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Le soutien royal aux prétentions de l’ évêque de Grasse En 1727, la mort de Philippe de Vendôme, abbé

commendataire de l’ abbaye depuis 1662, marque le début des revendications des évêques de Grasse sur le patrimoine lérinien qui perdurent jusqu’ à leur victoire en 1786321. Elles participent de la

modification de l’ appréhension que la monarchie a de la place de l’ abbaye de Lérins dans l’ Église. Ces prétentions ne sont pas nouvelles et remontent aux évêques de Grasse, monseigneur Isnard et Jean André Grimaldi, les deux premiers abbés commendataires322. Toutefois, au xviie  siècle et

jusqu’ en 1727, les abbés commendataires sont

des princes du sang et des grands prélats que le bénéfice principal (évêché ou archevêché) ou la vie mondaine tient éloignés de l’ abbaye. Celle-ci représente essentiellement un objet de prestige et un complément de revenus, même si pour certains tout enjeu de réforme n’ est pas étranger. À l’ inverse, l’ évêque de Grasse, monseigneur d’ Antelmy, nommé par Louis XV à l’ abbaye de Saint-Honorat, pour succéder à Philippe de Vendôme, conçoit autrement cet apport que constitue la dignité abbatiale. Elle ne doit pas se réduire à un palliatif pour augmenter ses revenus personnels, mais assurer définitivement à l’ évêché

non habeat ubi reclinet caput suum318». Le 24 mars

1661, c’ est avec soulagement que les moines du monastère obtiennent une immission de possession de l’ abbaye après le décès du cardinal, abbé commendataire319. Toutefois, Louis  XIV

renoue avec la pratique de la commende dont il pourvoit l’ arrière-petit-fils d’ Henri IV, issu d’ une union illégitime, Philippe de Vendôme. C’ est sans compter l’ appui du pape qui refuse ses bulles de provision au candidat du roi qui doit se

contenter des revenus de la mense abbatiale sans les pouvoirs que confère la dignité elle-même. L’ abbaye de Lérins – comme d’ autres bénéfices – devient l’ un des moyens pour le pape de marquer son opposition à la politique de Louis XIV qui ne cesse de 1662 à 1689 de mettre en cause le pouvoir du pape et d’ affirmer son indépendance à l’ égard de Rome.

de Grasse l’ assise financière qui lui fait défaut323

–  cet évêché est l’ un des moins bien dotés du royaume de France324. Par ailleurs, il souhaite

asseoir plus largement son autorité sur cette fondation et obtenir la juridiction sur les religieux lériniens qui relèvent directement du Saint-Siège. Aussi, il décide de ne pas accomplir la mission que lui ont confiée les religieux de Saint-Honorat, moyennant l’ octroi d’ une pension de 4 000 livres sur les revenus de l’ abbaye  : obtenir l’ union de la mense abbatiale à la mense conventuelle et l’ extinction de la commende. En 1732, c’ est l’ union de la mense abbatiale au profit de l’ évêché qu’ il sollicite auprès de la Cour. Disposant des faveurs du cardinal de Fleury, Premier ministre de Louis XV, du chancelier et du garde des Sceaux, il est nommé, par brevet royal du 18 janvier 1732, à l’ abbaye « à effet d’ unir les revenus, les droits de la mense abbatiale de ladite abbaye à l’ évêché de Grasse325  ». Les religieux s’ élèvent

contre cette trahison, portent l’ affaire par- devant le Conseil du roi et font parallèlement opposition en cour de Rome à l’ octroi d’ une bulle d’ union qui sanctionnerait, outre le maintien de la commende, la sécularisation prochaine des revenus et biens attachés à la dignité abbatiale. L’ avantage étant du côté de l’ évêque de Grasse, les religieux passent un concordat avec celui- ci, le 6 octobre 1735, pour régler le procès à l’ amiable. Dom Jordany, procureur des moines, reconnaît pour le compte de l’ abbaye le brevet du roi, l’ union de la mense abbatiale à l’ évêché de Grasse et la nullité de l’ agrégation du monastère de Lérins à la congrégation italienne. Par ces concessions exorbitantes, les moines espèrent limiter les pertes patrimoniales que monseigneur d’ Antelmy leur fait encourir. En effet, celui-ci, en mettant en cause l’ union à la congrégation de Sainte-Justine, conteste la validité du texte qui la fonde, la bulle d’ union de Léon X de 1515 ainsi que les concessions accordées par Augustin

Grimaldi que la bulle entérine : le rattachement des prieurés de La Napoule, Vallauris et Vintimille à la mense conventuelle. Il s’ agit des biens les plus rentables et les mieux dotés de leur patrimoine. Cette négociation ne met pas fin au litige : les religieux divisés sur la conduite à tenir refusent finalement de faire homologuer le concordat par le roi et poursuivent les procédures engagées. L’ enjeu est double pour eux : sauver l’ union pour des raisons d’ ordre spirituel et temporel.

