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Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

I- Les étapes de la procédure devant la Cour

4) La coopération des États

Ce n’est pas tout d’émettre une ordonnance de réparation. Encore faut-il qu’elle soit correctement appliquée et qu’elle débouche effectivement sur des réparations pour la victime. L’expérience des tribunaux des droits de l’homme témoigne malheureusement qu’un jugement obtenu peut fort bien ne pas être appliqué. La question de la mise en œuvre est donc primordiale, et la réponse dépend essentiellement de la coopération des États. Les États ne relèvent pas de la juridiction de la Cour, qui se limite aux individus, mais ils ne sont pas pour autant absents de la procédure de réparation, bien au contraire. L’État intervient à plusieurs égards, notamment s’il est un État tiers de bonne foi, dont la Cour peut solliciter et prendre en considération les observations (art. 75(3)), mais aussi lorsqu’il s’agit de donner « la plus large publicité possible aux procédures en réparation » (règle 96(2) RPP) et d’appliquer les décisions de la Cour, des mesures conservatoires aux ordonnances de réparation (règles 217-219 RPP), en particulier lorsque la personne condamnée est liée à un État, qu’il représentait dans ses fonctions (haut fonctionnaire, militaire,

membre du gouvernement, etc.), et que la réparation adéquate passe par la reconnaissance publique du crime (satisfaction)112.

a) Les mesures conservatoires

Lorsqu’un mandat d’arrêt ou une citation à comparaître est émise (art. 58), la Chambre préliminaire peut, soit à la demande des victimes, soit à celle du Procureur, soit de sa propre initiative, prendre « des mesures conservatoires aux fins de confiscation, en particulier dans l’intérêt supérieur des victimes » (art. 57(3)(e)). Ces mesures consistent notamment en « l’identification, la localisation, le gel ou la saisie du produit des crimes, des biens, des avoirs et des instruments qui sont liés aux crimes, aux fins de leur confiscation éventuelle, sans préjudice des tiers de bonne foi » (art. 93(1)(k)).

De telles mesures semblent évidentes. Elles ont pourtant donné lieu à d’âpres négociations. Les États qui s’y opposaient arguaient notamment qu’elles violent la présomption d’innocence et le droit de l’accusé de ne pas subir de dommages avant que sa culpabilité ne soit établie ; et qu’elles pourraient concerner des propriétés qui n’ont aucun rapport avec le crime, et que les geler pourrait rentrer en conflit avec le droit interne. Afin de répondre à la première inquiétude, l’art. 75(4) ne permet ces mesures conservatoires qu’après la condamnation.

Il semble effectivement logique d’attendre que la culpabilité d’une personne soit établie avant de saisir ses biens. Mais il ne faudrait pas que l’intérêt des victimes et le bon déroulement du procès s’en trouvent lésés et, de ce point de vue, l’art. 75(4) est problématique. Certaines victimes ont besoin d’un soutien intérimaire urgent, et la procédure peut s’éterniser. Afin de ne pas violer les droits de l’accusé, ce soutien ne peut pas provenir de la saisie de ses biens. Il faudra donc compter sur une aide extérieure à la procédure pénale, par exemple le Fonds au profit des victimes, nous en reparlerons. Mais les délais de l’art. 75(4) posent un autre problème : l’accusé pourrait en profiter pour mettre hors de portée les fonds dont il dispose et qui pourraient être saisis. Dans l’intérêt de la procédure, il est donc nécessaire d’identifier, de localiser et de geler les fonds de l’accusé le plus tôt possible, c’est-à- dire avant sa condamnation éventuelle. C’est pourquoi l’art. 57(3)(e) prévoit ces

mesures conservatoires dès l’émission d’un mandat d’arrêt ou d’une citation à comparaître. C’est également la raison pour laquelle la Chambre préliminaire I, dans l’affaire Lubanga, estime que « les demandes de coopération présentées aux États en application des articles 57-3-e et 93-1-k du Statut afin qu’ils prennent des mesures conservatoires destinées à garantir l’exécution de futures ordonnances de réparation devraient être transmises en même temps que les demandes de coopération sollicitant l’arrestation et la remise si les mandats d’arrêt ne sont pas délivrés sous scellés »113.

La règle 99 du RPP distingue donc deux cas de figure : les mesures conservatoires peuvent être demandées par la Chambre préliminaire en vertu de l’art. 57(3)(e), c’est-à-dire au début de la procédure, ou bien par la Chambre de première instance en vertu de l’art. 75(4), c’est-à-dire à la fin de la procédure.

