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À L’ ÂGE FÉODAL, DE LA RESTAURATION CLUNISIENNE À L’ ÉGLISE LÉRINIENNE

GENÈSE ET TRANSFORMATIONS D’ UN MONASTÈRE INSULAIRE

2. UNE ÉGLISE LÉRINIENNE

2.1. À L’ ÂGE FÉODAL, DE LA RESTAURATION CLUNISIENNE À L’ ÉGLISE LÉRINIENNE

début du xe siècle, lors d’ un affrontement entre

familles autochtones et Bourguignons fidèles à Hugues d’ Arles. La bulle qui se présente sous la forme d’ un parchemin au format inhabituel, d’ une écriture qui pourrait être de la fin du xe ou du début du xie  siècle, soutient que

l’ île fut jadis placée par le pape Grégoire le Grand sous la protection du Saint-Siège61. Il est

possible que cette référence à la papauté ne se trouvait pas dans le document originel, qu’ elle ait été introduite dans un second temps, c’ est- à-dire dans les premières décennies du xie siècle,

au moment où l’ abbé de Cluny gouverne Lérins. Quoi qu’ il en soit, la précocité des liens entre Cluny et Lérins paraît confirmée par la place d’ honneur donnée à Lérins et à Porcaire, l’ un de ses anciens abbés mort en martyr, dans la Vie de l’ abbé Maïeul rédigée à Cluny autour de l’ an mil. On en déduit qu’ après avoir été rattaché à Montmajour, le monastère d’ Arluc/ Lérins fut confié à Cluny, peut-être dès 978. Ce n’ est qu’ une bonne vingtaine d’ années plus tard, alors qu’ ils ont obtenu du pape Grégoire V un privilège libérant de tout pouvoir leur abbaye et ses dépendances, que les Clunisiens affermissent leur présence en Provence. Après avoir récupéré l’ héritage de Maïeul, ils constituent, sous l’ abbatiat d’ Odilon, un réseau de dépendances.

La restauration de Lérins ne porte pas immédiatement ses fruits  : la plus ancienne donation connue en faveur du monastère date de 1007 (1008 nouveau style) et il faut ensuite attendre le début des années 1020 pour disposer de deux nouvelles chartes consignant des dons. Il ne s’ agit, dans les premières décennies du xie siècle, que d’ une modeste communauté : au

moment où celle-ci est gouvernée, à distance, par l’ abbé Odilon de Cluny, elle ne paraît avoir compté que quatre moines et un prieur –  ils étaient onze à Saint-Pons de Nice en 1004 et une cinquantaine à Saint-Victor en 102062.

Peu après fut désigné un premier abbé, du nom de Garnier, et ensuite, sous l’ abbé Amalric, puis surtout Aldebert Ier (1043/44-1088) et

Aldebert  II (1088-1103), les dons au bénéfice des religieux affluent, comme nous allons le voir plus précisément dans la deuxième partie de cet ouvrage, ce qui permet au monastère d’ accroître son patrimoine.

Deux tiers environ des chartes de Lérins conservées pour les xie et xiie siècles consignent

des dons63. En laissant aux moines certaines de

leurs terres ainsi que les églises qu’ ils détiennent, les puissants obtiennent l’ inscription de leur nom dans les nécrologes des moines, ces listes de noms de religieux et de donateurs laïcs défunts organisées selon l’ ordre du calendrier que la plupart des monastères d’ Occident utilisent pour commémorer les frères de la communauté, des établissements associés et des bienfaiteurs,

tous les matins à l’ office du chapitre. Les nécrologes de Lérins ne sont pas conservés sous leur forme originale, mais on dispose d’ une copie d’ extraits de deux d’ entre eux, réalisée par le mauriste Estiennot à la fin du xviie siècle64.

