• Aucun résultat trouvé

L’ âge des congrégations réformées, de Sainte-Justine de Padoue à Cluny

L’ abbaye de Lérins occupe une place singulière dans l’ histoire des réformes des réguliers français. Alors que la centralisation des ordres monastiques s’ accentue, à l’ instigation du pape et à la faveur des réformes, l’ abbaye de Lérins est rattachée successivement à plusieurs congrégations.

Les statuts de réforme promulgués en 1441 et 1453 par les abbés Antoine de Rostaing (1440-1447) et André de Plaisance (1447-1464) tentent d’ enrayer la crise financière de l’ abbaye par des mesures

gestionnaires et de mettre fin au recrutement exclusivement local et familial des moines. À partir de 1463, la papauté s’ empare de la charge abbatiale, nommant successivement trois abbés commendataires qui cumulent, outre des charges curiales163, leur abbatiat lérinien et l’ épiscopat de

Grasse, à la recherche de revenus à la hauteur de leur train de vie164. Entré au tournant du siècle

en possession de l’ abbaye de Lérins comme abbé commendataire par résignation de son oncle, Augustin Grimaldi, qui devient également évêque

de Grasse à partir de 1505, s’ emploie à réformer Lérins. On conserve de cet abbé une description pittoresque due au chanoine et secrétaire du cardinal Louis d’ Aragon, Antonio de Beatis, qui passe à Cannes et Lérins en novembre 1517165 :

la communauté est alors formée de vingt-quatre moines, les revenus s’ élèvent à 2 000 ducats par an, dont 800 reviennent aux moines (une proportion qui peut sembler faible, mais est supérieure aux recommandations du concile de Latran V) ; l’ île est dite plaisante et agréable, le monastère très beau et fortifié en raison des incursions de corsaires et de Maures. Le très savant abbé y réside pendant le carême et une grande partie de l’ Avent, ainsi que pour les vigiles des fêtes principales y respectant le jeûne monastique. Selon le voyageur il aurait « resegnato dicto monasterio a la religione, che si lo

possano godere post mortam suam ». De fait, après

un essai sans succès pour confier l’ abbaye à l’ ordre de Cluny, alors dirigé par Jacques d’ Amboise et peuplé de réformateurs lettrés dont Grimaldi était proche166, ce dernier opte pour une réforme

italienne, celle de Sainte-Justine de Padoue, avec laquelle il entame des négociations en vue de l’ union de son abbaye167. Il obtient du pape

Léon X, l’ union de l’ abbaye lérinienne à la congré- gation de Sainte-Justine de Padoue, par une bulle du 29 janvier 1515, et l’ assentiment de François Ier

en avril 1515. La réforme padouane est introduite à Lérins par un groupe de onze moines, tous italiens sauf Denis Faucher –  provençal, mais ayant fait profession à Polirone (Mantoue) –, qui sont installés le 2 juillet 1516 par l’ abbé du Mont- Cassin, Ignazio Squarcialupi168 (fig. 21).

Si l’ union à la congrégation de Sainte-Justine marque la fin de l’ indépendance de l’ abbaye Saint-Honorat, elle signifie également son inscription dans la composante la plus exigeante et prospère du mouvement réformateur des années 1480-1520, gage de renouveau. Fondée en 1419 par Ludovico Barbo et approuvée en 1432

Fig. 21

Moine de l’ abbaye de Lérins au milieu du xviie siècle,

tiré de la Briefve histoire de l’ institution des ordres religieux, Raphaël Trichet Du Fresne, Paris, Adrien Menier, 1658, fol. 22 ro. Gravure, Odoart Fialetti. Nice, Bibliothèque

par le pape Eugène IV, la congrégation de Sainte- Justine, dite aussi du Mont-Cassin à la suite de l’ incorporation de l’ emblématique fondation de Benoît (1505), constitue le modèle réformateur de la chrétienté occidentale jusqu’ au xviie siècle.

Cette incorporation est unique dans le royaume de France. Elle confère ainsi une place singulière à l’ abbaye Saint-Honorat dans le paysage monastique français où les expériences de rénovations bénédictines sont portées par la congrégation de Chezal-Benoît169. Mais l’ aire

d’ influence casalienne ne s’ étend pas en-deçà du Périgord et l’ esprit des statuts de réforme de 1488, rédigés sous l’ égide de son fondateur Pierre du Mas, est imprégné du modèle padouan.

