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Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

I- Les étapes de la procédure devant la Cour

1) L’établissement de la procédure

C’est à la Cour elle-même que revient l’établissement des principes relatifs aux réparations : elle « établit des principes applicables aux formes de réparation, telles que la restitution, l’indemnisation ou la réhabilitation, à accorder aux victimes ou à leurs ayants droits » (art. 75(1)). Elle a même l’obligation de le faire (le version anglaise dit shall). La formulation, toutefois, reste vague. Les principes sont par définition des normes générales. Ont-elles ici un caractère substantif ou procédural ? Au moment de la rédaction du Statut, les deux sans doute : les « principes applicables aux formes de réparation » pouvaient concerner autant les formes elles-mêmes (leur nature, les critères permettant de choisir entre elles) que la manière de procéder pour les mettre en œuvre. On peut notamment se demander si la Cour doit établir les principes en question généralement ou au cas par cas80. Par ailleurs, si la Cour doit établir des principes généraux, elle peut (may) aussi agir in concreto, en déterminant « dans sa décision l’ampleur du dommage, de la perte ou du préjudice causé aux victimes ou à leurs ayants droit, en indiquant les principes sur lesquels elle fonde sa décision ».

Elle peut donc décider, d’abord, si elle octroit réparation et, ensuite, de quelle manière elle le fait. Henzelin et al. y voient une manifestation de la discrétion et de la souplesse dont dispose la Cour afin d’adapter son action aux cas traités. Bitti et Rivas, quant à eux, comptent sur la jurisprudence pour construire individuellement les principes en question81. Mais il y a alors un risque de contradiction ou au moins d’inconsistance entre les travaux des différentes chambres ; ces divergences pourraient éventuellement être harmonisées en appel.

Aujourd’hui, cependant, cette provision très générale du Statut ne conserve qu’un caractère substantif, car elle a depuis été complétée par le RPP (règles 94-99) et le Règlement de la Cour (Norme 88), qui ont été votés par l’AEP. Par conséquent, lorsque l’art. 75(1) explique que c’est la Cour qui « établit des principes applicables aux formes de réparation », la notion de principe ne revêt pas un caractère procédural,

80 Henzelin et al., supra note 16 à la p. 330. 81 Bitti et Rivas, supra note 33 à la p. 311.

car la Cour ne dispose pas en matière de procédure d’une discrétion totale : sa marge de manœuvre est encadrée par des textes, et la procédure est donc établie a priori en grande partie par l’AEP, pour ensuite seulement être complétée a posteriori par la jurisprudence de la Cour. Nous verrons tout à l’heure que le Fonds dispose quant à lui d’une marge de manœuvre plus grande, qu’il faudrait sans doute mettre davantage à profit.

2) La complémentarité

Le principe de complémentarité est rappelé dans le préambule et l’art. 1 du Statut : « [la Cour] est complémentaire des juridictions pénales nationales ». La CPI ne peut exercer sa juridiction que si la juridiction nationale concernée fait preuve soit d’un manque de volonté (art. 17(2)), soit d’une incapacité (art. 17(3)). De là, on peut notamment se demander si l’absence de réparation adéquate à des victimes de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, peut être considérée comme une incapacité de la juridiction nationale qui permettrait donc à la Cour d’exercer sa compétence82. Question difficile, qui en implique plusieurs. Il faudrait d’abord que la

complémentarité vaille aussi pour les réparations et pas seulement pour les poursuites pénales. C’était le cas dans l’esprit du Comité préparatoire, qui considérait que la complémentarité « doit être prise en considération à tous les stades où les rôles respectifs de la Cour et des autorités nationales peuvent coïncider ou coïncident effectivement »83. La réparation est l’un de ces stades, à chaque fois que la juridiction

nationale la permet. Il faudrait ensuite savoir comment évaluer la réparation nationale : comment savoir lorsqu’elle est « adéquate » et lorsqu’elle ne l’est pas ? Son existence peut être objectivement constatée : elle est ou elle n’est pas. Mais son efficacité, sa pertinence, sa justesse, ne sont-elles pas des notions trop subjectives ? C’est en tout cas ce que pense le Comité préparatoire84, qui souligne également au sujet des crimes les plus graves qu’« il y aurait toujours un problème de ‘perception’ : il serait difficile de croire que les tribunaux nationaux puissent être justes et

82 Voir Ilaria Bottigliero, Redress for Victims of Crimes under International Law, Leiden, Martinus

Nijhoff, 2004, p. 235.