Les donateurs entendent perpétuer le souvenir de leur nom, obtenir des prières et des messes pour leur salut et celui de leurs ancêtres ou bénéficier d’ une sépulture au sein du monastère. La commémoraison assurée par les religieux représente pour les membres de l’ aristocratie qui tiennent localement le pouvoir une forme de distinction symbolique, sacralisée, qui contribue à affermir et légitimer leur prééminence dans la société. Comme l’ ont montré plusieurs histo- riens nord-américains, en particulier Barbara Rosenwein, les transferts de biens réalisés au profit des moines, qu’ accompagnent toutes sortes de transactions et parfois l’ oblation ou la conversion d’ un membre de la famille seigneuriale, sont l’ occasion de rencontres, d’ alliances et de compromis qui apaisent les concurrences entre les différents groupes au sein de la classe dominante, créant une sorte de « ciment social65 ». C’ est la famille seigneuriale

de Grasse (du nom de son principal domaine), qu’ une charte qualifie aussi de «  princes d’ Antibes66 », dont les possessions viennent de

libéralités comtales de la fin du xe siècle, qui dote

principalement le monastère de Lérins. Comme le fait remarquer Eliana Magnani, s’ ils hésitent pendant deux ou trois décennies à se défaire de leurs biens (pensant que le développement

de Lérins fragiliserait leurs domaines ou que l’ emprise clunisienne les empêcherait d’ en faire un monastère familial), les seigneurs de Grasse assurent finalement, avec dix-neuf donations (sur les trente-six enregistrées au xie  siècle),

l’ implantation des moines dans le diocèse d’ Antibes67. Par plusieurs bulles pontificales

(Adrien  IV en 1158, Alexandre  III en 1171), les moines se voient solennellement concéder le droit d’ accueillir des sépultures à Lérins. En dépit de la contestation des évêques locaux, ce droit est à nouveau confirmé dans le dernier quart du xiie siècle.

L’ exercice conjoint ou parallèle d’ une domination sur les terres et sur les hommes, l’ imbrication des biens et des droits, l’ enchevêtrement et la relative fluidité des pouvoirs seigneuriaux des religieux et des guerriers entraînent certes de récurrentes tensions entre les uns et les autres, ainsi que l’ attestent par exemple les conflits ou les serments parfois imposés à ces derniers (qui s’ engagent alors à ne pas s’ attaquer aux possessions monastiques et à restituer celles qui auraient pu être usurpées), dont quelques-uns, rédigés en langue vernaculaire, sont transcrits dans le cartulaire de Lérins68. En dépit de ces

tensions, à Lérins comme dans les établissements religieux de l’ ensemble de l’ Occident, la pratique du don est à l’ origine de la formation d’ un important patrimoine monastique, qui favorise ici une nouvelle organisation articulant l’ île sainte et ses dépendances continentales. À la fin du xie siècle, la « libertas » de Lérins – dont

nous avons vu une première manifestation dès l’ époque mérovingienne et que les Clunisiens reformulent entre la fin du xe et le début du

xie  siècle  – est réaffirmée par plusieurs papes,

dans le contexte de la réforme grégorienne, sous la forme d’ une « liberté romaine » : le 8 janvier 1094, en réponse à la requête de l’ abbé Aldebert II, le pape Urbain II reçoit «  tout spécialement  » le monastère «  dans le giron du Saint-Siège

apostolique » (« nos sancte sedis apostolice gremio

specialiter confovendum suscipimus ») et confirme

l’ ensemble de ses possessions, présentes et à venir, ainsi que les droits et immunités accordés par ses prédécesseurs. Pascal II adresse peu après un privilège similaire à l’ abbé Pons. Ces deux bulles sont placées au tout début de la section réunissant les privilèges pontificaux au sein du cartulaire de Lérins vers 1155-1158. Le lien particulier ainsi mis en évidence entre Lérins et Rome confère au monastère insulaire une sorte de statut romain, qui ne va toutefois pas jusqu’ à l’ exemption dont bénéficient Cluny et Saint- Victor de Marseille69. C’ est cependant suffisant

pour transformer le monastère insulaire et ses dépendances en « Église lérinienne » : « Ecclesia

lerinensis  », selon une expression qui apparaît

dès 102870. Née de relations fortes avec

l’ aristocratie seigneuriale et organisée à partir de ce que l’ on pourrait appeler l’ île mère, elle essaime en Provence et au-delà, à l’ image des réseaux monastiques de Cluny («  Ecclesia

cluniacensis  ») et de Saint-Victor de Marseille

(« Ecclesia massiliensis »).

Un autre aspect de la place prise par les moines au sein des structures sociales tient aux liens qu’ ils entretiennent avec l’ épiscopat, dont témoigne notamment l’ itinéraire de certains religieux devenus évêques, un  iter assez courant dans l’ Antiquité et illustré à l’ époque féodale par l’ épiscopat de l’ abbé Aldebert II à Albenga en Ligurie71 (entre 1103 et 1123),

de Mainfroi à Antibes (1113-1138/43), de Pierre à Vence72 (1093-1109) et encore

de Lambert, d’ abord élevé à Lérins où il devient moine, puis évêque de Vence entre 1114 et 1154, que met en scène un texte hagiographique de la seconde moitié du xiie siècle (BHL 4695).

