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Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

I- Les étapes de la procédure devant la Cour

1) L’évaluation des dommages

Tâche délicate, car il faut chiffrer des dommages qui parfois n’ont pas de prix, et être consistant d’un cas à l’autre alors que chaque cas est particulier. Il faut aussi compter avec le risque d’abus : une victime peut exploiter la situation et présenter une demande excessive. Il y a abus lorsque ce qui est demandé excède clairement ce qui est dû. L’enjeu est donc de savoir ce qui est dû. C’est une vraie difficulté, et le Statut n’est guère loquace sur ce point, qui se décline en trois questions : qui a la capacité de procéder à cette évaluation ? Quelle est la nature des dommages concernés ? Doivent- ils dépasser un certain seuil ?

Premièrement, l’art. 75(1) permet à la Cour d’évaluer les dommages subis : « la Cour peut (…) déterminer dans sa décision l’ampleur du dommage, de la perte ou du préjudice causé », mais elle doit motiver son examen, « en indiquant les principes sur lesquels elle fonde sa décision ». Une note du rapport du groupe de travail sur les questions de procédure donne des éléments d’interprétation de cette mesure97. Plus précisément, c’est la Chambre de première instance qui est concernée, et dire qu’elle

peut déterminer l’ampleur du dommage doit s’entendre de la façon suivante : elle

peut le faire « quand il n’y a que quelques victimes ». Par contre, lorsqu’elles sont nombreuses, elle n’examinera pas les demandes individuelles, et se contentera d’estimer si des réparations sont effectivement dues.

Deuxièmement, le Statut reste vague et ne dit pas précisément quels sont les dommages, pertes ou préjudices qui doivent donner lieu à une réparation – et qui ne sont pas davantage définis au §82 de la décision du 17 janvier 2006. Henzelin et al. rappellent que les mêmes termes (dommage, perte ou préjudice) sont utilisés dans la résolution 687 (1991) et la pratique de la UNCC témoigne alors d’une interprétation plutôt large, désignant notamment « departure costs, illegal detention, torture and witnessing of traumatic events, personal injury and death, personal property, bank

accounts and securities, loss of income, real property, and various types of business losses and public service expenditures, including evacuation costs incurred by Governments »98. Ce qu’il faut retenir est qu’en l’absence d’une liste exhaustive de dommages recevables, la Cour a un pouvoir discrétionnaire de les évaluer, et d’estimer s’ils doivent donner lieu à réparation.

Troisièmement, le Statut n’est pas davantage précis quant au seuil de dommage nécessaire pour que la victime ait droit à des réparations. On peut penser à deux manières de faire : soit le dommage, quelle que soit sa nature, doit atteindre un certain seuil, sa gravité est l’unique critère ; soit on considère que tous les dommages d’un certain type sont admissibles, quelles que soient leurs gravités respectives, et c’est cette fois la nature qui est l’unique critère. C’est à la Cour de trancher, le Statut ne dit rien. La question est importante, car elle a un lien avec celle du nombre de demandes traitées, c’est-à-dire avec le principal défi auquel le régime de réparation de la CPI doit faire face. Plus le seuil est bas, plus il y aura de demandes.

De là, une approche fonctionnaliste pourrait recommander de maintenir un seuil relativement élevé, comme un levier important afin de réguler le nombre de demandes et ne pas être submergé. Mais cela serait injuste à l’égard des victimes qui seraient de fait exclues du régime de réparation pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la nature ou l’ampleur du dommage subi mais qui relèvent d’un rafistolage administratif censé pallier les déficiences de la Cour. Il ne s’agit pas, à l’inverse, de faire disparaître tout seuil et d’ouvrir grand les vannes. Le Statut à cet égard est suffisamment clair : la CPI a été créée afin de lutter contre « les crimes les plus graves ayant une portée internationale » (art. 1). Par conséquent, la Cour peut juger qu’une affaire est irrecevable si elle n’est « pas suffisamment grave » (art. 17(d)). De la même manière, la Cour peut juger qu’une demande de réparations est irrecevable si le dommage subi n’est pas suffisamment grave, ou bien s’il a déjà donné lieu à réparation.

2) La preuve

Il n’est pas suffisant de déclarer dans un formulaire l’existence de dommages : encore faut-il pouvoir les prouver. Mais comment ? Quel type de preuve doit-on

produire ? Et qui doit le faire ? Il faut distinguer deux questions, d’autant plus intéressantes qu’elles ne sont traitées ni par le Statut ni par le Règlement : la charge de la preuve et le standard de la preuve.

a) La charge de la preuve

La charge de la preuve de la culpabilité de l’accusé incombe au Procureur (art. 66)99. Mais celle des dommages subis par la victime formulant une demande de réparations ? Le cas est sensiblement différent, et le Statut n’en dit rien. Henzelin et

al. pensent qu’il n’est pas certain, qu’il est même douteux, que le Procureur joue dans

le cas de la CPI le même rôle à l’égard des victimes que celui qu’il joue dans le cadre des tribunaux ad hoc : un rôle de représentant. Cette responsabilité, qui est aussi celle d’établir les preuves, incomberait alors en grande partie aux représentants légaux des victimes100. La Chambre préliminaire I semble confirmer cette approche, tout en restant très vague : « La Chambre doit définir un critère d’examen qui lui permettra d’établir la charge de la preuve pour les futures victimes et leurs représentants légaux »101.