Mais l’enjeu de l’art. 75(4) est ailleurs. Les produits du crime, les biens, les avoirs, les fonds de l’accusé sont situés sur un ou plusieurs territoires, relevant de la juridiction d’un ou plusieurs États. Les identifier, les localiser, les geler implique donc la coopération des États concernés. Le véritable enjeu de l’art. 75(4) est d’établir un lien entre la réparation et la coopération des États.

b) l’exécution des peines d’amende, mesures de confiscation et ordonnances de réparation

Dans le but d’exécuter les peines d’amende, les mesures de confiscation et les ordonnances de réparation, la Présidence de la Cour requiert la coopération de « tout État avec lequel la personne condamnée semble avoir un lien direct en raison de sa nationalité, de son domicile, de sa résidence habituelle ou du lieu de ses avoirs et de ses biens, ou avec lequel la victime a un lien de ce type » (règle 217 RPP). Elle communique alors aux États en question toutes les informations dont elle dispose permettant d’exécuter la décision (identité de la personne condamnée, localisation et montant des biens saisis, coordonnées du compte du Fonds le cas échéant, etc.). Notons que les biens et avoirs visés doivent être liés au crime. On se posait la question en mars 1998114, et l’art. 77(2)(b) du Statut y a répondu, en parlant de « [l]a confiscation des profits, biens et avoirs tirés directement ou indirectement du crime, sans préjudice des droits des tiers de bonne foi ». Si un État partie ne parvient pas à

113 Décision du 20 février 2006, supra note 17 §139.

confisquer les biens visés, « il doit prendre des mesures pour en récupérer la valeur » (règle 218(1)(c) RPP) et il ne peut en aucun cas « modifier les réparations fixées par la Cour, ni la nature ou l’ampleur des dommages, pertes ou préjudices telles que la Cour les a déterminées, ni les principes énoncés dans la décision, et qu’elles doivent en faciliter l’exécution » (règle 219 RPP).

La manière dont l’État va, dans les faits, appliquer les décisions de la Cour est laissé à sa discrétion : il dispose donc d’une certaine marge de manœuvre qui permet de se conformer à la législation nationale. Néanmoins, il ne peut pas se réfugier derrière cette législation nationale pour refuser de coopérer ou faire obstruction aux décisions de la Cour. Le cas échéant, il doit l’adapter : « Les États Parties veillent à prévoir dans leur législation nationale les procédures qui permettent la réalisation de toutes les formes de coopération visées dans le présent chapitre » (art. 88).

Ces mesures ne visent que les États parties. Il est pourtant aisé d’imaginer que le criminel en question, se sachant poursuivi, ait fait transférer ses biens et avoirs dans un État non partie, afin de compliquer la tâche de la Cour. Que se passe-t-il dans ce cas de figure ? Comment la Cour peut-elle exécuter ses décisions ? Dans quelle mesure peut-elle exiger la coopération de tous les États, qu’ils soient ou non parties ?

c) l’obligation de coopérer

i) des États parties

Dans le cas des États parties, l’affaire est relativement simple. L’art. 93(1), qui est cité par l’art. 75(4), requiert leur coopération lorsque la Cour leur demande assistance au sujet d’une enquête, d’une poursuite ou de mesures conservatoires. Les États parties n’interviennent qu’à deux égards concernant les réparations, pour assister la Cour dans la détermination (art. 93) et pour exécuter sa décision : « Les États Parties font appliquer les décisions prises en vertu du présent article comme si les dispositions de l’article 109 étaient applicables au présent article » (art. 75(5)). L’art. 109 en question établit que « Les États Parties font exécuter les peines d’amende et les mesures de confiscation ordonnées par la Cour ». Cette obligation d’appliquer les décisions de la Cour découle plus généralement de l’art. 86 selon lequel les États parties ont l’obligation de coopérer avec la Cour.

Que se passe-t-il si l’État partie refuse de coopérer ou, plus insidieusement, tarde à le faire, ralentit la procédure, gêne les travaux de la Cour ? La Cour peut en référer à l’AEP et, sous certaines conditions, au CS (art. 87(7)). L’AEP ne pourra pas faire grand chose115, mais l’idée est d’utiliser le sentiment de honte et d’humiliation publique, qui est un vecteur politique puissant. Le CS, par contre, pourra jouer un rôle plus déterminant, à condition que la Cour ait été saisie par lui (art. 13(b)). Cette capacité de dénoncer la non coopération au CS dans certains cas seulement et sous certaines conditions est bien faible comparée à celle dont jouissent les tribunaux ad

hoc, qui peuvent notifier le CS dans tous les cas de non coopération.

