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La stricte délimitation des conditions d’accès à l’assistance

Dans le document Le droit public face à la pauvreté (Page 82-85)

DE LA MORALE AU DROIT SOCIAL

B- La solidarité, fondement des lois sociales

II- La stricte délimitation des conditions d’accès à l’assistance

74. La politique assistancielle de la IIIème République se caractérise par son refus d’instaurer un traitement global de la pauvreté. « Si le principe d’une solidarité collective devant la misère parait acquis », note Ph. Gumplowicz, « il semble bien que l’on soit décidé à en découdre avec “ces terribles parasites” irrespectueux du contrat social »300. Les parasites que l’auteur évoque sont au premier rang les mendiants et les vagabonds301. Mais, plus généralement, l’époque voit la prolifération d’une littérature témoignant d’une méfiance généralisée à l’égard des pauvres, perçus comme des profiteurs voire des usurpateurs. Que ces écrits émanent de juristes302 ou de journalistes303, tous mettent l’accent sur la nécessité d’organiser une assistance rigoureuse et avant tout sélective, réservant son bénéfice au seul « indigent qui se trouve temporairement ou définitivement dans l’impossibilité

298 A. MILLERAND, La politique sociale d’un Etat moderne, conférence tenue à Gand, cité par D. COCHART, « Démocratie politique, Démocratie sociale », Les usages sociaux du droit, CURAPP, 1989, p. 191.

299 C. BEC, « Classer les assistés », précit, p. 22.

300 Ph. GUMPLOWICZ, précit., p. 142.

301 V. sur ce point infra, 1ère partie, titre 2, chapitre 1, § 117 et 119.

302 V. en ce sens F. CHANTEAU, Vagabondage et mendicité, 1899.

303 Par ex. : L. PAULIAN, Paris qui mendie, 1893. Pour une analyse de la littérature de l’époque et de l’extraordinaire méfiance à l’égard des pauvres dont elle rendait compte, V., outre l’article précité de Ph. GUMPLOWICZ, J. DAMON, Des hommes en trop, éd. de l’Aube, 1995, pp. 27 et s.

physique de pourvoir aux nécessités de l’existence »304. En cela, cette conception de l’assistance se réfère directement à l’intérêt du groupe, qui serait menacé par la mise en place d’une assistance indiscernée. Une sélectivité de l’assistance apparaît nécessaire car « l’organisme social ne peut se révolter contre l’exploitation de la pitié publique que s’il est établi que ceux qui se livrent à cette exploitation étaient en état de vivre par leurs propres forces. Et quel autre moyen y-a-t-il d’opérer ce triage, sinon celui qui consiste à assurer l’existence des incapables dignes d’excuses ? (...) L’utilité générale exige que des précautions soient prises pour supprimer l’indigence imméritée, afin de réprimer l’indigence professionnelle, périlleuse pour la sécurité »305. Le même propos se trouve sous la plume du doyen Hauriou, pour qui « le péril est dans l’assistance à l’indigent adulte et valide »306.

Comment, dès lors, concilier la fonction intégratrice des mesures sociales avec ce refus de prendre en charge de façon indistincte la pauvreté ? Tout simplement en délimitant clairement au sein de la population française la fraction exacte des “ayants-droits”, en réponse à la question posée énergiquement par le fondateur de l’Assistance Publique : « il était parfaitement oiseux de répéter que “les secours sont une dette sacrée” si nous n’étions prêts à répondre aux questions suivantes : le devoir social du secours naît-il du seul fait de la pauvreté et s’applique-t-il en conséquence à toutes les catégories de pauvres ? Si à cette première question, l’on répond par la négative, quelles sont les catégories de pauvres auxquelles les secours sont dus ? »307. Le terme même d’“ayant-droit” ne doit pas faire illusion : il ne recouvre en aucune façon la reconnaissance d’un droit créance de l’individu. Un tel droit est unanimement refusé par les théoriciens de l’assistance et les juristes308, au point que l’on préfère évoquer la rencontre de deux devoirs, d’un devoir d’assistance pesant sur l’Etat et d’un devoir d’intégration incombant à l’individu. Il n’est qu’à rappeler les propos de députés de l’époque, pour qui « la même loi morale, qui prescrit à la société d’assister l’indigent dans ses souffrances et ses besoins, prescrit avec une égale force à l’indigent valide le travail, la prévoyance et l’économie qui seuls peuvent créer des moyens d’assistance. La véritable harmonie sociale résulte ainsi de l’accomplissement d’un double devoir et non de la coexistence d’un droit et d’un devoir »309.

