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Une solution : introduire la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CP

Considérant que l’absence de responsabilité étatique est la première faiblesse du régime de réparation de la CPI, nous défendons son introduction. L’idée n’est pas nouvelle puisqu’elle a été soulevée lors de la Conférence de Rome. Elle est même présupposée d’une certaine manière dans le Statut, et peut se déduire de la responsabilité du supérieur. Nous verrons qu’elle présenterait des avantages importants.

a) La responsabilité étatique subsidiaire dans la proposition française à la Conférence de Rome

Lors des négociations à la Conférence de Rome en 1998, la délégation française a fait inclure une très intéressante forme de responsabilité étatique subsidiaire, qui oblige l’État à réparer au cas où la personne condamnée ne pourrait pas le faire :

[La Cour peut aussi [ordonner] [recommander] qu’un État accorde aux victimes ou à leurs ayants droit une forme appropriée de réparation, telle que la restitution, l’indemnisation ou la réhabilitation] :

[- Si la personne condamnée n’est pas en mesure de le faire directement ; [ou

– Si, lorsqu’elle a commis l’infraction, la personne condamnée agissait au nom dudit État à titre officiel et dans la limite des pouvoirs qui lui étaient conférés]]55

Cette proposition s’inspire du §11 de la Déclaration de 198556.La France n’est pas la seule à défendre la prise en compte de la responsabilité étatique : la République démocratique du Congo, par exemple, faisait encore à la dernière session du comité préparatoire en mars-avril 1998 une proposition signifiant que des réparations puissent être ordonnées contre des États, celui ou le crime s’est commis, s’il a échoué à protéger les victimes, ou celui dont la personne reconnue coupable est ressortissante, s’il y était également résident au moment du crime57. La proposition

française est encore moins directe puisque la responsabilité étatique y est subsidiaire, l’État visé seulement si la personne reconnue coupable n’a pas les moyens de payer les réparations demandées – ou si elle agissait officiellement au nom de l’État, ce qui est encore différent.

Malheureusement, cette disposition a été purement et simplement refusée par la majorité des États participant aux négociations et, par conséquent, le paragraphe 2b a été retiré de l’article 73 (qui est maintenant l’article 75). L’abandon était la seule

55 Doc. off. AG NU, A/CONF.183/2/Add.1 (14 avril 1998), art. 73(2)(b), p. 120.

56 « Lorsque des fonctionnaires ou d’autres personnes agissant à titre officiel ou quasi officiel ont

commis une infraction pénale, les victimes doivent recevoir restitution de l’État dont relèvent les fonctionnaires ou les agents responsables des préjudices subis. Dans les cas où le gouvernement sous l’autorité duquel s’est produit l’acte ou l’omission à l’origine de la victimisation n’existe plus, l’État ou gouvernement successeur en titre doit assurer la restitution aux victimes ».

issue possible car, sans lui, l’art. 75 tout entier n’aurait pas été voté. Reste que le statut du criminel, agent de l’État ou personne privée, fait toujour une différence lors du procès. Massacrer la population lorsque l’on a la responsabilité de la protéger est un facteur agravant.

On a également exploré un autre moyen d’impliquer la responsabilité étatique, moins frontal, moins direct et surtout moins contraignant : la Cour aurait fait des recommandations aux États selon lesquelles ils devaient fournir un formulaire de réparations aux victimes. Cette proposition n’a pas été retenue, même si la recommandation est par nature non contraignante. Reste que ce rejet n’a pas grande conséquence, puisque la Cour reste libre de faire des recommandations qui, puisqu’elles ne sont pas contraignantes, peuvent de toute façon être ignorées. Après ces deux échecs, la proposition finale de la France et du Royaume-Uni ne contenait plus aucune référence à la responsabilité étatique, sous aucune forme que ce soit.