Parce que seul le CS semble pouvoir faire respecter l’obligation de coopération avec la CPI qui n’est dans les faits guère appliquée, nous suggérons que le Statut soit amendé afin de permettre à la Cour de saisir le CS dans tous les cas dans lesquels la Cour peut prouver que ce refus de coopérer constitue une menace contre la paix, relevant donc du Chapitre VII. Par ailleurs, et parce que le CS jouit d’une compétence discrétionnaire pour qualifier une situation donnée selon l’art. 39 (menace contre la paix, rupture de la paix, acte d’agression), il est libre de construire une pratique selon laquelle la non coopération avec la CPI constituerait une menace contre la paix. Légalement, rien ne s’y oppose. C’est une question purement politique – qui peut d’ailleurs être problématique d’un point de vue juridique puisque cette discrétion considérable du CS quant à la qualification d’une situation en vertu de l’art. 39 n’est pas « aisément contrôlable en droit »116 comme le dit Prezas.

On voit mal, nous dira-t-on, en quoi le refus de coopérer dans le cas des réparations peut constituer une menace contre la paix et impliquer le CS même si la Cour n’a pas été saisie par lui, comme nous le suggérons. Bien entendu, dans la plupart des cas, les conséquences du refus de coopérer sont mineures : cela gêne le travail de la Cour, sans pour autant l’empêcher. On peut néanmoins imaginer que si l’on a affaire à des réparations massives où la conscience de classe est élevée, pour des raisons ethniques ou confessionnelles par exemple, lorsqu’il s’agit de victimes de génocides, qui peuvent être des dizaines voire des centaines de milliers, on peut imaginer que le refus de coopérer d’un État peut non seulement retarder voire bloquer

115 Voir Dan Sarooshi « Aspects of the Relationship Between the International Criminal Court and the

United Nations » (2001) 31 Netherlands Yearbook of International Law 27, à la p. 36.

116 Ioannis Prezas, « La justice pénale internationale à l’épreuve du maintien de la paix : à propos de la

l’octroi des réparations, s’il n’applique pas les mesures conservatoires demandées par exemple et laisse donc échapper (ou même protège) les ressources, les fonds, les biens qui devaient être saisis, mais aussi raviver et attiser les tensions entre les groupes concernés, surtout si l’État en question est lié d’une manière ou d’une autre aux exactions. Si l’État qui refuse de coopérer est aussi celui qui aux yeux de centaines de milliers de victimes est responsable des crimes qui les ont frappés, s’il apparaît encore comme un obstacle sur le chemin de la réhabilitation, c’est la paix sociale elle-même qui est menacée. Si cet État, par ailleurs, n’est pas celui sur le territoire duquel se trouvent les victimes, la tension est régionale. C’est dans ce cas de figure, par exemple, qu’il pourrait être utile de pouvoir saisir le CS, à titre exceptionnel, si la non coopération constitue une menace contre la paix. Que la situation soit rare et improbable n’est pas une raison pour l’exclure a priori, tant qu’elle n’est pas impossible et que cette mesure (permettre au CS d’intervenir le cas échéant) ne présente aucun inconvénient qui puisse contrebalancer son avantage potentiel.

ii) des États non parties

Dans le cas des États non parties, l’affaire est plus délicate. La question se pose par exemple quand les produits du crime, les biens, les avoirs, les fonds de l’accusé se trouvent sur le territoire d’un État non partie, ou plus généralement à chaque fois qu’un tel État héberge sur son territoire un individu ou un document nécessaire aux travaux de la CPI. En principe, l’État en question n’a pas d’obligation relativement à un texte qu’il n’a pas signé. C’est l’un des principes de base du droit des traités, que rappelle l’art. 34 de la Convention de Vienne : « un traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement ».

La solution consiste alors à inviter l’État non partie à « prêter son assistance (…) sur la base d’un arrangement ad hoc ou d’un accord conclu avec cet État ou sur toute autre base appropriée » (art. 87(5)(a)). Un tel accord équivaut-il à un consentement et, par conséquent, crée-t-il des obligations ? Il équivaut à un consentement local, et non général si l’on peut dire, c’est-à-dire que l’État en question consent seulement aux mesures qui lui sont demandées, et non au Statut de Rome bien entendu. Cet arrangement ad hoc ne fait pas de l’État non partie un État partie ad hoc. Néanmoins,

il le lie et crée des obligations puisque, s’il accepte cet accord, l’État s’engage de lui- même à coopérer – pas à tout bien entendu, mais aux mesures demandées par l’accord. S’il ne respecte pas son engagement, la Cour peut en informer l’AEP ou le CS lorsque qu’elle a été saisie par lui (art. 87(5)(b)), ce qui nous ramène au cas de figure précédent des États parties.

