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CLUNY, SAINT-VICTOR DE MARSEILLE, LÉRINS : DESTRUCTIONS ET IDÉAL

OU LE GRAND RENFERMEMENT MONASTIQUE DE LA FIN DU MOYEN ÂGE

3. UNE ÎLE ASSIÉGÉE PAR LES SARRASINS, ENTRE MYTHE

3.3. CLUNY, SAINT-VICTOR DE MARSEILLE, LÉRINS : DESTRUCTIONS ET IDÉAL

DU MARTYRE (XI

e

SIÈCLE)

mettant en scène le péril sarrasin. Ces récits constituent l’ un des ressorts idéologiques de la construction de l’ Église. Une lettre adressée à ses frères de Cluny par l’ abbé Maïeul lui-même,

aussitôt après sa capture, présente l’ événement qui vient de se produire comme un effet de la poussée d’ un Islam diabolisé : l’ abbé prisonnier se dit, en effet, «  entouré par les hordes de Bélial », selon le nom donné dans la Bible au démon régnant sur l’ Orient130. Entre l’ an mil

et le milieu du xiie  siècle, pas moins de cinq

récits sont composés à Cluny concernant la capture du saint abbé. Alors qu’ Odilon dirige la communauté de Lérins, les Clunisiens mettent également en scène l’ histoire de Porcaire, abbé lérinien tombé sous les coups des Sarrasins avec cinq cent moines de sa communauté. Ont-ils exhumé d’ anciennes légendes ou consigné par écrit des traditions locales qui circulaient en Provence, patrie de Maïeul, et singulièrement à Lérins dont les moines ont pu garder mémoire d’ une destruction survenue au viiie  siècle,

souvenir entretenu par des raids récurrents  ? Il n’ est pas non plus exclu qu’ ils inventèrent de toutes pièces ce martyre. Le récit narrant le massacre de Porcaire et de ses religieux, qui ouvre la Vie de Maïeul rédigée autour de l’ an mil par le moine Syrus, forme une sorte de diptyque avec l’ épisode de la capture de l’ abbé clunisien par de « féroces barbares » dans une Provence dévastée «  par la race perfide des Sarrasins ». Dans une Vie de saint Maïeul un peu plus tardive, Odilon mentionne en outre le rôle joué par Fouquier, le père de Maïeul, dans la libération d’ une Provence infestée par les loups, signe annonciateur de l’ expulsion des Sarrasins. L’ imaginaire anti-sarrasin des écrits clunisiens inspira en Provence la production monastique, d’ abord à Saint-Victor de Marseille, puis à Lérins. À Saint-Victor, plusieurs chartes de la première moitié du xie  siècle font allusion

à des destructions d’ églises commises par les « païens » ou les « Maures ». Un acte prestigieux, transcrit dans le dossier d’ ouverture du cartulaire de Saint-Victor, affirme la « liberté » de l’ Église monastique marseillaise sur le modèle de celle de Cluny. Dressant dans son préambule l’ histoire de l’ abbaye, cette Carta liberalis, comme elle est

intitulée dans le cartulaire, évoque une destruction du monastère par la « gens barbarica », après la mort de Charlemagne, qui transforme des lieux auparavant « désirables » en véritables déserts :

Mais après l’ écoulement de bien des années, alors que ce prince très pieux était décédé et que Dieu tout-puissant voulait flageller le peuple chrétien par la furie des païens, la race barbaresque, se ruant dans le royaume de Provence, partout répandue, s’ y affermit grandement et, prenant et habitant les lieux les mieux défendus, dévasta tout et détruisit les églises et plusieurs monastères ; et les lieux qui paraissaient autrefois désirables furent réduits à la désolation, et ce qui avait été longtemps habitation des hommes, après cela, commença à être l’ habitation des bêtes sauvages. Ainsi arriva que ce monastère, qui avait été autrefois le principal et le plus fameux de la Provence entière, fut anéanti et réduit presque à rien131

Cette description reprend le passage de la Vie de Maïeul de Cluny (I, 1) dans lequel le moine Syrus raconte la destruction de la Provence et la réduction de « lieux désirables » en « vastes déserts132 ». Incarnant la renaissance

du monachisme, Saint-Victor prend donc, en Provence, la relève de Cluny, jusqu’ à secourir les moines de Lérins assaillis par les Sarrasins. C’ est ce que raconte, dans le dernier quart du xie siècle, la Vie de l’ abbé Isarn de Saint-Victor.