75. Si cette opération de sélection dans les critères d’attribution s’est effectuée avec un « soin obsessionnel »310, c’est qu’elle conditionne l’aspect de l’assistance que les républicains entendent instaurer, une aide publique ordonnée sur le principe traditionnel d’incapacité au travail. Le devoir d’assistance pesant sur la société suppose que, « en retour, les membres qui la composent s’engagent à coopérer à “l’œuvre commune, le progrès et l’aisance de tous”. Par-là même, celui qui se

304 Résolution adoptée par le 1er Congrès international de l’Assistance Publique, 1900.

305 H. BERTHELEMY, précit., pp. X-XI.

306 M. HAURIOU, Principes de droit public, Sirey, 1910, p. 711.

307 H. MONOD, L’œuvre d’assistance de la IIIème République, 1909, cité par Ph. GUMPLOWICZ, précit., p. 143.

308 Sur ce point, V. infra, 2e partie, titre 1, chapitre 1, § 193-194.

309 ROUSSEL et MORVAN, Proposition de loi ayant pour objet l’organisation de l’assistance médicale dans les campagnes, Doc. Parl, séance du 9 juillet 1972, ann. 1281.

soustrait à ce pacte social se met hors du réseau d’assistance »311. Ce choix dans les bénéficiaires, cette sélection d’une “clientèle” témoigne bien de la fonction intégratrice assignée à l’assistance, tant par son action en direction des invalides que par son inaction à l’encontre des valides, qu’elle renvoie à leurs propres responsabilités. En ce sens, sa préoccupation essentielle est bien la conservation du groupe social et son fondement une solidarité entendue dans une acception large, comme un but au service d’un ordre social républicain à protéger et affermir.

C’est à cette sélection restrictive des bénéficiaires qu’est subordonnée la reconnaissance d’une stricte obligation de secours aux indigents pesant sur les pouvoirs publics. Car, en lui-même, le principe d’une telle obligation ne pose pas de problèmes particuliers et la majorité de la doctrine juridique de l’époque s’accorde à reconnaître l’existence d’un réel devoir de l’Etat d’assurer des secours. Ainsi, pour le Doyen Duguit, « il ne suffit pas que l’Etat ne porte aucune atteinte par ses lois au libre développement de l’activité individuelle, il faut encore que chacun puisse développer son activité individuelle. Par conséquent, si un individu est sans ressources et dans l’impossibilité de s’en procurer par son travail, parce qu’il est malade, infirme ou vieux, l’Etat doit lui assurer les moyens de se soigner et de se remettre, ou, s’il est incurable, les moyens de subsister. L’Etat doit faire des lois reconnaissant cette obligation et la mettant en œuvre »312. Plus encore, ajoute-t-il, il s’agit d’un « devoir juridique s’imposant rigoureusement à lui »313. Le Doyen Hauriou ne dit pas autre chose : « c’est à un véritable devoir, non pas à un vague sentiment d’humanité, que la société obéit »314 lorsqu’elle accorde des secours aux indigents.