Ceci dit, compte tenu de la situation très difficile dans laquelle se trouvent déjà les victimes, du manque d’informations dont elles peuvent souffrir, des pressions dont elles peuvent faire l’objet, il semblerait juste de ne pas faire reposer sur elles seules la charge de la preuve. C’est la raison pour laquelle nous recommandons, avec Henzelin et al., que la Cour puisse rechercher les preuves et les informations pertinentes, parallèlement aux efforts des victimes : « Such ex officio or proprio motu verification of claims has become a standard feature of international mass claims processing, and it would be difficult for the Court to act otherwise »102.

Mais il faut être plus précis. Dire que la charge de la preuve incombe « en partie » aux victimes n’est pas satisfaisant. De quelle partie s’agit-il ? Le bon sens

99 Plus précisément « Le substitut du Procureur est responsable en dernier ressort de la présentation

devant la Cour des affaires qui ont fait l’objet d’une enquête, et c’est à lui qu’incombe la charge de la preuve du côté de l’accusation » (ICC-ASP/2/2 (23 mai 2003), §59). C’est l’une des raisons pour lesquelles la justice pénale internationale coûte si cher : c’est le bureau du procureur qui paie les frais liés aux enquêtes et à la collecte des preuves – tandis que dans les tribunaux nationaux ces frais sont pris en charge par les plaignants et les defendants eux-mêmes.

100 Henzelin et al., supra note 16 à la p. 341.

101 Chambre préliminaire I, décision du 17 janvier 2006, supra note 29, §95. 102 Henzelin et al., supra note 16 aux p. 328 et 329.

voudrait que l’on divise la charge de la preuve en deux étapes : la preuve des dommages subis et celle de la responsabilité de la personne accusée de les avoir causés. Lorsque la demande de réparations émane de la victime elle-même, c’est certainement à elle, et à ses représentants légaux, de prouver qu’elle a subi un dommage, au moins pour amorcer la procédure : le formulaire lui demande notamment de « décrire les dommages, pertes ou préjudices subis » et de joindre les rapports médicaux disponibles103. Il faut toutefois distinguer deux hypothèses : soit les victimes requérantes sont mentionnées dans un jugement déterminant la culpabilité d’une personne, soit elles ne le sont pas. Dans le premier cas, elles sont de fait reconnues comme telles et la question de la charge de la preuve ne se pose pas pour elles. C’est dans le second cas qu’elles devront établir leur qualité de victime, puisque la Cour ne l’a pas fait pour elles. Lorsque la procédure est déclenchée par la Cour elle-même, conformément à l’art. 75(1), les individus n’ont pas non plus à prouver qu’ils ont subi des dommages puisque la Cour les a déjà identifiés comme victimes. Si elle déclenche la procédure de son propre chef, c’est qu’elle est déjà arrivée à la conclusion que les victimes sont bien des victimes, au delà de tout doute raisonnable. On trouve donc deux cas de figure dans cette première étape.

Par contre, pour ce qui est de la seconde étape, qui consiste à prouver la responsabilité de la personne accusée, la charge de la preuve n’est clairement plus sur les victimes mais sur le Procureur, comme le précise l’art. 66. On pourrait donc dire que c’est à la victime de prouver qu’elle est victime (sauf si la Cour l’a déjà fait, soit dans un jugement, soit parce que c’est elle qui déclenche la procédure) mais que ce n’est pas à elle de prouver la culpabilité de l’accusé dont elle s’estime victime. Reste que cette distinction est problématique au regard de la présomption d’innocence : demander à la victime de prouver qu’elle est victime, ou le faire à sa place dans certains cas, le faire en tout cas indépendamment de et préalablement à la détermination de la culpabilité de l’accusé, revient à présupposer l’existence d’un crime (celui dont la victime est victime) alors même que la présomption d’innocence exige de conserver à l’égard de l’accusé un préjugé en faveur de sa non-culpabilité,

103 Il est intéressant de noter que, dans un autre contexte, contre un État notamment – comme c’est le

cas devant la CEDH depuis sa décision Tomasi – la charge de la preuve pourrait être renversée : les allégations de la victime sont présumées établies et c’est à l’État défendeur de prouver le contraire. Le même renversement a lieu devant le Comité des droits de l’homme et le comité contre la torture lorsque l’État partie refuse de coopérer et de fournir des informations sur les allégations de l’auteur (affaire Zheikov c. Fédération de Russie (889/1999), § 7.2 et affaire Sultanova c. Ouzbekistan (915/2000), § 7.2).

