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GENÈSE ET TRANSFORMATIONS D’ UN MONASTÈRE INSULAIRE

1. DES ASCÈTES ET

1.4. ASCÈTES ET VIE COMMUNE

ascètes. Concernant le vocabulaire en usage au sein du premier monachisme lérinien, on a fait remarquer que les auteurs des ve et vie siècles ne

désignent qu’ assez rarement leur établissement par le terme «  monasterium28  », préférant

nettement « congregatio », qui renvoie plutôt à la réunion d’ un groupe d’ ascètes autour d’ un projet commun, « eremus », « desertum » ou « insula », qui se rapportent au paysage spirituel de l’ expérience religieuse, ou tout simplement «  locus  », qui évoque souvent, dans les textes chrétiens, un pôle privilégié. Quant au titre d’ « abbas », il n’ est pas donné aux premiers supérieurs de la fondation lérinienne  : il apparaît pour la première fois à propos de Fauste dans les actes du concile d’ Arles en 45129.

Pour y voir plus clair, on est alors tenté de se tourner vers l’ archéologie. Certes, plusieurs chercheurs ont récemment souligné la difficulté, sinon l’ impossibilité, d’ identifier –  et donc de reconnaître  – des structures archéologiques qui seraient caractéristiques du premier monachisme : les établissements religieux ne se distinguant guère d’ autres types d’ habitats, beaucoup de monastères demeurent matériellement invisibles30. Dans les

îles d’ Hyères, par exemple, le lieu occupé par les « frères » qu’ évoque Cassien n’ a toujours pas été repéré avec certitude –  même si le site des et artisans23. À la fin du vie siècle, dans la Vie

de Maxime, qui fut le deuxième abbé de Lérins, lorsque le démon entend tromper le saint homme en train de parcourir l’ île, il suscite la vision d’ un « navire chargé » abordant le rivage et de « matelots s’ activant selon leur habitude » autour du bateau24 : une scène qui, pour être crédible,

ne devait pas être totalement fictive. Les objets retrouvés sur l’ île Saint-Honorat –  des lampes

à huile à décor chrétien (fig. 1), des fragments d’ amphores d’ Afrique du nord ou de Gaza, un plat produit à Assouan25 – attestent que le monastère

de Lérins bénéficie d’ échanges existant à l’ échelle de l’ Empire qui ont perduré au moins en partie jusqu’ au viie siècle. Il ne se trouve pas éloigné des

voies maritimes et des circuits commerciaux. ML

Mèdes, sur une hauteur de l’ île de Porquerolles, pourrait y correspondre. À Lérins, cependant, la fouille menée au cours de la dernière décennie à l’ emplacement de la chapelle Saint-Sauveur apporte des données précieuses relatives à l’ occupation de l’ île par les premiers ascètes dans des cellules31.

Plus qu’ à un simple passage de l’ érémitisme (cellules séparées ou disposées par petits groupes, associées à des oratoires) au cénobitisme (abandon de ces cellules), les données archéologiques paraissent renvoyer à une organisation primitive complexe juxtaposant trois groupes de religieux, les deux premiers résidant sur l’ île de Lerina (Saint-Honorat) et le troisième sur Lero (Sainte- Marguerite)  : premièrement, une communauté abritée dans des bâtiments collectifs, disposant d’ une grande église et formant de fait un «  coenobium  »  ; deuxièmement, quelques ascètes parfaits demeurant à l’ écart de la structure prin- cipale, dans des «  cellules séparées  », qu’ Eucher qualifie de « saints vieillards » et Sidoine Apollinaire de «  sénat  »32  ; troisièmement, des pieux laïcs

vivant en couple à proximité du monastère, sur l’ île voisine, comme ce fut le cas d’ Eucher, de son épouse Galla et de ses fils Salonius et Véran, ou celui de Salvien de Marseille et de sa famille33.

On comprend mieux alors que Jean Cassien évoque la manière dont les deux « frères saints, Honorat et Eucher » – comme il le fait pour les quatre « frères saints » des Stoechades – président aux destinées de l’ archipel lérinien34. D’ une île

à l’ autre, rapporte Hilaire d’ Arles, Honorat et Eucher échangent par l’ envoi de messages inscrits sur des tablettes de cire35. En somme, Honorat,

Caprais et Eucher paraissent avoir incarné trois dimensions du monachisme lérinien des premiers temps et probablement présidé à l’ organisation de la vie religieuse sur les deux îles.