Mais si l’État en question refuse l’invitation lancée par la Cour, que se passe-t-il ? Si ce refus constitue une menace contre la paix (dans des situations exceptionnelles seulement, et cela resterait difficile à prouver), le CS peut théoriquement sanctionner en vertu du Chapitre VII. Il peut également obliger les États membres de l’ONU à appliquer certaines mesures, notamment à interrompre leurs relations avec l’État visé comme le suggère l’art. 41 de la Charte. Les États membres de l’ONU auraient l’obligation d’exercer de telles pressions sur l’État récalcitrant, en vertu de l’art. 25 de la Charte qui les oblige à respecter et à appliquer les décisions du CS (même si en pratique, comme le notent Cryer et White, c’est l’invocation du Chapitre VII qui est devenue « the recognized method of invoking the mandatory powers of the Council »117). Plus généralement, le CS dans sa décision peut obliger tous les États, qu’ils soient ou non parties au Statut, à coopérer avec la Cour. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait récemment dans la résolution 1593 sur le Darfour, qui impose non seulement au Soudan mais aussi à tous les États, y compris ceux qui ne sont pas parties au Statut de Rome, de coopérer. Dans les faits cependant, et pour des raisons politiques qui sont évidemment liées aux défauts structurels du CS, force est de reconnaître qu’il reste difficile, voire impossible, de contraindre les États non parties – et c’est l’un des prix de l’indépendance de la Cour. La Cour, contrairement aux tribunaux ad hoc, n’est pas une émanation onusienne : cela signifie aussi qu’elle a le bras moins long.

d) le rôle limité du Conseil de sécurité

Le CS joue certes un rôle dans l’obligation de coopérer. Mais un rôle limité pour au moins trois raisons. D’abord, la Cour ne peut pas l’informer dans le cas d’un État qui ne se trouve dans aucun des deux cas précités, c’est-à-dire soit n’est ni partie au Statut ni sollicité à prêter son assistance, soit est partie au Statut alors que la situation

117 Robert Cryer et Nigel D. White, « The Security Council and the International Criminal Court :

n’a pas été référée par le CS. Il y a donc des zones grises dans la couverture que pourrait procurer le CS.

Ensuite, le pouvoir de sanction du CS à l’encontre des États qui refusent de coopérer avec la Cour est en fait très limité – et davantage encore concernant les réparations. En pratique et si l’on se fie à l’expérience des tribunaux ad hoc, les résolutions du CS ne s’occupent guère des réparations et, pour le reste, condamnent souvent mais sanctionnent très rarement118.

Enfin, le rôle du CS à l’égard de la coopération des États peut être ambivalent dans la mesure où certains de ses membres permanents, et non les moindres puisqu’il s’agit précisément des plus puissants, sont hostiles à la CPI : la Chine, la Russie et, bien entendu, les États-Unis. Il y a par exemple une tentative américaine de saper la coopération entre la CPI et les États : les États-Unis, toujours dans le but de soustraire leurs troupes de la compétence de la CPI, signent des accord bilatéraux (Bilateral Immunity Agreements) qui obligent les États signataires à ne pas transmettre des ressortissants américains à la CPI. L’UE dénonce cette manœuvre comme incompatible avec le Statut de Rome119.

D’une manière générale et en guise de conclusion, il faut ajouter que le problème de la coopération des États ne doit pas être vécu par la Cour de manière passive : la Cour doit elle-même faire en sorte que les États souhaitent coopérer, elle doit créer les conditions d’une bonne coopération. Par exemple, la première condition de la coopération des États est tout simplement que les demandes de la Cour soient déjà claires, précises et pratiquables120. Sans quoi elles ne pourront pas être mises en

œuvre dans les États concernés. De ce point de vue, la coopération des États en matière de réparations n’est pas seulement une question juridique : c’est d’abord et avant tout une question de volonté politique, et en l’occurrence de capacité de la Cour à s’investir suffisamment afin de faire en sorte que ses ordonnances en réparation, ses demandes de confiscation, d’amendes et de mesures conservatoires, soient bien comprises et appliquées121.

118 Ainsi la résolution 1019 (1995) condamne-t-elle les autorités serbo-bosniaques, accusées de ne pas

coopérer avec le TPIY, mais ne les sanctionne pas. Idem pour la 1207 (1998), qui se contente de rappeler l’obligation de coopération.

119 Sur ce débat, voir Frédérique Coulée, « Sur un État tiers bien peu discret : les États-Unis confrontés

au Statut de la Cour pénale internationale » (2003) A.F.D.I. 32.

120 Voir Muttukumaru, supra note 13 à la p. 267. 121 Voir Henzelin et al., supra note 16 à la p. 343.