83 Doc. off. AG NU, A/51/22 (13 septembre 1996), §154, p. 38.

84 « On a noté que si l’on pouvait davantage s’appuyer sur les faits pour décider de ‘l’existence’ de

systèmes pénaux nationaux, la décision concernant ‘l’inefficacité’ de tels systèmes était par trop subjective » (Ibid., §161, p. 40).

impartiaux »85, ce qui pourrait également s’appliquer aux réparations. Sans compter les conséquences de cette évaluation du système juridique national par la Cour : « [c]ela empiéterait sur la souveraineté des systèmes juridiques nationaux et pourrait mettre l’État en question dans une situation gênante au point de l’empêcher d’apporter sa coopération à la Cour »86.

Le principe de complémentarité a au moins trois conséquences en ce qui nous concerne. D’abord, il signifie que les juridictions domestiques conservent la responsabilité première de réparer : les réparations octroyées par la Cour doivent rester exceptionnelles, elles ne sont là que pour pallier les déficiences des États. Ensuite, dans le cas où des réparations auraient déjà été accordées à la victime au niveau national, il serait cohérent que la Cour doive les prendre en compte, puisque son rôle est seulement complémentaire. Aucune provision, si ce n’est le principe de complémentarité lui-même, ne l’y oblige pourtant dans les textes, et cette question importante ne trouve pas de réponse officielle. Il serait pourtant intéressant de savoir comment la Cour, dans sa détermination de la réparation, déduira l’éventuelle réparation déjà obtenue devant une juridiction nationale. Les juges se baseront-ils sur le dommage causé au moment du crime, ou sur ce qu’il en reste s’il a depuis été en partie compensé par des formes nationales de réparation ? Rien dans les textes ne permet de le dire avec assurance, mais on peut imaginer qu’en vertu du principe de complémentarité c’est la seconde option qui doit être retenue : si la Cour est complémentaire des juridictions nationales, la réparation qu’elle octroie doit l’être également. Ce qui signifie qu’elle doit prendre en compte non seulement ce qui a déjà été fait sur le papier, mais plus précisément ce qui en a été fait : seules les réparations dignes de ce nom ayant produit un résultat devraient être déduites de celles à venir – ce qui nous ramène au problème délicat de l’évaluation de la pertinence, de la justice et de l’efficacité des réparations nationales par une Cour internationale.

Enfin, cela implique que « [l]es dispositions du présent article s’entendent sans préjudice des droits que le droit interne ou le droit international reconnaissent aux victimes » (art. 75(6)). Clause confirmée par l’art. 10, selon lequel « Aucune disposition du présent chapitre ne doit être interprétée comme limitant ou affectant de quelque manière que ce soit les règles du droit international existantes ou en formation qui visent d’autres fins que le présent Statut ». Cette provision, habituelle

85 Ibid., §158, p. 39. 86 Ibid., §161, p. 40.

dans les traités de droit international des droits de l’homme87, est ce que l’on pourrait appeler la clause de la situation la plus favorable (par analogie avec le clause de la nation la plus favorisée dans les conventions bilatérales), et elle tire sa raison d’être du fait que d’autres régimes de réparation, nationaux ou régionaux, peuvent aller soit plus loin que la CPI et réparer mieux ou davantage, soit moins loin : on peut imaginer, par exemple, qu’un programme national puisse octroyer une indemnisation mais soit moins suceptible de procurer une satisfaction au sens de réparation morale et symbolique (excuses publiques, commémoration, etc.)88. Le but de ces précautions est de faire en sorte que les victimes puissent accéder à la meilleure protection, à la meilleure réparation, que ce soit ou non par la CPI. Dans le même esprit, le CS déclarait au sujet du TPIY que « la tâche du Tribunal sera accomplie sans préjudice du droit des victimes de demander réparation par les voies appropriées pour les dommages résultant de violations du droit humanitaire international »89.