Un an avant la mort de celui-ci, survenue en 1047, le monastère est attaqué et « détruit » par des pirates provenant d’ al-Andalus, qui enlèvent et emmènent avec eux plusieurs moines. Confirmé par d’ autres documents, l’ événement est tout à fait assuré133. L’ abbé de Saint-Victor est sollicité

pour servir de médiateur dans les négociations destinées à récupérer les religieux, dont le récit hagiographique précise qu’ ils sont détenus dans les taïfas de Tortose et de Denia. Rédigé deux ou trois décennies après les faits, le texte raconte de

manière détaillée le voyage entrepris par l’ abbé et sa rencontre avec le comte Raimond Bérenger Ier

de Barcelone, dont il obtient qu’ il envoie ses propres émissaires, accompagnés d’ un moine, à l’ émir de Denia, tandis qu’ un fidèle du comte, Gombaud de Besora, dépêche les siens, égale- ment accompagné d’ un moine, à celui de Tortose. Les incursions musulmanes du xie  siècle

paraissent liées à une transformation du califat de Cordoue, fragmenté en de multiples principautés dominées par de nouveaux maîtres, à l’ exemple de Mujâhid, souverain de la taïfa de Denia  : celui-ci s’ empare des îles Baléares, puis conquiert la Sardaigne en 1015, donnant naissance à une sorte de « califat méditerranéen et maritime  », contrôlant routes et escales, souvent des îles, permettant d’ opérer des raids et une guerre de course134. L’ agression de l’ île

de Lérins et la captivité des moines à Denia en 1046 coïncident avec le remplacement de Mujâhid par son fils Ali, celui que la Vie d’ Isarn nomme le «  roi Alaius  » et que des traités d’ amitié lient au comte de Barcelone135. Car la

violence qu’ impliquent les raids et la guerre de course n’ exclut nullement les négociations et les accords, politiques ou commerciaux136 : c’ est

d’ ailleurs en jouant de telles alliances qu’ Isarn obtient la libération des moines de Lérins. Pour autant, l’ hagiographe de Saint-Victor présente le voyage en Espagne de l’ abbé marseillais comme l’ ultime mission d’ un moine malade et même mourant, assimilée à une quête du martyre. Les Lériniens n’ élaborent pas eux-mêmes de récits relatant les assauts dont ils sont victimes, se satisfaisant apparemment des récits clunisiens et victorins qui les mettent en scène (et qu’ ils ont peut-être inspirés). On peut penser que l’ un ou l’ autre de ces textes était conservé à Lérins aux xie et xiie siècles. Dans le premier catalogue

connu des ouvrages de l’ abbaye (1639), se trouve en tout cas répertorié un « livre sur l’ invasion des ennemis de la Gaule et sur la désolation de l’ île de

Lérins » (« Liber de invasione hostili in Galliarum

partes et de desolatione insulae Lerinensis137  »)  :

ce titre n’ est autre que celui du premier chapitre du premier livre de la Vie de Maïeul composée par Syrus, dont quelques manuscrits attestent qu’ il a bien circulé de manière autonome par rapport à la Vie138. Le premier texte relatif au

martyre de Porcaire, sûrement composé à Lérins, est un bref panégyrique de l’ île monastique, transcrit sur un cahier vraisemblablement élaboré, aux environs de 1110, pour servir à un projet de cartulaire (qui prend finalement une autre forme quelques décennies plus tard139).