Concernant les formes prises par le premier monachisme, un autre élément important à prendre en considération est celui de la mise en

place d’ usages propres à Lérins qui auraient pu prescrire une organisation de type communautaire. Adalbert de Vogüé, l’ un des grands spécialistes des textes monastiques anciens, pensait que la vie religieuse s’ était d’ emblée organisée, lors de l’ arrivée des ascètes sur l’ île, autour d’ une règle qu’ il identifiait à la « Règle des Quatre Pères ». Celle-ci aurait été remplacée, vers 426-427, par la «  Seconde Règle des Pères  », à l’ origine de la «  Règle de Macaire  » (fin ve  siècle) et

de la «  Règle Orientale  » (vers 515)36. Sans

entrer ici dans des débats érudits d’ une grande complexité, on retiendra que cette interprétation a été fortement mise en cause, notamment par Clemens Kasper et par Jean-Pierre Weiss. Ce dernier fait remarquer que l’ origine lérinienne de la «  Règle des Quatre Pères  » n’ est qu’ une possibilité parmi d’ autres (ce texte pourrait tout aussi bien provenir des Stoechades ou d’ Italie) et que, même si elle s’ avérait lérinienne, il est peu probable que cette règle puisse dater de la fondation de l’ établissement par Honorat37.

La première mention d’ usages propres à Lérins est du reste nettement postérieure et ne se réfère d’ ailleurs pas précisément à l’ une des règles qui viennent d’ être évoquées : les « institutions » que mentionne, en effet, Sidoine Apollinaire dans une lettre de 476 pourraient avoir été assez informelles ou du moins constituées d’ un ensemble de traditions et de textes susceptibles d’ inspirer la vie des religieux38. Ce type de sources d’ inspiration,

renvoyant à divers modèles considérés comme vénérables, paraît caractéristique des premières expériences monastiques occidentales39. Lorsqu’ au

début du vie  siècle, deux frères du monastère

d’ Agaune consultent Marin de Lérins à propos du mode de vie qu’ ils doivent observer, l’ abbé ne leur conseille pas de suivre une règle lérinienne, mais transmet leur demande à un moine de Condat, dans le Jura, qui leur adresse la Vie des premiers abbés de son monastère et les Institutions

cénobitiques de Jean Cassien40.

lepremiermonachismelérinien

àlalumière

del

archéologie

À Lérins, l’ organisation monastique est loin d’ être figée entre le ve et le vie siècle. Les textes composés à

cette époque et l’ enquête archéologique permettent d’ entrevoir une organisation qui fait coexister vie solitaire et vie commune. Le monachisme oriental, qui a attiré Honorat en Orient, exerce sur les premiers ascètes une influence qu’ entretient l’ œuvre de Jean Cassien. Eucher et Sidoine Apollinaire envisagent l’ érémitisme comme une forme supérieure de la vie religieuse. Fauste, le troisième supérieur de Lérins, paraît faire allusion à la dualité cénobitisme/érémitisme caractérisant son établissement lorsqu’ il évoque, dans l’ une de ses homélies, les fonctions respectives d’ Honorat et de son compagnon Caprais : « Honorat avait pris comme consolation et collègue le bienheureux Caprais, et il s’ en est remis, pour tout ce qu’ il avait à organiser ou à exécuter, à l’ examen et au jugement de celui-ci, comme à la plus juste balance du jugement. » Ils gouvernaient les frères, « l’ un en commandant, l’ autre par ses conseils  ; l’ un veillait à remplir son devoir de pasteur attentif, l’ autre, retiré dans la solitude comme sur une montagne, invoquait Dieu en le priant sans cesse » (Fauste, Homilia LXXII, 5). La réalité de cellules isolées est documentée de façon exceptionnelle par la fouille archéologique réalisée sur le site de Saint-Sauveur (fig. 4). Le premier état du site correspond à un oratoire et probablement à deux cellules (fig. 2). La nef du lieu de culte a une longueur interne de 6,90-7 mètres et une largeur de 2,95-3 mètres, et l’ abside semi-circulaire a une longueur est-ouest de 2 mètres  : cet édifice à la superficie réduite ne pouvait donc accueillir que quelques frères. En relation avec le lieu de

culte, au sud, un bâtiment comportant plusieurs pièces dessine un volume de 11,85 mètres sur 6,50 mètres, soit une superficie de 77 mètres carrés. La partie orientale, la mieux conservée, présente un ensemble de trois pièces comprises dans un volume de 6,50 mètres sur 6,55 mètres. Une organisation analogue semble pouvoir être restituée à l’ ouest. Au nord-ouest se développait un auvent où était aménagée une cuisine. La dimension des bâtiments et la symétrie des deux ensembles permettent d’ y voir deux cellules accolées, semblables à une structure mentionnée dans les

Institutions cénobitiques de Cassien (IV, 13, 3)  :

« Chacun retourne à sa cellule qu’ il peut occuper seul ou partager avec un seul autre, soit celui auquel il est uni par un même travail ou un même maître et le même genre de formation, soit encore celui qui est son égal en vertu. » Les céramiques retrouvées sur le site de Saint-Sauveur permettent de dater cette structure de la seconde moitié du ve siècle, au plus tard du début du vie siècle.

