L’ étape suivante est la refondation d’ un village par l’ installation de nouveaux habitants134. En
Provence orientale, elle est engagée par l’ évêque de Grasse qui refonde Biot en 1470. En 1497, Jean André Grimaldi, en tant que prévôt du chapitre de Grasse, repeuple Auribeau grâce à un acte d’ habitation135. C’ est fort de ces expériences
voisines que le monastère de Lérins redonne vie au village de Vallauris. En 1501, le prieur Raynier
Lascaris passe un accord avec soixante-dix habitants qui s’ engagent à construire un village selon le plan conçu par lui136. Mais les rapports se
tendent vite entre villageois et prieur, car celui- ci se montre autoritaire et veut contrôler les syndics. Les habitants lui font même un procès en 1505, devant le Parlement de Provence137.
Une nouvelle charte, datée de 1506, précise les droits seigneuriaux du prieur et leurs devoirs138.
On remarque qu’ ils doivent payer une somme annuelle de 900 florins au prieur, qui remplace tous les prélèvements, y compris la dîme. En 1513, l’ abbé essaie de repeupler Pégomas, mais c’ est un échec : il n’ y eut pas de village groupé139.
En revanche, la mise en culture du territoire s’ intensifie. En 1516, l’ abbé autorise plusieurs paysans à essarter des portions du territoire afin d’ y semer des céréales. Il perçoit au titre de la tasque le 1/15e des récoltes140. La même année, le
moulin détruit de Pégomas est réparé pour le prix de 28 florins141. L’ entreprise concernant Valbonne
est nettement ambitieuse. Le prieuré est plus riche car il dispose du bois de Villebruc, avec juridiction, de la moitié du castrum inhabité de Sartoux et du quart du territoire de Clausonne comme l’ indique un inventaire de 1457142. En 1519, le
prieur Antoine Taxil, qui a reçu l’ approbation du pape, promulgue un acte d’ habitation valable pour cent douze maisons dotées chacune d’ une étable. Les habitants doivent verser collectivement une pension annuelle de 600 florins, en échange de quoi ils reçoivent les trois quarts de Valbonne et de ses annexes et ne doivent rien payer pour
Fig. 13
leur maison ni pour l’ usage des moulins, fours et pressoirs143 (fig. 14). Par l’ acte d’ habitation de
1519, le prieur Antoine Taxil fixe la configuration du village de Valbonne à édifier. Les 112 maisons devront être constuites selon un plan en damier qui caractérise encore aujourd’ hui le centre historique de la commune de Valbonne (fig. 13). En véritable urbaniste, le prieur se réserve la prérogative de contrôler en amont l’ emplacement de toute nouvelle construction144.
Au xvie siècle, la seigneurie littorale de l’ abbaye
de Lérins connaît donc un regain de prospérité avec la renaissance de deux villages. En 1608,
Vallauris comporte deux cents maisons et Valbonne cent quarante. Mougins en revanche perd de l’ importance, avec ses deux cents maisons, le village est rattrapé par Vallauris et ne rivalise plus avec Cannes qui compte trois cent cinquante maisons. Ces tendances se confirment jusqu’ au xviiie siècle. Le dénombrement de 1765
fait état de 3 538 habitants (pour 639 maisons) à Cannes, de 1 309 habitants (pour 293 maisons) à Vallauris, de 1 070 habitants (pour 300 maisons) à Mougins et de 777 habitants (pour 218 maisons) à Valbonne145.
Entre-temps, Pégomas et La Roquette sont devenus des villages groupés et ne sont plus seulement un ensemble de bastides. Mais leur développement est très difficile du fait du paludisme qui règne dans la plaine de la Siagne depuis la fin du xvie siècle146. Pour que
La Roquette prenne son essor, il fallut un acte de peuplement daté de 1714 qui établit le nouveau village loin de la Siagne. Au fil du temps, le village neuf commence à prendre forme147. En
1765, La Roquette compte 180 habitants (pour 45 maisons) et Pégomas 315 habitants (pour 69 maisons). Au total, les six villages lériniens du littoral rassemblent donc en 1765 environ 7 200 habitants. Le dernier changement à mentionner est l’ émancipation du Cannet. Les habitants de ce hameau se dotent d’ une église paroissiale, Sainte-Catherine, au milieu du xvie siècle148. Il leur faut attendre deux siècles
pour former une communauté d’ habitants à part entière, ce qui est officiellement reconnu par un arrêt du Conseil d’ État du 9 août 1774. En conséquence en 1782, Sextius de Jarente, évêque d’ Orléans et abbé commendataire de Lérins, crée un corps de justice de cinq officiers dans le nouveau village149.
