées aux deux extrêmes de l’échelle sociale42. Pourtant, malgré ce constat d’un égal partage des responsabilités43, c’est bien l’oisiveté des pauvres, c’est-à-dire la mendicité, cette « grande question sociale du XVIIIe siècle »44, qui fait l’objet de toutes les attentions, car elle entraîne une charge directe pour l’Etat. Après tout, la fainéantise des riches, si opposée soit-elle aux termes du contrat social, ne constitue qu’un poids indirect pour la société, dans la seule mesure où ces derniers ne contribuent pas au développement de la richesse nationale. Or, il n’en va pas de même de l’oisiveté du mendiant et du vagabond. Dès lors que, d’une part, le principe de la liberté du travail est posé et, d’autre part, qu’un devoir d’assistance aux pauvres inaptes au travail est expressément reconnu, le refus de travailler et la persistance d’une vie oisive et/ou vagabonde ne peuvent provenir que d’un choix délibéré de l’individu. En effet, dans la pensée dominante de la fin du XVIIIe siècle, le problème de la mendicité est avant tout moral et non économique et social. Les “sans ouvrage” sont perçus comme des “sans courage”, et le vocabulaire utilisé à leur égard est significatif : la mendicité est une vermine, l’oisiveté est coupable et dangereuse45. De ce fait, la question de la mendicité mobilise l’attention des révolutionnaires et constitue l’angle d’approche du problème général de la pauvreté et de l’assistance, au point que le comité révolutionnaire chargé de proposer des réformes en ce domaine est significativement intitulé Comité pour l’extinction de la mendicité.

Pour le Comité, la mendicité constitue l’activité « anti-sociale »46 par excellence. En effet, « l’homme qui préfère la mendicité au travail met sa subsistance au hasard ; et ce malheur en est déjà un grand pour la société »47. L’idée que la mendicité puisse être autorisée en vertu des principes libéraux de libre choix et de responsabilité est soigneusement réfutée : sans doute, reconnaît le Comité, « à considérer l’action de mendier, uniquement en elle-même, et sans égard à ses conséquences, elle pourrait ne paraître qu’un exercice très simple de la liberté. (...) Le mendiant qui sollicite la charité des passants n’oblige pas les passants à l’assister ; il ne prétend obtenir d’eux qu’en les intéressant par sa misère. S’il n’obtient, ou s’il n’obtient qu’incomplètement, il a fait un mauvais calcul ; il eût pu, en travaillant, en faire un meilleur ; mais il était le maître de courir la chance dont il est victime ». Pourtant, ajoute-t-il, « la législation ne peut

42 Ph. SASSIER, précit., p. 169.

43 V., par ex., l’abbé de BEAUVAIS, « Et de quel droit la plupart des riches osent ils censurer les mœurs des pauvres (...) ? Vous leur reprochez leur oisiveté ; et où sont donc (...) vos grands travaux ? », « Sermon sur la misère des pauvres », Les avocats des pauvres ou sermons de Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fléchier…, Francart, 1814, T. 1, p. 257.

44 M. LEROY, Histoire des idées sociales en France, Gallimard, 1946, T. 1, p. 53, relatant les nombreux mémoires et écrits de l’époque stigmatisant le grand nombre de mendiants et vagabonds et les troubles en découlant.

45 J. BART, « La Révolution française, le manque d’ouvrage et le devoir de travailler », Les sans emploi et la loi, Calligramme, 1988, p. 17.