La proposition française est un premier pas que nous défendons volontiers. Mais nous allons plus loin, en souhaitant que la Cour puisse ordonner des réparations contre des États, pas seulement de façon subsidiaire, lorsque les coupables n’ont pas les moyens de payer, mais à chaque fois que la responsabilité de l’État pourra être mise en cause dans la commission du crime. Il s’agit donc de faire entrer de plein droit la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI. Cela peut se montrer à l’aide de deux arguments.

b) La responsabilité étatique est déjà présupposée dans l’état actuel du Statut

D’abord, il faut remarquer que le Statut dans sa forme actuelle présuppose déjà, d’une certaine manière, la responsabilité étatique. Dire que le crime contre l’humanité exige que l’individu ait connaissance que son acte s’inscrit dans « le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la population civile » (art. 7), c’est très clairement présupposer l’existence d’une politique qui dépasse cet individu précis, et qui dans la plupart des cas est probablement étatique (elle pourrait aussi être le fait d’un groupe rebelle par exemple). Et si donc l’individu en question est reconnu responsable de crime contre l’humanité, c’est implicitement que cette politique dans laquelle il inscrit son acte est elle-même et a fortiori coupable de crime contre

l’humanité. La définition de l’article 7 est l’aveu que la responsabilité individuelle implique dans le cas du crime contre l’humanité une responsabilité supérieure, la plupart du temps étatique, à laquelle elle est consubstantiellement liée. Le fait que le Statut dans sa forme actuelle présuppose la responsabilité étatique signifie qu’elle est explicitement absente du texte pour de mauvaises raisons : non parce qu’elle n’aurait rien à y faire, mais parce que les États n’ont pas souhaité l’inclure lors des négociations pour des raisons évidemment politiques. Dès lors, l’introduction d’une dose de responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI ne serait révolutionnaire que politiquement. Ce n’est pas peu dire, certes, et nous reviendrons sur les conséquences que cela implique, mais il est important de souligner que, conceptuellement, il ne s’agirait que de passer de la puissance à l’acte, puisqu’elle a déjà une présence souterraine.

c) La responsabilité étatique est impliquée par la responsabilité du supérieur

La responsabilité du supérieur, qui est présente dans le Statut, est ce qui permet de faire le lien entre les responsabilités individuelle et étatique. Elle montre que l’État est souvent impliqué même quand les coupables semblent être des personnes physiques, et qu’il est donc non seulement possible, mais aussi souhaitable, d’introduire la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI.

(i) La présence de la responsabilité du supérieur

La responsabilité pénale individuelle est problématique dans la mesure où elle est parfois diluée et dégradée en différents degrés. Dans l’hypothèse où une victime n’aurait pas obtenu une réparation in integrum de la personne condamnée, peut-elle déposer une demande en réparation contre son supérieur hiérarchique, par exemple ?58. La question est difficile, car le Statut n’y répond pas en relation avec le droit à réparation. En matière de responsabilité pénale, l’art. 28 établit que le chef militaire est responsable des exactions commises par les forces placées sous son

58 Voir Claude Jorda et Jérôme de Hemptinne, « The Status and Role of the Victim » dans A. Cassese,

P. Gaeta et J. Jones, dir., The Rome Statute of the International Criminal Court: a Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2002, 1387, à la p. 1411.

commandement et sous son contrôle effectif s’il était au courant des crimes ou aurait dû l’être et qu’il n’a pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour les empêcher ou les dénoncer aux autorités compétentes. Il s’agit d’une provision classique en droit international humanitaire, développée par le Protocole de Genève de 197759 et, depuis, surtout par la pratique des tribunaux ad hoc60, qui a influencé l’inclusion de l’art. 28 dans le Statut de Rome. Mais cela ne nous dit rien sur la demande de réparation elle-même.