Les parties multiplient les mémoires à l’ attention du roi et de son Conseil. Mais le monarque est acquis à la cause de l’ évêque de Grasse. De fait, celui-ci se pose en défenseur et des droits de l’ épiscopat et de l’ État : « L’ union de ce monastère au Mont-Cassin quant au régime seulement et au spirituel est préjudiciable au bien de l’ Église et de l’ État326. » Au-delà de l’ argument financier

(l’ insuffisance des revenus de l’ évêché) qui est premier –  c’ est son objectif personnel  –, il montre que l’ union de l’ abbaye à la congrégation de Sainte-Justine met en cause le droit de nomination royale, puisque les statuts cassiniens, appliqués à Lérins, prévoient l’ élection d’ un abbé régulier tous les six ans. Elle menace en outre la sécurité du royaume327. L’ enjeu stratégique n’ a

effectivement pas disparu.

En fait, pour atteindre ses visées financières, monseigneur d’ Antelmy pense qu’ il est nécessaire d’ obtenir l’ annulation de cette union (rétablie depuis 1645) et de la bulle de 1515 qui établit juridiquement les droits du monastère sur l’ abbaye. La nécessité de restauration monastique n’ est pas à l’ origine de son projet. Ce n’ est que dans un second temps, en 1739, avec la publication des Observations de M. l’ évêque de Grasse328, que

ce prétexte est avancé par le prélat pour obtenir la révocation de l’ union. Ce mémoire marque un tournant dans l’ opposition entre l’ évêque et les moines de Saint-Honorat. Après quatre ans

de litige, monseigneur d’ Antelmy décide de s’ en prendre à la réputation prestigieuse de l’ abbaye pour emporter la bataille. Il expose à la connaissance de l’ opinion publique les abus et vices dont il a pu constater le développement dans la communauté religieuse, signes à ses yeux de la décadence du monastère, et dont la cause est l’ union à la congrégation de Sainte-Justine. Ce n’ est pas non plus par souci de réforme que le roi tranche finalement en faveur de l’ évêque, mais pour donner satisfaction à un prélat dont il juge le rôle essentiel dans l’ Église, et affirmer du même coup sa royale autorité sur cette fondation régulière. Par arrêt du Conseil d’ État du 5 septembre 1739, Louis XV déclare nulle et abusive la bulle d’ union de Léon X et ordonne aux religieux de Saint-Honorat de s’ unir à une autre congrégation de l’ ordre de Saint-Benoît dont le chef d’ ordre doit obligatoirement être établi dans le royaume, principe qui est imposé à toutes abbayes exemptes depuis l’ ordonnance de Blois de 1579. Dans l’ intervalle, l’ abbaye est soumise à la juridiction de l’ évêque. Le but est d’ une part d’ écarter les risques de la présence étrangère et d’ autre part d’ intégrer à l’ Église gallicane une abbaye, dont la position fait figure d’ exception dans le paysage monastique français marqué par l’ influence des congrégations réformées de Saint-Vanne et Saint-Maur depuis le xviie siècle. Il ne s’ agit pas de rompre une union

pour imposer l’ agrégation à une congrégation réformée déterminée. Si bien que l’ appui royal à monseigneur d’ Antelmy est renouvelé lorsque celui-ci cherche à entraver le rattachement du monastère à l’ ancienne observance de la congrégation de Cluny, que les religieux de Saint- Honorat ont appelé de leurs vœux et auquel l’ abbé de Cluny a donné son accord par décret d’ union du 26 mars 1740329. Par arrêt du Conseil d’ État

du 27 mai 1741, Louis XV annule cette union en invoquant la non-consultation préalable du roi

qui remet en cause sa prééminence en la matière. Il souhaite en fait donner des contreparties à monseigneur d’ Antelmy qui a reçu la bulle de provision de l’ abbaye de Lérins du pape en janvier 1741, mais sans obtenir néanmoins du souverain pontife l’ union de la mense abbatiale à l’ évêché de Grasse. Devant cet échec, l’ évêque de Grasse œuvre à empêcher tout rattachement de l’ abbaye à une autre congrégation pour maintenir sa juridiction épiscopale sur l’ abbaye et éviter que le patrimoine lérinien soit définitivement hors de sa portée. La crainte de voir celui-ci échapper à l’ évêché de Grasse est tel que, sous son influence, le roi ordonne en janvier 1742 que soit dressé un procès-verbal des « titres, papiers et effets, argenterie et meubles étant actuellement dans l’ abaye de Saint-Honorat de Lérins » pour être conservés sous la garde de l’ intendant de Provence, étant donné que certains moines, « dans la vue peut-être de déserter ladite abaye et de se transporter hors du royaume, ont soustrait et enlevé déjà la plus grande partie des titres, papiers et effets d’ icelle, et ont fait faire des emprunts des sommes considérables pour se les approprier », le roi voulant ainsi « prévenir les suites et en faire punir les coupables330 ».