46 Sixième rapport, « De la répression de la mendicité », in C. BLOCH et A. TUETEY, Procès verbaux et rapports du Comité de mendicité de la constituante, 1790-1791, Imp. Nat., 1911, p. 512.

voir d’une manière isolée les actions des membres qui composent la société ; ce sont leurs conséquences qui les rendent réellement bonnes ou mauvaises, licites ou à défendre ». Or, les conséquences de la mendicité sont intrinsèquement néfastes : non seulement le mendiant, en consommant sans produire, « absorbe la subsistance d’un homme utile » et, « ne faisant rien pour l’utilité commune, (...) appauvrit la société par son oisiveté »48, mais, de surcroît, ce parasite est un criminel en puissance : « comme le moyen de la mendicité est alors le seul qu’il ait pour vivre, s’il lui manque, il doit être bien près d’en chercher de plus certains encore, et de plus dangereux. Commandé par la faim, il est en guerre avec tout ce qui l’environne, et la société est exposée aux entreprises du besoin, qui doit vouloir impérativement se satisfaire »49. De ce que l’état de mendicité est propice à la commission de crimes ou délits, le Comité en déduit que la mendicité est elle-même un délit50. La conclusion, logique, est rigoureuse : « il doit donc être réprimé, et l’homme qui l’exerce, être puni à autant de titres que tous ceux qui troublent, par d’autres délits plus ou moins graves, l’ordre public »51. Reste pour le Comité à concilier cette nécessaire répression avec la philosophie des droits de l’homme dont il est empreint. Il y parvient par un tour de passe hasardeux : rappelant que la liberté individuelle doit être entendue comme la faculté de faire toutes les actions qui ne compromettent ni l’intérêt général, ni l’intérêt légitime d’un autre, il affirme qu’il ne saurait y avoir de liberté de mendier, pas plus que de liberté de faire l’aumône. « Qu’on ne dise pas », s’exclame le Comité, « qu’un homme riche a le droit de donner son superflu à un être nuisible à la société, puisqu’alors cet homme se met en association de malveillance contre la chose publique. (...) Celui qui donne à un vagabond conspire (...) contre une partie de la société, comme le vagabond, en recevant gratuitement, conspire contre l’individu qu’il force à travailler pour lui ». Dès lors, il n’est pas douteux que « l’intérêt de la société et même les véritables principes de liberté et de propriété ordonnent la répression de la mendicité ». Cette répression est présentée comme tirant son origine du pacte social52 et, à ce titre, ne saurait violer un quelconque droit : « cette punition ne contrarie pas plus l’exercice des droits de l’homme que la punition d’un fripon ou d’un assassin »53. Bien plus, loin de porter atteinte aux droits de l’homme, « elle les maintient »54, à une condition essentielle toutefois : que le mendiant ait la possibilité de se procurer du travail, car, « sans cette condition, la répression serait à son tour une injustice, par conséquent un crime commis par la société »55.

Pour cette raison, le Comité propose d’établir une distinction entre mendiants domiciliés et vagabonds, mais qui, dans les faits, les assimile : le mendiant domicilié est appelé à bénéficier des secours de sa municipalité, où ses concitoyens, « s’ils le

48 Id., p. 512.

49 Id., p. 513.

50 « Cet état de fainéantise et de vagabondage, conduisant nécessairement au désordre et au crime, et les propageant, est donc véritablement un délit social », id., p. 513.

51 Id., p. 513.

52 « La répression de cet homme, qui, sans rien posséder, voudrait vivre sans travailler, n’est donc qu’une suite de la convention qu’il a faite lui même en se mettant en société, et à laquelle il ne peut manquer, sans mettre les autres en souffrance », Sixième rapport, précit., p. 512.