En ce sens, l’unanimité des deux maîtres fait écho au consensus ayant régné dans les milieux parlementaires et M. Borgetto a démontré les très faibles oppositions de principe à la reconnaissance d’une obligation de l’Etat, au moins en ce qui concerne l’adoption des lois de 1893 sur l’assistance médicale gratuite et de 1905 relative à l’assistance aux vieillards315. Très largement acceptée dans son principe, l’obligation de l’Etat est consacrée à travers les différents textes d’assistance aux indigents. A l’instar de la loi 15 juillet 1893, tous affirment le caractère obligatoire de l’organisation du service et des dépenses nécessaires à son fonctionnement et prévoient des procédures d’inscription d’office de celles-ci en cas de carence ou de refus de la collectivité débitrice. Ces principes valent pour toutes

311 Ph. GUMPLOWICZ, précit., p. 143, citant H. MONOD, L’assistance publique en France de 1899 à 1900.

312 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Boccard, 3e éd., 1930, T. 3, p. 675.

313 Id., p. 686 : « On ne saurait méconnaître que c’est un devoir juridique s’imposant rigoureusement à un Etat civilisé, d’assurer gratuitement à tous ses nationaux un minimum d’instruction, à tous ceux qui sont en état de travailler la possibilité de se procurer, par un travail suffisamment rémunérateur et n’excédant pas leur force, les moyens de subsistance pour eux et pour leur famille. Enfin, c’est un devoir strict pour l’Etat de donner assistance à ceux qui, à raison de leur âge, de leurs infirmités ou de leurs maladies, sont dans l’impossibilité de travailler ou même d’accomplir un travail suffisamment rémunérateur ».

314 M. HAURIOU, « Des services d’assistance », Revue d’économie politique, 1891, p. 615. Le Doyen fondait cette obligation de l’Etat sur une idée de réparation : « si l’humanité seule était en cause, la bienfaisance privée, si ingénieuse, pourrait décharger la société de sa tâche. Mais la société doit assister parce qu’au fond, c’est elle qui est en partie responsable. Si son organisation était meilleure, il n’y aurait sans doute pas autant de pauvres, autant de malades »(id., p. 615).

les autres lois d’assistance, que ce soit celle du 27 juin 1904 sur les enfants assistés, celle du 14 juillet 1905 accordant aux vieillards, infirmes et incurables une pension ou un placement gratuit dans un établissement public, celles des 17 juin et 30 juillet 1913 accordant une allocation aux femmes en couches privées de ressources ou encore celle du 14 juillet 1913 sur l’assistance aux familles nécessiteuses316. Quant aux secours à apporter aux valides, il ne saurait en être question. La naissance de la problématique moderne du chômage317 ne transforme en rien l’idée que seul l’inapte au travail peut être secouru. L’embryon d’indemnisation de l’ouvrier à la recherche d’un emploi est confié aux caisses de chômage syndicales et soumis à des conditions très strictes portant tout à la fois sur les cotisations régulièrement versées et sur la recherche active et contrôlée d’un nouvel emploi318.

A tous égards, l’œuvre de la IIIème République en matière de secours aux indigents s’avère fondamentale, tant en ce qui concerne les fondements que les modalités des secours à la pauvreté. Introduisant dans le vocabulaire politique et juridique une notion nouvelle destinée à un riche avenir, la solidarité, elle érige sur ce fondement les bases conceptuelles de notre système contemporain de protection sociale. Désormais, « il s’agira beaucoup moins, pour les pouvoirs publics, de transformer en profondeur les règles régissant l’aide et l’action sociales que de les adapter à l’évolution d’ensemble et, en particulier, à la situation nouvelle créée par l’institution de la Sécurité sociale »319. Ainsi, la réforme du 29 novembre 1953, transformant l’Assistance publique en Aide sociale, n’opère pas un bouleversement des principes fondamentaux, et maintient « la forme typiquement française de l’Assistance » qui réside, selon un commentateur de l’époque, « dans l’existence de conditions particulières justifiant l’intervention des collectivités (vieillesse, infirmité, maladies), et non une assistance purement économique comme elle se pratique notamment dans les pays anglo-saxons »320.

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