La charte présentée ici illustre le début des donations en faveur de Lérins. Constantin, son épouse Isingarde et leurs six fils, Ripert, Dodon, Lambert, Pons, Hugues et Abillonius, cèdent à la Vierge, au monastère Saint-Honorat et à l’ abbé de Cluny Odilon, l’ église Saint-Saturnin, située dans le territoire de Briançonnet (diocèse de Glandèves), ainsi que les terres qui l’ environnent. Cette donation est connue sous deux formes73 :

un parchemin non daté, d’ une écriture caroline ordinaire, et ce parchemin à la présentation très soignée, qui comporte un titre en marge gauche écrit verticalement, et une date. L’ écriture présente les traits décoratifs d’ une caroline diplomatique, dont l’ usage est exceptionnel en Provence : les c et les o comportent le plus souvent une crête, et plusieurs lettres (b, d, f, h, l et s) ont leur partie supérieure qui se termine par une boucle. Entre les deux actes, la principale différence est l’ ajout d’ une formule de datation sur une ligne isolée, mise

en valeur par le choix d’ une écriture particulière (majuscules allongées, litterae elongatae). L’ acte est daté du 18 octobre 1022, avec une hésitation sur le millésime (la première date était 1002). Cette année 1022 est toutefois cohérente avec ce que l’ on sait d’ Odilon qui se rend en Italie en 1023. Le «  notaire Adraldus  », qui indique son nom et sa qualité dans la formule de datation, est de plus connu par d’ autres chartes clunisiennes de l’ abbatiat d’ Odilon, dont l’ une où il prend le titre de vice-chancelier. Cette charte est probablement une sorte de copie de luxe de l’ acte de donation initial, faite peu de temps après, à l’ occasion du passage à Lérins d’ Odilon de Cluny. Sa forme inédite, «  bourguignonne  », reflète la tutelle de Cluny sur Lérins à cette époque. C’ est enfin la plus ancienne charte datée conservée par les Archives départementales des Alpes-Maritimes.

GB

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Fig. 6

Donation par Constantin et ses proches de l’ église Saint-Saturnin de Briançonnet aux moines de Lérins et à Odilon, abbé de Cluny. Charte écrite en caroline diplomatique par un scribe clunisien et datée du 18 octobre 1022.

N

ous ne connaissons pas la biblio- thèque médiévale de Lérins, mais des textes réglementaires de la fin du Moyen Âge, dont il est question plus loin74, mentionnent l’ existence

d’ un officier, le precantor, responsable de l’ école monastique et de l’ entretien des livres déposés à l’ église, au réfectoire, au chapitre et surtout dans une libraria, une pièce qui était donc dédiée à la conservation des ouvrages75. Par ailleurs, les

inventaires réalisés au xviie  siècle font la liste

des manuscrits, certains « très anciens », parfois rapportés au ixe ou au xe  siècle, conservés au

monastère. Parmi les œuvres antiques, on relève dans ces inventaires celle d’ Eucher et, parmi celles d’ auteurs du ixe  siècle, dont la copie pourrait

témoigner de la participation des religieux à une certaine «  renaissance carolingienne  », le traité d’ Alcuin sur la Trinité76. On se souvient que les

religieux de Lérins étaient entrés en contact avec leurs frères de Lyon et avec Alcuin à l’ occasion des débats sur la Trinité et de la condamnation de l’ « hérésie » adoptianiste.

Les travaux d’ écriture les mieux connus concernent des textes pragmatiques  : des chartes, dont plusieurs originaux du xie  siècle

sont conservés, et un important cartulaire confectionné au milieu du xiie siècle77. Certaines

des transactions qui y sont consignées revêtent une dimension tout à la fois narrative et spirituelle dans laquelle on retrouve certaines des idées ou des images élaborées par les anciens Lériniens. Déjà relevé par Eliana Magnani, le long préambule d’ un acte de donation émanant d’ un certain Gibelin, un aristocrate qui se convertit

2.2. PRATIQUES D’ ÉCRITURE, MÉMOIRE

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