L’ union de 1515 apporte des changements majeurs dans le gouvernement de l’ abbaye de Lérins. L’ abbé et le chapitre doivent céder une part importante de leurs pouvoirs spirituels et temporels au profit du chapitre général de la congrégation de Sainte- Justine de Padoue, dont l’ autorité s’ étend à tous les monastères affiliés. Les statuts du monastère de Lérins sont mis à jour pour être conformes à la règle et aux constitutions de la congrégation. Si les archives de l’ abbaye ne conservent pas la trace des statuts qui ont dû être rédigés après l’ union de 1515, à l’ inverse, les modifications apportées aux constitutions de la congrégation en 1642 donnent lieu à la promulgation de nouveaux statuts du monastère de Lérins en 1654, approuvés par le chapitre général170. Ils sanctionnent l’ effacement

du gouvernement abbatial au profit de la structure centralisée qu’ est le chapitre général. Cette institution élit l’ abbé de Lérins ainsi que les officiers claustraux pour une durée limitée (cinq ans au milieu du xviie siècle) parmi les trois

prétendants élus par le chapitre du monastère de Lérins171. L’ abbé ne peut se rendre au chapitre

général annuel que tous les deux ans. Entièrement subordonné à l’ instance centrale qui dispose des pouvoirs de juridiction et de coercition sur les

moines et lui-même, l’ abbé perd des prérogatives dans les domaines spirituels et disciplinaires. Les litiges entre supérieurs et moines doivent être soumis au chapitre général. Des pères visiteurs sont députés par le chapitre général pour contrôler la gestion et la vie de la communauté. L’ abbé doit faire appliquer leurs décrets pris pour mettre fin à des disfonctionnements ou abus constatés. Les domaines moins stratégiques sont laissés au supérieur lérinien. L’ abbé confère les bénéfices mineurs (cures et chapellenies) et propose tout nouveau novice au consentement des deux tiers des religieux profès du monastère (art. 16). La réception à la profession leur est également proposée. Enfin, les pouvoirs temporels de l’ abbé et du cellérier sont considérablement réduits. Les décisions financières ou juridiques majeures nécessitent l’ entérinement du chapitre général, comme l’ affermage des droits, le droit d’ intenter un procès, la nomination ou le renvoi d’ un officier de justice (art. 6). Seule la gestion financière courante (ordonnancement, recouvrement des deniers et exécution des dépenses) peut être faite par l’ abbé et le cellérier sans contrôle a priori. Cette redistribution des pouvoirs n’ affecte pas le rayonnement du monastère. L’ introduction de la réforme cassinienne a permis à l’ abbaye de renouer avec une certaine prospérité. Certes, jusqu’ à la rupture de l’ union en 1638, les effectifs, oscillant entre 20 et 25 moines, sont inférieurs à l’ apogée du milieu du xive siècle, mais ils

témoignent de la capacité de la communauté à attirer de nouveau des vocations pérennes après la crise conjoncturelle qui frappe l’ ensemble des monastères à la fin du Moyen Âge172. Le nombre de

professions demeure élevé au cours du xvie siècle

(65 au total)173. L’ union a également ouvert aux

moines de Saint-Honorat les centres d’ étude des autres monastères cassiniens et favorisé les échanges intellectuels.

Toutefois l’ élection et le caractère temporaire de la charge abbatiale, qui constituent l’ un des principes fondateurs de la réforme cassinienne, s’ avèrent être en contradiction totale avec la politique des rois de France qui ont obtenu en 1516 du pape la nomination des abbés. Les souverains refusent de renoncer à cette prérogative d’ autant plus que l’ abbaye est placée sous l’ autorité d’ une congrégation italienne qui échappe au contrôle royal. L’ un des objectifs de la réforme cassinienne est la suppression du système de la commende qui favorise l’ ingérence politique dans la vie monastique et n’ apporte aucune garantie quant à la qualité du candidat. Les moines de Lérins tout comme la congrégation ne reconnaissent aucune prérogative spirituelle et pastorale aux abbés désignés par le roi. Ils admettent uniquement, dans la pratique et sous la pression royale, son droit à administrer les revenus qui constituent son bénéfice (mense abbatiale). Les statuts lériniens de 1654 encadrent les droits et pouvoirs de l’ abbé élu par le chapitre général de la congrégation (abbé régulier), l’ abbé commendataire n’ y est mentionné qu’ une fois dans un article qui interdit à l’ abbé régulier et aux moines de résider à Cannes quand un commendataire a été désigné (art. 10). Enjeux de pouvoir d’ une part, opportunisme des candidats royaux d’ autre part, poussent la monarchie à révoquer l’ union à deux reprises au xvie siècle. De

fait, il s’ agit de brimades ponctuelles pour faire reconnaître les droits des abbés commendataires et ses révocations sans motif religieux sont sans lendemain. Celle de 1542 n’ envisage pas même le devenir de la communauté174. En 1556, l’ arrivée de

clunisiens n’ est pas durable et l’ union est rétablie deux ans plus tard175.