On peut imaginer deux hypothèses : soit la Cour répare au fur et à mesure, c’est-à-dire à l’issue de chaque poursuite pénale individuelle, soit elle attend la fin de toutes les poursuites pénales individuelles liées à un même crime avant d’attribuer des réparations aux victimes du crime en question. La première hypothèse a l’avantage de ne pas faire attendre les victimes : un seul procès est déjà suffisamment long et difficile à vivre pour que l’on prenne soin d’éviter de les multiplier avant de déboucher sur un résultat, sans compter que les besoins des victimes peuvent être urgents – c’est la question des aides provisoires dont nous reparlerons. Mais cette première hypothèse a également l’inconvénient de l’incohérence : du point de vue de la victime, le crime est un événement unique et entier, qui n’est pas morcelé selon ce que la justice peut établir a posteriori de la responsabilité des uns et des autres. Qu’il y ait derrière le criminel un responsable hiérarchique qui avait le tort de savoir, ou de n’avoir rien fait pour l’empêcher, ne double pas le coup reçu par la victime, ne multiplie pas par deux son dommage, et ne donne donc pas droit à plusieurs réparations au lieu d’une. Oui mais, répondra-t-on, ce n’est pas doubler la réparation et donner trop, c’est au contraire la diviser et finalement donner exactement ce qui était dû. Ainsi la réparation obtenue contre le subordonné ajoutée à celle obtenue contre le supérieur hiérarchique – si l’on suppose dans le cas le plus simple qu’il n’y a que deux protagonistes – devrait-elle équivaloir à la réparation in integrum « méritée » ou « due » par la victime. Il va sans dire que le calcul est très incertain, car il faudrait connaître avant d’octroyer la première réparation le nombre exact d’individus responsables, afin de déterminer quelle proportion du total le premier devra donner. Or, ce nombre n’est pas connu puisque les procès n’ont pas tous lieu en même temps. La division est donc impossible a priori.

59 Voir art. 86 et 87 du Protocole I de 1977.

En plus d’être incohérente, cette première hypothèse a également le défaut de faire revivre plusieurs fois le crime aux victimes. Il ne faut pas oublier l’importance psychologique de la clôture. Le jugement permet le deuil, la cicatrisation. S’il en faut plusieurs pour obtenir la réparation nécessaire, s’il faut revivre plusieurs fois la longueur de la procédure et le souvenir du crime, revoir les détails et les visages des accusés, la cicatrice est constamment réouverte. La première hypothèse va donc à l’encontre de l’essence même de ce qu’est la réparation. Réparer c’est guérir, effacer autant que possible les traces du crime. Diviser la réparation c’est au contraire prolonger les souffrances, ranimer le crime. Et, de ce point de vue, on pourrait même soutenir que le calcul de la réparation s’en trouve faussé. Car au dommage causé par le crime lui-même, qui n’est pas encore réparé intégralement, s’ajoute maintenant celui causé par cette division de la réparation, qui déterre et ravive le crime. De sorte que la réparation due au début de la procédure n’est déjà plus celle qui est due à la fin de celle-ci, tant les dommages collatéraux de la procédure elle-même ont pu la faire croître. La conclusion est que cette première hypothèse qui consiste à réparer au fur et à mesure n’est ni viable ni juste.

La seconde hypothèse, selon laquelle la Cour attend la fin de toutes les poursuites pénales individuelles liées à un même crime avant d’attribuer des réparations aux victimes du crime en question, doit donc être préférée, tout simplement parce qu’elle est inévitable. Elle a cependant le défaut évident de repousser le moment où la victime pourra bénéficier de la réparation : il faut donc qu’elle soit accompagnée de mesures concernant les aides provisoires, sur lesquelles nous reviendrons bientôt.

(ii) Comment la responsabilité du supérieur implique celle de l’État

Le pont entre les deux responsabilités, individuelle et étatique, peut être construit par la responsabilité du supérieur (superior responsibility). Nous partageons ici la position de Natalie Reid, qui montre comment la responsabilité des supérieurs (militaires et civils) implique nécessairement celle de l’État, « because the duties that are imposed on superiors to prevent and punish the crimes of their subordinates are in turn derived from the more general obligations that are imposed on states to prevent

and punish certain violations of international law by individuals »61. Il y a effectivement dans la responsabilité du supérieur davantage que de la responsabilité individuelle : dire qu’un supérieur est responsable des actes commis par les personnes agissant sous sa responsabilité et sous son contrôle effectif n’est pas qu’ajouter une responsabilité individuelle à une autre. Il y a dans ce lien quelque chose de plus, qui déborde les deux individus. Il y a une référence à la force qui est à l’origine du lien, qui est donc responsable d’avoir placé l’un sous la responsabilité de l’autre, et qu’incarne le supérieur lorsqu’il agit au nom de l’État. Le régime de la responsabilité du supérieur n’est pas n’importe quel élément du régime de la responsabilité individuelle : il est précisément ce qui fait le pont entre responsabilité individuelle et responsabilité étatique. Il est du même coup ce qui permet d’établir que les responsabilités pénale et civile sont liées, tout en restant distinctes.