Ce texte se présente comme un acte, qu’ un titre ajouté au xve  siècle attribue au pape Grégoire

le Grand, faisant savoir que le monastère de Lérins est désormais «  libre  » et affranchi de tout pouvoir séculier. Après avoir mentionné les « hommes bestiaux » qui s’ en prennent aux biens d’ Église, le texte se transforme en un éloge de l’ île de Lérins, « dédiée par le sang des martyrs ». Ceux-ci sont identifiés : il s’ agit des cinq cent moines martyrs de Lérins, soumis à leur chef, le «  saint abbé Porcaire  », ainsi que du « vénérable Aygulf » (dont la figure est alors également récupérée sur place). L’ allusion à un texte lu (« legitur ») et la façon dont Porcaire se trouve caractérisé dans ce panégyrique, comme un chef de guerre (« dux ») et un porte-étendard (« signifer ») conduisant ses moines au martyre, permet de penser que la Vie de Maïeul, qui caractérise par les mêmes expressions l’ abbé de Lérins, en est la source d’ inspiration. Évoquant donc tout à la fois une « liberté » conférée aux moines de Lérins et la consécration de l’ île par le sang de Porcaire et de ses moines martyrs, ce texte composite du début du xiie siècle n’ est pas

sans rappeler la Carta liberalis : à Lérins comme à Saint-Victor, les privilèges et l’ excellence des grandes Églises monastiques se trouvent associés aux persécutions et aux souffrances infligées aux parfaits par les ennemis de la foi.

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Le martyre de l’ abbé Porcaire et des moines de Lérins, selon le récit placé en ouverture de la Vie de Maïeul de Cluny composée vers l’ an mil par le moine Syrus :

«  En Gaule, pour des raisons déterminées, le Seigneur décida d’ affliger le genre humain par la cruauté des païens ; ainsi l’ armée de la race néfaste des Sarrasins, quittant ses terres, parcourant l’ espace de toutes les mers et détruisant tout sur son passage, vint-elle en Provence, dans le but de combattre le nom chrétien et de soumettre la région. En suivant l’ occulte jugement de Dieu, elle passa les habitants au fil de l’ épée. Cette race répandit largement sa cruauté mortelle et désola la région presqu’ en totalité, au point que des endroits auparavant désirables semblaient changés en étendues désertiques. Elle rasa les plus nobles villes de la terre, dépeupla les domaines agricoles, détruisit les châteaux, renversa les bergeries du Seigneur et ne fit pas de minces carnages parmi les chrétiens. Entre autres forfaits, elle dépeupla l’ île de Lérins, qui brillait par la vie religieuse, et y rendit toute vie impossible ; elle tua cinq cent (voire plus) serviteurs de Dieu qui, parmi ceux qui étaient restés là, dépassaient les autres dans les veilles et la sainteté, alors qu’ un très grand nombre s’ immolait de lui-même.

On rapporte en effet – ce que je ne saurais passer sous silence – qu’ avant que la flotte sarrasine n’ approchât de Lérins, l’ ange du Seigneur apparut en songe au saint abbé Porcaire, qu’ il annonça avec précision l’ époque, le jour et l’ heure et, comme imminente, la mort certaine de tous, dans les sept jours à compter de celui-ci. À ce propos, il donna le mûr conseil de choisir l’ un de ces deux partis  : la fuite ou, sans hésitation, la palme du martyre. […]

Au matin, le bienheureux Porcaire convoque les frères et rapporte tout ce qu’ il a vu et entendu. Parmi eux, certains prennent peur, d’ autres sont incrédules  ; mais tous, devant cet événement inopiné, sont troublés par le danger. À l’ annonce de cette prédiction, les uns veulent se retirer dans des îles plus sûres, les autres se refusent à quitter les lieux. Ils prennent ainsi différents partis, tandis qu’ approche le jour attendu, seulement suspendu par l’ espace des nuits. À l’ heure de matines, au point du jour, dirigeant le regard au loin depuis les hauteurs, ils voient avancer l’ armée ennemie : voiles gonflées, sur un même front, les ailes en oblique, la flotte glisse sur tout l’ espace de la mer. Alors que les frères faiblissent, Porcaire, plantant en terre un “étendard de la sainte croix”, les exhorte à “rester fermes”. (Aussi, les moines)

sentent que le Christ ouvre aux vainqueurs la citadelle du ciel, à ses serviteurs les profondeurs du Père. L’ heureuse concorde donne le signal et, en récompense, fait suivre de bénéfices les dommages subis précédemment. C’ est pourquoi, pleins d’ entrain et sûrs d’ avance de leur victoire, ils s’ avancent, portes ouvertes, vers les campements (ennemis), tous ornés, tous revêtus d’ habits blancs, comme reconnus dès avant la création du monde par Jésus-Christ, l’ agneau immaculé et sans tache. Quelle joie agita alors l’ assemblée des anges venant à la rencontre de si grandes troupes de bienheureux martyrs ! […] »

Syrus, Vita sancti Maioli, I, 1, éd. Iogna-Prat, 1988, p. 178-182, trad. Iogna-Prat et al., 1994, p. 36-37.