À l’ inverse, la rupture de 1638 est plus durable. Elle est décidée par Louis XIII et Richelieu, après l’ occupation espagnole de l’ île Saint-Honorat, qui instille le doute quant à la fidélité des religieux à l’ égard du monarque. Des raisons politiques et militaires président essentiellement à la décision d’ agréger les moines français à la congrégation de Saint-Maur176. Les vues du cardinal de Richelieu,

devenu abbé de Cluny en 1630, qui a œuvré à unir la communauté clunisienne à la congrégation de Saint-Maur, expliquent également ce choix  : intégrer la fondation prestigieuse lui permet d’ étendre encore, sous couvert de réforme, la vaste nébuleuse placée sous son contrôle. L’ institution et le succès de nouvelles congrégations bénédictines réformées dans l’ esprit tridentin et sous les auspices de la papauté, au sein du duché de Lorraine (congrégation de Saint-Vanne en 1604), puis dans le royaume de France (congrégation de Saint-Maur en 1621), ne signifient pas pour autant une crise de la congrégation de Sainte-Justine de Padoue. Elle demeure un modèle prégnant au point que, en 1605, le pape nomme dom Laurent Lucalberti, religieux de l’ abbaye de Sainte-Marie de Florence et doyen de la congrégation cassinienne, comme visiteur apostolique, missionné pour étendre la congrégation de Saint-Vanne au côté de dom Didier de la Cour. Les statuts et le gouvernement de celle-ci, comme ceux de la congrégation de Saint- Maur, s’ inspirent très largement de l’ expérience cassinienne177. Aussi la rupture, non justifiée par une

nécessité de rénovation et portée par un cardinal dont les ambitions déplaisent au pape, échoue. Rome fait connaître son opposition en 1643 et refuse de soutenir cette décision unilatérale178. Par

ailleurs, les modalités mises en œuvre ne peuvent que susciter l’ opposition des moines. Louis XIV a chargé l’ évêque de Grasse, monseigneur Godeau de procéder à la réforme179, soit une autorité extérieure

à l’ abbaye et contestée par les lériniens qui jouissent de l’ exemption pontificale. En 1645, le Roi-Soleil rétablit l’ union à Sainte-Justine.

Les révocations successives et les interdictions de recevoir des religieux italiens prononcées par le souverain à plusieurs reprises, les occupations militaires et les ingérences des abbés commen- dataires empêchent l’ abbaye de Lérins de retrouver la prospérité de la première moitié du xvie siècle.

Le contexte politique et religieux a changé. Au xviie siècle, le royaume compte des congrégations

bénédictines réformées dont le chef d’ ordre est français et qui ont fait leur preuve, en particulier

la congrégation de Saint-Maur. Elle comprend près de 200 maisons à son apogée et a insufflé un renouveau parmi les ordres plus anciens, notamment celui de Cluny qui est uni tempo- rairement (1623-1644) à la congrégation de Saint-Maur180. La spécificité lérinienne n’ apparaît

guère fondée aux yeux du roi mais surtout, sur le long terme, elle nuit également à l’ évolution de la communauté de Saint-Honorat.

Le maintien de l’ union à Sainte-Justine marque sa marginalisation progressive, à l’ écart des principales congrégations et courants réformés français qui ont su susciter des vocations et trouver une place nouvelle dans la société. Les effets de cet isolement cumulés aux difficultés économiques, apparaissent dès la première moitié du xviiie siècle :

le nombre de nouvelles professions est tombé à 10 contre 27 sur le demi-siècle précédent et les moines ne sont plus que 10 en 1711181. Les

réticences royales à l’ entrée de religieux étrangers expliquent un repli du bassin des vocations sur la Provence au tournant du xviie siècle (fig. 22).

En 1740, quand le roi rompt définitivement l’ union à Sainte-Justine pour répondre aux exigences de l’ évêque de Grasse et abbé commendataire de Lérins, monseigneur d’ Antelmy, et impose l’ intégration à une congrégation bénédictine réfor- mée française182, c’ est vers l’ ancienne observance de

Cluny que le chapitre de Lérins décide de se tourner. Cette branche clunisienne, incarne les milieux monastiques bénédictins anciens qui sont restés fermés à la réforme du xviie siècle. Elle est alors

en crise. Le monastère de Lérins montre son inca- pacité à rejoindre la mouvance régulière, appelée étroite observance, qui a su intégrer l’ esprit mauriste et à mesurer le déclin des ordres religieux traditionnels. Ce choix révèle également les dissensions au sein de la communauté lérinienne entre les partisans de la tradition et ceux qui aspirent au renouveau183. De fait, la crise des

vocations s’ accentue au cours de la seconde moitié du xviiie siècle (on compte 9 religieux en 1740,

puis 4 en 1788, 5 professions seulement ont lieu entre 1750 et 1788)184. En 1740, le monastère a

manqué l’ opportunité d’ une vraie réforme.

AJ, CC

Royaume de France (Provence) Origines étrangères (Nice, Savoie, Milanais) Origines indéterminées 30 25 20 15 10 5 0 1500-1549 1550-1599 1600-1649 1650-1699 1700-1749 Fig. 22

Origines géographiques des moines lériniens à l’ époque moderne.

Fig. 23

Portrait de Gregorio Cortese, tiré du Catalogo de vescovi modonesi, Vedriani Lodovico, Modène, B. Soliani, 1669, fol. 120. Coll. et photogr. Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, cote D 130.112.

Outline

Documents relatifs