Les seigneuries du littoral ne sont pas seulement les possessions lériniennes les plus dynamiques démographiquement, elles forment également avec les îles de Lérins un ensemble économique prospère sur lequel l’ abbé et le monastère de
Fig. 14
Acte d’ habitation passé entre dom Antoine Taxil, prieur de Valbonne, et les habitants de Valbonne, le 13 octobre 1519, copie de 1610. Arch. dép. Alpes-Maritimes, H 717.
monastère le monopole de la pêche sur les îles de Lérins et la mer de Cannes ainsi que le droit de naufrage sur les vaisseaux qui échouent sur l’ archipel ou la mer les entourant156. Il est
confirmé par Robert de Naples en 1341157.
Cependant, l’ exclusivité du droit de pêche des religieux est réduite au profit de la communauté de Cannes, lors d’ une transaction du 9 juillet 1487, à une modeste surface triangulaire au sud de l’ île (elle s’ étend de la pointe Barbier, située à l’ ouest de l’ île Saint-Honorat, jusqu’ au Sécant, et du Sécant à l’ île Saint-Ferréol158), les
Cannois ayant liberté de pêcher dans la mer de Cannes et le Frioul qui sépare les deux îles de Lérins. Le monastère prélève également le 1/35e du poisson pêché dans la rivière de la Siagne,
dans la mer de Vallauris, et sur plusieurs lieux du rivage notamment aux lieux dits la Laure (côte sud de l’ île Sainte-Marguerite) et le Maurin (à l’ est de Cannes). Chaque année, il perçoit le 1/13e des prises des anchois et sardines faites par
deux barques de son choix, le reste revenant à l’ abbé. Enfin, il jouit d’ un droit dit de leyde sur la vente du poisson frais et salé à Vallauris, et dans les différents lieux soumis à l’ abbaye, à raison d’ un demi-sol par florin.
Au xviiie siècle, certains prélèvements écono-
miques obligatoires du monastère sont contestés par le gouvernement dans le cadre d’ une politique générale visant à réduire et supprimer les péages et droits maritimes des seigneurs. Le contexte politique français et européen n’ est plus favorable au régime seigneurial159. Les difficultés
financières de la monarchie accrues par les conflits qui se succèdent amènent l’ État à recourir, après les guerres, à un vieil expédient financier pour renflouer le Trésor royal. Tout détenteur de droits seigneuriaux est prié d’ apporter les preuves de la possession de ceux-ci et d’ acquitter un droit de confirmation. Après la guerre de Succession d’ Espagne, l’ abbaye, comme tout propriétaire d’ îles et de droits sur la mer, les cours d’ eau et les étangs, doit acquitter un droit de confirmation pour conserver son privilège de pêche en Saint-Honorat ont accumulé de nombreux
droits seigneuriaux grevant les activités agricoles, pastorales et maritimes150. Les dénombrements
que l’ abbé et l’ économe du monastère doivent produire auprès de la Cour des comptes de Provence permettent d’ appréhender la diversité et la pérennité de ces droits levés dans le diocèse de Grasse par le monastère jusqu’ à la fin de l’ époque moderne151. Les prélèvements les plus
nombreux et les plus lucratifs portent sur les prieurés de Vallauris et de Valbonne ponctionnés respectivement à hauteur de 900 et 600 florins jusqu’ à la sécularisation. S’ y ajoutent les ressources apportées par l’ entrée de nouvelles seigneuries dans le patrimoine du monastère : Pegomas, avec ses droits de pâturage152 ; Rougon, au diocèse de
Riez, qui, avec ses droits de pâturage, de passage, son droit de leyde et droits d’ étanque sur les terres gastes (quatorzain), devient le second poste de recette de la mense conventuelle153. Le monastère
y jouit également du droit de glandage, herbage, prélèvement de bois comme les habitants. Au prieuré de La Napoule, le monastère n’ a pas pu instaurer des prélèvements aussi importants, mais il est exempt de tout droit pour le pacage, la levée de bois, la pêche, et peut utiliser les fours et moulins sans payer les droits de « moulture ou fournage » dans les terres de ce prieuré comme à Vallauris et à Valbonne. L’ activité agricole et pastorale est soumise à d’ autres prélèvements : droit de passage des troupeaux traversant les seigneuries de Vallauris et Valbonne, tasque sur les productions agricoles (grains, légumes, produits des vendanges) à Valbonne, à Saint-Maymes du Revest et à Pégomas154. Le monastère se réserve
également le droit de chasse dans les prieurés de Valbonne et de Vallauris. Enfin, les habitants de cette dernière communauté sont soumis à la corvée : chaque foyer doit fournir l’ équivalent d’ une journée de travail par an.
