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Le problème : le champ d’application du régime de réparation de la CPI est beaucoup trop étroit

Les victimes ne pourront pas recevoir de réparations si elles n’ont pas eu la « chance » d’avoir été victimes d’individus clés ou de personnes identifiées et, surtout, elles ne pourront pas compter sur la responsabilité de l’État, qui est d’emblée exclue du champ d’application du régime de réparation de la CPI.

a) Les individus clés seulement

Qui sont les personnes condamnées ? Certaines de celles qui étaient accusées. Et qui sont les personnes accusées ? Certaines de celles qui ont commis les crimes. Certaines seulement, pas toutes. C’est même une règle. Parce que les criminels sont potentiellement très nombreux, de l’ordre de plusieurs milliers dans la plupart des

situations, il n’est pas envisageable pour la Cour de les poursuivre tous. On a donc choisi de se concentrer sur quelques individus clés, les plus importants, les gros poissons, comme l’explique le Bureau du procureur : « as a general rule, the Office of

the Prosecutor should focus its investigative and prosecutorial efforts and resources on those who bear the greatest responsibility, such as the leaders of the State or organisation allegedly responsible for those crimes »46. Trois ans plus tard, le Procureur lui-même, Luis Moreno-Ocampo, présente cette priorité comme un principe important de sa stratégie : « The Office will select situations and cases taking into consideration their gravity in order to work on the most serious crimes. Our focus will be on those who bear the greatest responsibility for these crimes, according to, and dependent on, the evidence that emerges in the course of an investigation »47.

b) Les personnes identifiées seulement

Si la Commission internationale d’enquête sur le Darfour contourne le régime de réparation de la CPI, comme nous le rappelions dans l’introduction de ce chapitre, c’est pour deux raisons en particulier, qui sont l’une et l’autre des conséquences du fait que la Cour ne peut ordonner de réparations que contre une personne condamnée. La première est que pour que la victime puisse recevoir une réparation devant la Cour, il faut que son bourreau soit identifié. C’est une manifestation évidente du fait que la réparation s’inscrit dans une procédure pénale, puisqu’elle s’obtient devant une Cour et non par un programme de réparations ou un fonds quelconque. Mais c’est également un problème de taille, puisqu’il n’est pas toujours facile d’identifier les responsables, il est même parfois impossible de le faire, et les victimes n’en sont pas moins victimes pour autant. De ce point de vue, le traitement différentiel qu’offre la Cour semble inéquitable puisqu’il distingue des victimes qui ont eu la « chance » de souffrir de crimes dont les responsables, par le hasard du lieu, du moment, des témoins, peuvent être identifiés et des victimes des mêmes crimes peut-être, ou même de crimes plus graves, mais dont les responsables, par le même hasard, ne peuvent

46 Paper on some policy issues before the Office of the Prosecutor, september 2003, Doc. ICC-OTP

2003, p. 6-7.

47 Seventh Diplomatic Briefing of the International Criminal Court, Compilation of Statements,

être identifiés. Les premières ont droit à réparation devant la CPI, les secondes n’y ont pas droit.

C’est la raison pour laquelle la Commission internationale d’enquête sur le Darfour recommande la création d’une Commission d’indemnisation « designed to grant reparation to the victims of the crimes, whether or not the perpetrators of such crimes have been identified »48. Ce programme distinct aurait l’avantage de présenter un champ d’application plus large puisque non dépendant de l’identification des responsables des crimes commis. Cette Commission d’indemnisation est d’ailleurs présentée « not as an alternative, but rather as a measure complementary to the referral to the ICC »49. La justification fournie par la Commission internationale d’enquête est intéressante et jette une lumière crue sur la véritable marge de manœuvre de la Cour :

This proposal is based on practical and moral grounds, as well as on legal grounds. As for the former, suffice it to mention that in numerous instances, particularly in rape cases, it will be very difficult for any judicial mechanism to establish who perpetrated such crimes. In other words, judicial findings and retribution by a court of law may prove very difficult or even impossible.50

À l’heure qu’il est, la situation au Darfour est devant la CPI. Les victimes de ce conflit peuvent d’ores et déjà présenter des demandes de réparation. Si l’on en croit la Commission internationale d’enquête, cette procédure pourrait donc s’avérer « difficile ou même impossible ».

c) L’absence de la responsabilité étatique

La seconde raison pour laquelle la Commission internationale d’enquête sur le Darfour s’est détournée du régime de réparation de la CPI est ce que nous considérons comme sa première faiblesse : elle n’a aucune compétence relativement à la responsabilité étatique. Or, comme l’explique bien la Commission, en matière de

48 Report of the International Commission of Inquiry on Darfur to the United Nations Secretary-

General, Geneva, 25 January 2005, Executive Summary, IV, p. 6.