L’un des éléments de la responsabilité du supérieur est l’obligation de prévenir ou de punir la commission de crimes, qui sont d’ailleurs ceux relevant de la juridiction de la CPI : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre. Or, cette obligation ne pèse généralement pas sur un individu, mais sur l’État dont l’individu en question, le supérieur, le commandant, n’est qu’une manifestation. L’État a, en droit international, l’obligation de prévenir ou punir de tels crimes, comme en témoignent de nombreux instruments62. La responsabilité étatique dans ce domaine

(celui des crimes internationaux dans lesquels la responsabilité pénale individuelle est également engagée) est clairement établie par, outre ces instruments, les Articles de la CDI sur la responsabilité des États de 2001 – la CIJ étant la Cour capable de poursuivre les États contrevenants.

Il y a donc en jeu deux responsabilités, mais elles font davantage que coexister : celle de l’individu exprime et implique celle de l’État63. Cela ne revient pas à dire, bien entendu, que la responsabilité ne peut jamais être seulement individuelle : il est de nombreux cas dans lesquels le crime est un acte isolé ne s’inscrivant dans aucune

61 Natalie L. Reid, « Bridging the Conceptual Chasm: Superior Responsibility as the Missing Link

between State and Individual Responsibility under International Law » (2005) 18 Leiden J. Int’l L. 795, à la p. 798.

62 On peut penser notamment à l’art. 1 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de

génocide et l’art. 2 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le droit coutumier commande également aux États de prévenir ou punir toutes les violations graves des Conventions de Genève de 1949.

63 Sur cette imbrication, voir Rafaëlle Maison, La responsabilité individuelle pour crime d’État en droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2004.

politique globale. On peut douter toutefois que, devant la CPI, ces cas soient nombreux : les crimes relevant de sa juridiction sont par nature fort susceptibles d’être étatisés. Dès lors, la responsabilité du supérieur, qui figure dans le Statut (art. 28) comme nous l’avons déjà mentionné, est un instrument utile permettant de remonter depuis la responsabilité individuelle jusqu’à celle de l’État – sauf que cette dernière ne peut être mise en cause dans l’état actuel du Statut, ce qui est fort malheureux.

d) Les avantages d’une telle introduction

Les avantages de l’introduction de la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI seraient tout simplement gigantesques. Il s’agirait, d’abord, d’une réponse efficace au problème des ressources financières, puisque les États ont des moyens dont ne disposent pas les individus, comme n’ont cessé de le montrer les comparaisons peu flatteuses entre les réparations que l’on peut espérer obtenir devant la CPI à l’heure actuelle et celles obtenues devant les cours régionales des droits de l’homme ou par des programmes nationaux et internationaux.

Ensuite, l’introduction de la responsabilité étatique permettrait d’introduire avec elle d’autres types de réparation. Le régime actuel de la CPI, contrairement à la Déclaration de 1985 et aux Principes de 2005, ne prévoit que trois formes de réparation et exclut la satisfaction et la garantie de non-répétition. Comme nous l’avons vu, la raison est que ces deux dernières formes relèvent du droit de la responsabilité étatique. En invitant la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI, on permet donc l’introduction de ces deux autres formes de réparation, qui peuvent s’avérer particulièrement adéquates dans le cas où les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ont un lien, au moins dans l’opinion publique, avec l’État.

Enfin, impliquer la responsabilité étatique pourrait également avoir une portée dissuasive. Si les États savent qu’ils peuvent être tenus responsables de la conduite des individus qui agissent en leur nom et, en l’occurrence, qu’ils devront payer des réparations, alors ils feront davantage d’efforts pour prévenir les crimes commis par ces individus. Impliquer l’État pourrait être dissuasif, et contribuer ainsi au maintien

de la paix et de la sécurité internationale avec davantage d’efficacité que ne le fait l’actuelle CPI.

II- La nature de la réparation : donner la priorité à la réparation