Surtout, les possessions côtières ont enrichi le monastère de nombreux droits sur les ressources qu’ apportent la mer et son exploitation par l’ homme155. En 1298, Charles II confère au
vertu d’ un arrêt du Conseil d’ État de 1714160.
En 1733, l’ économe du monastère de Saint- Honorat verse 132 livres pour être maintenu dans la perception des droits de péages levés à Pégomas, Biot, Valbonne et Vallauris en vertu d’ un arrêt du 1er juillet 1725161.
Puis, le gouvernement souhaite réformer ces prélèvements dans une perspective d’ uniformi- sation et de libéralisme économique. Les droits prélevés sur les activités et ressources maritimes sont régulièrement contestés par la monarchie qui crée en 1739 une commission pour vérifier la propriété des divers droits maritimes (perçus sur les rivages de la mer, cours d’ eau, les étangs et pêcheries, les quais, les ports) et les supprimer en cas de preuves insuffisantes162. Il s’ agit pour
l’ essentiel de droit de pêche, d’ épaves ou de droits perçus dans les ports. Par jugement des commissaires généraux du 16 janvier 1743, il est reconnu aux religieux et à l’ abbé commendataire le droit de prélever le 1/35e des poissons pêchés
dans l’ étendue séparant les îles de Saint- Honorat et Sainte-Marguerite, sur les rivages cannois et au Sécant. En fait, les décisions des commissaires généraux révèlent un traitement de faveur à l’ égard de l’ abbé commendataire en titre, monseigneur d’ Antelmy, qui bénéficie d’ appuis politiques au gouvernement et ne rencontre pas de difficultés à se voir confirmer ses privilèges, notamment par arrêt du 15 février 1749, le droit de leyde, soit un prélèvement à hauteur du 1/24e du prix de vente du poisson acheté à Cannes
et exporté de ce territoire par des étrangers du bourg cannois163. À l’ inverse les commissaires
généraux, par leur jugement du 16 février 1742, exigent que le monastère apporte dans les deux mois des titres supplémentaires permettant notamment d’ établir la quotité du droit de leyde auquel il peut prétendre164. En 1769, un
arrêt du Conseil d’ État interdit au monastère
de prélever ce droit, faute d’ avoir présenté les pièces nécessaires165. Six ans plus tard166, c’ est le
plus ancien privilège maritime qui est menacé : le monastère est déchu du droit exclusif de pêche qu’ il revendique sur une surface limitée (celle convenue avec la communauté cannoise en 1487), après avoir pourtant remis des pièces justificatives au greffier de la commission en 1740167 et
avoir obtenu confirmation par jugement des commissaires en 1743168. La commission s’ appuie
sur les dénominations diverses utilisées dans les jugements rendus et les chartes de l’ abbaye pour qualifier et délimiter l’ espace maritime sur lequel s’ exerce ce droit de pêche qu’ elle conteste. Finalement, par arrêt du Conseil du 14 août 1779, les religieux obtiennent gain de cause169.
L’ enjeu est autant symbolique qu’ économique170.
Le travail de la commission s’ inscrit dans le cadre d’ une politique économique, influencée par la pensée physiocratique prônant la réduction des privilèges et prélèvements qui entravent la production de richesse et la circulation des biens, et notamment les prélèvements seigneuriaux. Au xviiie siècle, la position du pouvoir royal change
radicalement. Alors que François Ier soutenait
les droits de pêche du monastère et de l’ abbé contre les empiétements des communautés de Cannes et de Vallauris171, le gouvernement
cherche à démanteler les droits économiques d’ un monastère déjà fragilisé par la politique religieuse réformatrice du roi de France et les attaques des évêques de Grasse à l’ encontre du patrimoine lérinien. Le répit est de courte durée. Un édit de 1787 ordonne de procéder à la liquidation des droits perçus sur le commerce, la navigation et la pêche nationale172 et les différents
corps qui disposent de droits (seigneurs, villes, communautés, etc.) sont tenus de présenter à nouveau leurs titres.