Le martyre de l’ abbé Porcaire dans le panégyrique transcrit pour un projet de cartulaire de Lérins vers 1110 :

«  […] Il y a une île en Provence, entourée de partout par l’ étendue de la mer Tyrrhénienne, qui est appelée Lérins par ses habitants et a jadis été dédiée au Seigneur Jésus-Christ par le sang et les têtes de cinq cent martyrs. Le saint

abbé Porcaire, lit-on, fut leur chef et le porte- étendard de leur victoire, alors que s’ abattait sur eux la fureur du peuple des Sarrasins. Au milieu de leurs sépulcres se trouvent enfouis les ossements du vénérable Aygulf, abbé de ce lieu et remarquable martyr du Christ. Le monastère de cette île, uni à l’ époux céleste par l’ effusion et le bénéfice du sang d’ un tel nombre de martyrs, nous avons jugé digne de rehausser son prestige, en vertu de notre autorité, de celle de tous les évêques, des abbés comme des hommes nobles de ce saint synode, pour le plus grand profit de la religion. Aussi, qu’ il soit porté à la connaissance tant des évêques que des consuls de cette région que nous avons décidé de promulguer, avec notre souscription, ce décret pris dans le cadre de ce saint synode : que dorénavant, ce monastère soit libre, qu’ il ne soit pas soumis à quelque empire terrestre, tout service étant exclu ; qu’ il ne doive d’ obligation à personne, si ce n’ est ce qui est fait par la grâce de la charité. […] »

AD06, H 10, fol. 156 ro-vo [les mots en petites capitales

figurent ainsi dans le manuscrit], trad. Lauwers, 2009, p. 455.

Q

uelques années avant la composition du panégyrique lérinien, l’ île subit une nouvelle attaque de «  pirates barbares  », le jour de la Pentecôte,

ainsi que l’ écrit, en 1101, dans une lettre adressée à l’ abbé de Cluny, Hildebert de Lavardin, évêque du Mans, qui vient de s’ arrêter sur l’ île au retour d’ un voyage à Rome140.

Cette lettre est la plus ancienne attestation de la fortification de l’ île  : Hildebert raconte que plusieurs moines sont tués, tandis que les autres se réfugient dans une «  tour  » qui est donc ici mentionnée pour la première fois. Ce refuge primitif semble conservé pour l’ essentiel dans la partie occidentale de la tour actuelle (fig. 16, 17 et 18). Au rez-de-chaussée, la structure interne, qui se présente comme un donjon, est composée de deux nefs juxtaposées couvertes de voûtes en plein cintre, coffrées. Au premier étage, un volume équivalent à celui du rez-de-chaussée, bien que ruiné, est encore lisible  : à ce niveau était ménagée une porte d’ accès à la fortification, visible dans le mur méridional. L’ élévation orientale de la tour primitive est conservée jusqu’ au deuxième étage, sur une hauteur d’ environ 14 mètres. Ses dimensions (probablement une hauteur totale de 18 mètres, avec plus de 100  mètres carrés d’ emprise au sol) en font un édifice qui n’ a pas d’ équivalent pour la Provence de cette époque141.

Le chantier, sans doute entrepris sous l’ abbatiat d’ Aldebert II (1088-1103), se poursuit pendant plusieurs décennies, notamment grâce au soutien des papes soucieux de venir en aide aux moines de Lérins « placés devant la gueule des Sarrasins, dans la crainte de la captivité, des chaînes et des périls de la mort » (« ante Sarracenorum fauces positi,

captiones, catenas et mortis pericula metuentes  »),

ainsi que le dit une bulle d’ Honorius II le 5 janvier 1125142.

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