Le choix d’ un cénobitisme total et donc l’ abandon des expériences érémitiques des débuts s’ inscrivent dans un temps relativement long, au cours du ve siècle, au fur et à mesure que s’ éteignent les

premiers disciples d’ Honorat et que s’ impose une nouvelle génération de moines. L’ état 2 du site archéologique de Saint-Sauveur atteste en effet la disparition des espaces de vie érémitique du premier état  : les bâtiments interprétés comme des cellules, au sud de l’ oratoire, sont arasés, tandis que des sépultures sont établies sur le site (fig. 3). La première tombe – fin ve ou début vie siècle –

Fig. 2

Île Saint-Honorat de Lérins, site de Saint-Sauveur, plan de fouille, état 1.

Fig. 4

Fouille de la chapelle Saint-Sauveur. Île Saint-Honorat.

Fig. 3

Île Saint-Honorat de Lérins, site de Saint-Sauveur, plan de fouille, état 2.

identifiées aux anciennes cellules  : on pense à l’ inhumation d’ un ermite au sein de son lieu de vie, au contact du lieu de culte. Cette structure funéraire,

où pouvaient se réunir quelques religieux, peut être qualifiée de memoria. Quant à l’ oratoire, il ne connaît pas de modification majeure, mais devient également le réceptacle de sépultures : cinq tombes ont été précisément identifiées. Les datations au radiocarbone confirment l’ usage funéraire du site entre la fin ve ou le début du vie siècle et la fin

du viie ou le début du viiie siècle. Les défunts

inhumés en ce lieu pourraient avoir été des ascètes particulièrement vénérables aux yeux des frères ; d’ autres sépultures n’ ont pas été aménagées autour de ce petit noyau d’ inhumations : les frères décédés étaient ensevelis ailleurs. La transformation du lieu de vie érémitique en lieu d’ inhumation et de commémoration manifeste en tout cas un certain abandon de la vie solitaire.

L’

histoire de Lérins dans le haut Moyen Âge n’ est guère documentée que par une poignée de textes, émanant le plus souvent d’ autorités extérieures au monastère. Ces documents donnent l’ image d’ un établissement privilégié, conservant un certain prestige, mais laissent également entrevoir les vicissitudes traversées par les moines. Comme c’ est le cas pour maintes institutions religieuses, c’ est au recueil des lettres du pape Grégoire le Grand que l’ on doit, entre la fin du vie et le

début du viie siècle, les premières informations.

Le pape entreprend de placer sous le contrôle de l’ Église romaine les monastères insulaires d’ origines variées et de formes diverses fondés depuis le début du ve siècle : dans ses multiples

lettres envoyées dans la péninsule, il prescrit avant tout de vérifier que ces établissements sont placés en des lieux sûrs et protégés, qu’ ils n’ accueillent que des ascètes éprouvés, qu’ ils se soumettent à une règle reconnue et, semble- t-il, à l’ autorité des évêques41. En 591, le pape

se plaint notamment que dans l’ île d’ Eumorfia (appartenant sans doute au groupe insulaire de Ponza, dans le Latium) «  se sont réfugiés beaucoup d’ hommes avec leurs femmes, venus de différents patrimoines, contraints par la férocité des barbares ». Grégoire le Grand condamne cette cohabitation  : «  Puisqu’ il y a d’ autres lieux de refuge voisins, pourquoi des femmes devraient- elles habiter là avec des moines ? […] Et comme la vie d’ une congrégation de moines est difficile dans ces îles, nous interdisons qu’ on reçoive dans ces monastères des jeunes gens de moins de dix- huit ans42. » Aux moines de Montecristo (dans

l’ archipel toscan), le pape reproche de n’ observer « aucun des préceptes de la règle monastique » : il envoie dans l’ île un représentant chargé de mener une «  enquête diligente  » sur les «  manières

1.5. PRESTIGE ET VICISSITUDES DE LÉRINS

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