49 Ibid., §590. 50 Ibid., §592.

réparation la responsabilité étatique est essentielle51.En l’occurrence et parce que les responsables des crimes commis au Darfour sont le gouvernement soudanais et les rebelles, la Commission établit que cet État et les individus concernés sont les créanciers du droit à réparation52. Cela signifie qu’il y a coexistence de deux responsabilités : individuelle et étatique. Or, la CPI est impuissante face à la seconde. La Commission décrit ensuite avec précision la Commission d’indemnisation demandée (§601) et la nature de ses bénéficiaires, c’est-à-dire les victimes au sens de la Déclaration de 1985 (§602). Les crimes commis par le gouvernement soudanais seront indemnisés par lui. Ceux commis par les rebelles le seront par un Fonds international alimenté par des contributions volontaires (§603). Deux mois plus tard, le CS dans sa résolution 1593 satisfait l’une des demandes de la Commission : il saisit la CPI et lui réfère la situation au Darfour. Mais il n’est plus guère question des réparations, et l’audacieuse proposition de la Commission reste lettre morte. Le préambule de la résolution reste dans le cadre du régime de la CPI, en rappelant « les articles 75 et 79 du Statut de Rome et encourageant les États à alimenter le Fonds de la Cour au profit des victimes »53. Le Conseil encourage aussi la création d’une commission « vérité et/ou réconciliation » (§5) dans des termes vagues et sans qu’il soit question des réparations. Par conséquent, du point de vue des réparations, la résolution 1593 est extrêmement décevante, puisqu’elle néglige complètement la très intéressante proposition de la Commission, qui permettait de pallier les insuffisances du régime de réparation de la Cour. Nous partageons la déconvenue de Condorelli et Ciampi54.

L’absence de responsabilité étatique pourrait toutefois être nuancée, sur le plan moral au moins. Le fait même que 105 États soient parties au Statut de Rome et financent la Cour, tandis que certains contribuent directement au Fonds au profit des victimes, ne manifeste-t-il pas la reconnaissance d’une responsabilité de réparer les crimes que l’on n’a pu ou su prévenir ? La communauté internationale ne reconnaît- elle pas, de ce fait, une sorte de responsabilité étatique – et même partagée, commune, interétatique ? Peut-on considérer qu’il s’agit de la « preuve d’une pratique générale, acceptée comme étant le droit », selon les termes bien connus de

51 Ibid., §593. 52 Ibid., §600.

53 Doc. off. CS NU, S/RES/1593 (31 mars 2005). 54 Condorelli et Ciampi, supra note 18 à la p. 599.

l’art. 38 du Statut de la CIJ ? Les contributions volontaires des États au Fonds ne constituent pas une coutume dans la mesure où il ne s’agit pas d’une obligation sociale que la régularité aurait transformé en règle de droit. Il n’y a ni pratique générale ni opinio juris. Il y a bien, pourtant, une certaine reconnaissance de la responsabilité de réparer – mais une responsabilité morale et non juridique au sens strict. La question est alors de savoir de quelle logique elle relève, de la solidarité, de l’assurance, et nous verrons cela dans le troisième chapitre consacré au Fonds. Ce qu’il faut retenir pour l’instant est l’absence juridique de responsabilité étatique dans la juridiction de la Cour – ce qui n’exclut pas forcément d’autres formes de responsabilité, présupposées, implicites, souterraines.

L’exemple du Darfour a donc mis en évidence deux problèmes de taille, qui concernent l’un et l’autre la nature du créancier du droit à réparation : il doit être identifié et il ne peut s’agir d’un État. La solution du premier se trouve peut-être dans le Fonds qui peut, lui, octroyer des réparations aux victimes sans identifier les coupables, puisqu’il ne s’agit pas d’une Cour dont le but est de déterminer la culpabilité comme nous l’avons vu. La solution du second est d’introduire une dose de responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI. C’est la piste qu’il faut à présent développer.

2) Une solution : introduire la responsabilité étatique dans le régime de