La politique royale du xviiie siècle à l’ égard de

l’ abbaye ne fait que suivre les vues des abbés commendataires, fidèles prélats dont le roi entend soutenir l’ action, d’ où une certaine versatilité. C’ est ce que révèle la nomination de l’ évêque de Digne, Louis Sextius de Jarente de La Bruyère à l’ abbaye de Lérins par Louis XV, après le décès d’ Antelmy en 1752. L’ arrivée de cet homme d’ Église bien disposé à l’ égard de la communauté lérinienne marque une évolution plus favorable de la politique royale. Elle met fin au projet d’ union de la mense abbatiale à l’ évêché de Grasse331. Par

ailleurs, le nouvel abbé s’ oppose aux vues du nouvel évêque de Grasse sur le monastère, qui reprend le litige ouvert par son prédécesseur d’ Antelmy

contre l’ abbaye qu’ il souhaiterait maintenir sous sa juridiction. Estimant que l’ évêque est mû par la recherche de son profit personnel et non par le souhait de restaurer la vie régulière, l’ évêque de Digne défend l’ exemption et le patrimoine du monastère auprès du roi332.

Sous son abbatiat, le monastère échappe à l’ emprise de l’ évêque de Grasse et peut renouer avec une certaine stabilité. Grâce à son appui, l’ union du monastère de Saint-Honorat à l’ ancienne observance de l’ ordre de Cluny est autorisée par arrêt du Conseil du 9 juillet 1756 et lettres patentes de septembre 1756, le roi reconnaît qu’ il n’ y a pas abus dans le décret d’ union pris par l’ abbé de Cluny en 1740333. En

outre, l’ évêque de Digne soutient les actions menées par la communauté et l’ ordre de Cluny pour protéger le patrimoine du monastère, contre toutes amputations à venir des évêques de Grasse, en garantissant la jouissance des prieurés obtenus par la bulle d’ union à la congrégation de Sainte-Justine, devenue caduque, et par d’ autres transactions passées avec Augustin Grimaldi. Les religieux obtiennent ainsi, en 1759, un brevet royal permettant la suppression pour réunion à la mense conventuelle des bénéfices que constituaient les prieurés de Sainte-Anne et de Saint-Martin de Vallauris, celui de Notre-Dame du Bois, à La Napoule, les offices claustraux de l’ ouvrerie, de l’ infirmerie et de la pitancerie avec

leurs droits sur les prieurés de Valbonne et de Sartoux334. Ils s’ assurent ainsi la conservation de

la partie la plus riche de leur patrimoine.

Toutefois, l’ abbaye de Lérins est affaiblie par le soutien apporté par le roi à l’ évêque de Grasse d’ Antelmy. En déclarant nulles la bulle d’ union de 1516 et l’ union à Sainte-Justine, le roi a mis à mal l’ identité historique de l’ abbaye et ses privilèges temporels et spirituels. Les décisions royales favorisent également les divisions au sein de la communauté des religieux : le rattachement à l’ ancienne observance de l’ ordre de Cluny ne fait pas l’ unanimité parmi les Cassiniens335,

et la procédure coûteuse et longue de près de dix-sept  ans a accaparé la communauté. Ces crises contribuent au déclin de la communauté en provoquant le départ de religieux, auquel s’ ajoutent les effets de l’ interdiction royale de recevoir de nouveaux novices prononcée le 18 août 1741 (interdiction maintenue jusqu’ en 1744) et les conséquences de l’ occupation austro-sarde336.

Alors que l’ abbatiat de Louis Sextius a apporté un répit à la communauté et un apaisement des rivalités locales, l’ essoufflement de nombreuses congrégations, la crise des vocations et le dépeuplement des monastères amènent l’ État à prendre des mesures générales pour réformer le monde régulier. Elles précipitent la suppression de l’ abbaye de Lérins.

Dans la seconde moitié du xviiie  siècle, le roi

de France, à l’ instar de nombreux monarques catholiques, notamment Marie-Thérèse d’ Autriche, puis son fils Joseph II, entreprend une politique générale de réforme des réguliers. Les monastères sont fragilisés par les évolutions que connaissent l’ Église et la société des Lumières : diminution des vocations et des effectifs des communautés, modification de l’ appréhension du rôle des

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