qui pourrait être démontrée par l’inexistence du crime. De ce point de vue, le seul cas de figure cohérent est celui dans lequel la victime est mentionnée en tant que telle dans un jugement, et qu’elle n’a donc pas à prouver sa qualité de victime. Dans ce cas seulement, la détermination de la culpabilité précède celle du statut de victime, et la question de la charge de la preuve ne se pose plus. Lorsqu’elle se pose, c’est-à-dire à chaque fois qu’il s’agit de démontrer que l’individu a bel et bien subi des dommages, qu’il est donc bel et bien une victime, on présuppose l’existence d’un crime qui n’a pourtant pas lui-même été prouvé. Nous reviendrons bientôt sur ce problème.

b) Le standard de la preuve

Quant à l’autre question, celle du standard de la preuve, elle est aussi délicate. Le Groupe de travail sur le Règlement avait prévu d’y consacrer une règle, avec toutefois des doutes sur sa pertinence et, pour cause, elle n’a jamais vu le jour104. La question a donc été posée, brièvement, et aucune réponse n’a été donnée. Cela représente une difficulté réelle, non seulement pour la procédure, mais aussi et surtout pour les victimes. Il est en effet difficile de prouver que l’on a été victime d’exactions qui ont lieu dans un contexte particulièrement violent et chaotique. Dans le cadre d’un conflit armé, d’un génocide, d’un massacre, la victime ne pense pas à récolter des preuves, orales et écrites. Elle n’a pas forcément les noms et prénoms des coupables ainsi que les adresses des témoins.

C’est d’ailleurs pourquoi la règle 94(1) du RPP ne les demande que « dans la mesure du possible ». La Chambre préliminaire I utilise d’ailleurs le critère qu’elle reconnaît être « le moins exigeant au stade préliminaire de la procédure devant la Cour » : celui des « motifs de croire ». « Ainsi, la Chambre conclut qu’au stade de la situation, le statut de victime peut être octroyé aux seuls demandeurs dont elle a des ‘motifs de croire’ qu’ils remplissent les critères énoncés à la règle 85-a du Règlement » - c’est-à-dire, en clair, qu’ils sont bel et bien des victimes105. La Cour est

consciente de ces aléas, du risque d’absence de preuve, ou de leur destruction.

Il faut donc faire un compromis : demander des preuves, certes, mais sans mettre la barre trop haut, car on sait bien que les conditions dans lesquelles les crimes ont lieu ne permettent pas toujours aux victimes de récolter des preuves, et sans la

104 Doc. PCNICC/1999/WGRPE/RT.5/Rev.1/Add.3 (11 août 1999), p. 3, note 2. 105 Chambre préliminaire I, décision du 17 janvier 2006, supra note 29, §99.

mettre trop bas non plus, sans quoi tout le monde pourrait se déclarer victime afin d’obtenir une indémnité, qui s’en trouverait aussitôt réduite puisque le nombre de demandes exploserait, ce qui serait à la fois inéquitable pour les victimes réelles et dangereux pour la viabilité du régime de réparation de la CPI.

On a donc pensé à assouplir la norme de preuve applicable, afin de faire en sorte qu’elle soit moindre dans le cas des réparations que dans celui de l’établissement de la culpabilité. C’est en tout cas ce que recommandait le Groupe de travail sur les réparations lors du Séminaire de Paris en 1999 : « L’objectif consistait à prévoir une exigence probatoire moindre en matière de réparation qu’en matière de responsabilité pénale des accusés (art. 66, para. 3), eu égard à la difficulté pour les victimes de réunir des preuves ».106 Cette différence est naturelle si l’on considère que les réparations relèvent d’une logique civile indépendante de la détermination pénale, comme c’est le cas du Fonds par exemple, et des programmes nationaux et internationaux. Mais dans le cadre de la Cour, cette différence est moins naturelle puisque la réparation – parce qu’elle ne peut être ordonnée que contre une personne condamnée – est consubstantielle à la détermination pénale.

Huit ans plus tard, les documents officiels sont toujours silencieux sur la norme de preuve applicable et les moyens de l’assouplir. Henzelin et al. suggèrent à juste titre à la Cour de s’inspirer de certain programmes de résolution de plaintes en masse (mass claims resolution bodies) qui utilisent « ‘plausibility’ as the applicable standard of evidence (or another, more ‘relaxed’ standard of proof) ». Jorda et Hemptinne vont dans le même sens : « flexible requirements should be laid down with regard to proof of loss, damage, and injury »107.

Notons que le même problème de preuve se pose au Fonds, dont le Secrétariat est chargé de vérifier que « toute personne qui se fait connaître du Fonds fait réellement partie du groupe bénéficiaire » (règle 62 RF). Il n’est pas simple de prouver que l’on fait partie du groupe bénéficiaire, c’est-à-dire en somme que l’on est victime. La procédure doit donc être suffisamment souple pour prendre en compte la disponibilité parfois faible des éléments de preuve. La norme de preuve applicable est alors laissée à la discrétion du Conseil de direction, sous réserve bien entendu « de toute condition énoncée dans l’ordonnance » (règle 63 RF).

106 Doc. PCNICC/1999/WGRPE/INF/2 (6 juillet 1999), règle G, note 14. 107 Jorda and Hemptinne, supra note 58 à la p. 1416.