53 Id., p. 513.

54 Id., p. 512.

connaissent honnête et laborieux, ne le laisseront pas dans le besoin absolu. (...) La loi doit renvoyer le domicilié à la censure de ses parents, de ses concitoyens, de la police municipale de son village »56. Le vagabond doit être arrêté et renvoyé dans son village d’origine ou éconduit de France s’il est étranger. En tout état de cause, le mendiant est renvoyé dans son lieu d’attache, « où il a le droit aux secours ordonnés par la Constitution »57. En revanche, la récidive doit être sévèrement réprimée, car elle témoigne d’une incapacité à s’amender. Elle est sanctionnée par le placement en une maison de correction, voire par la transportation dans les colonies. Sanctions infiniment plus douces, on le voit, que celles prévues sous l’Ancien Régime, bien que la mendicité apparaisse comme plus coupable qu’elle ne l’était auparavant, dans cet ancien système où les secours étaient jugés aléatoires et insuffisants ; mais peines témoignant d’un identique souci : amender l’individu et protéger la société58. En ce sens, le Comité peut conclure que « l’exercice du droit d’arrêter un mendiant est donc non seulement un devoir de police, mais (...) aussi un acte de bienfaisance »59.

2- Les mesures coercitives adoptées

En 1789, les dépôts de mendicité, objets de toutes les critiques du Comité en raison de leur sévérité et de leur inefficacité à amender les individus, sont évacués et bon nombre de mendiants et vagabonds se répandent sur l’ensemble du territoire. Ch. Paultre, arrêtant son étude à cette date, remarque, non sans cynisme, qu’il aurait vraisemblablement été très difficile de se débarrasser de ce nombre prodigieux sans les guerres de l’époque60. Aussi, l’urgence soulignée dès 1791 par le député Vernier s’explique aisément : « il entre dans les premiers devoirs (...) d’une administration nationale et fraternelle de pourvoir aux besoins des hôpitaux destinés aux malades, aux infirmes, aux vieillards, aux enfants trouvés et abandonnés (...) et d’extirper le vagabondage et la mendicité »61. La distinction posée entre “bons” pauvres - ceux inaptes au travail - et “mauvais” pauvres - valides se livrant à la mendicité -, est explicite. Les premiers méritent des secours, les seconds un châtiment. L’année suivante, Barère rappellera ce principe : « la mendicité est incompatible avec le gouvernement populaire »62 et « dans une République bien ordonnée (...) le nom de mendiant est ignoré »63. Aussi, le rapport et le projet de décret présentés en 1792 par Bernard reprennent, sur ce point, les mêmes idées que celles du Comité de mendicité, le décret tendant à réprimer, dans son article 15, l’exercice de la

56 Sixième Rapport, p. 514.

57 Id., p. 514.

58 Les avantages de la transportation aux colonies sont particulièrement remarqués : « elle préserve la société de la contagion et du danger du crime, puisqu’elle enlève d’au milieu d’elle celui de qui elle pouvait les craindre » (p. 517) et est à même de lui permettre « une entière régénération ».

59 Id., p. 514.

60 Ch. PAULTRE, précit., p. 514.

61 VERNIER, Rapport sur les précautions à prendre pour distribuer les secours..., A.P., séance du 11 mai 1791, T. 25, p. 733.

62A.P., séance du 22 floréal an II (11mai 1794), T. 90, p. 247.

mendicité64, tout comme le feront, quelques mois plus tard, les lois du 19 mars 179365 et du 24 vendémiaire an II votée, pour cette dernière, sur le rapport Bô66.

Malgré ces dispositions et faute de moyens réels pour la mettre en œuvre, la politique répressive de la mendicité sous la Révolution est un échec. Le souci d’efficacité de Napoléon tente d’y remédier : sommant son ministre de l’Intérieur, de supprimer la mendicité dans un délai d’un mois ( ! ) ( « il faut qu’au commencement de la belle saison, la France présente le spectacle d’un pays sans mendiants »67), il croit trouver une solution dans l’érection de la mendicité en délit pénal.

II- Une longue incrimination pénale

Deux décrets-lois des 5 juillet et 22 décembre 1808, repris par les articles 263 à 282 du Code Pénal modifiés plusieurs fois, érigent alors mendicité et vagabondage en délits pénaux, jusqu’à leur abrogation expresse en 1994. Durant les deux siècles d’incrimination, une évolution sensible se remarque, tant dans les fondements de l’incrimination (A) que dans son application (B).

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