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Un regard critique sur le régime de réparation aux victimes de la Cour pénale internationale

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(1)

Un regard critique sur

le régime de réparation aux victimes

de la Cour pénale internationale

Jean-Baptiste J

EANGÈNE

V

ILMER

Faculty of Law

McGill University, Montreal

August 2007

A thesis submitted to McGill University in partial fulfilment of the requirements of the degree of Master of Laws (LL.M.).

(2)

Table des matières

Résumé / Abstract, 5

Remerciements et abréviations, 6 Introduction, 7

Chapitre 1

L’étroitesse du champ d’application

du régime de réparation de la CPI

15

I- Bénéficiaires et créanciers du droit à réparation : élargir le champ ratione

personae, 16

A/ Les bénéficiaires : les victimes, 16

1) Les personnes ayant droit au statut de victime, 16 a) victimes directes et indirectes, 17

b) nature du préjudice, compétence de la Cour et lien de causalité, 21 2) Les victimes ayant droit à réparation, 22

a) devant la Cour (champ étroit) : les victimes d’un crime faisant l’objet de poursuites devant la Cour, 22

b) devant le Fonds (champ large) : toute victime d’un crime relevant de la juridiction de la Cour, 23

c) Le cas des victimes « non méritantes », 26

(i) les personnes qui sont à la fois victimes et auteurs de crimes, 27 (ii) les victimes riches, 29

(iii) les victimes ayant tiré avantage du dommage subi, 31

B/ Les créanciers : les personnes condamnées, 31

1) Le problème : le champ d’application du régime de réparation de la CPI est beaucoup trop étroit, 32

a) Les individus clés seulement, 32 b) Les personnes identifiées seulement, 33 c) L’absence de la responsabilité étatique, 34

2) Une solution : introduire la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI, 36

a) La responsabilité étatique subsidiaire dans la proposition française à la Conférence de Rome, 37

b) La responsabilité étatique est déjà présupposée dans l’état actuel du Statut, 38

(3)

c) Le responsabilité étatique est impliquée par la responsabilité du supérieur, 39

(i) La présence de la responsabilité du supérieur, 39

(ii) Comment la responsabilité du supérieur impllique celle de l’État, 41 d) Les avantages d’une telle introduction, 43

II- La nature de la réparation : élargir le champ ratione materiae, 44 A/ Les trois formes de réparation du Statut, 44

1) Restitution, 45 2) Indemnisation, 46 3) Réhabilitation, 48

4) Le choix entre ces trois formes, 49

B/ Vers une approche collective, 50

1) Autres formes : satisfaction et garantie de non-répétition, 50 2) Le choix de la Cour entre réparations individuelle et collective, 52 3) La nature de la réparation collective, 54

4) Plaidoyer en faveur de la réparation collective, 55

a) L’approche collective est conceptuellement souhaitable, 55 b) L’approche collective est pratiquement nécessaire, 57

Conclusion, 59

Chapitre 2

Les défauts de l’individualisation

de la procédure devant la Cour

61

I- Les étapes de la procédure devant la Cour, 61 A/ Le déclenchement de la procédure, 61

1) L’établissement de la procédure, 62 2) La complémentarité, 63

3) Les attentes des victimes, 65 4) La participation des victimes, 67

B/ L’examen des demandes et la coopération des États : de nombreuses incertitudes, 67

1) L’évaluation des dommages, 68 2) La preuve, 69

(4)

b) Le standard de la preuve, 72

3) La difficulté à gérer des demandes massives, 74 4) La coopération des États, 76

a) Les mesures conservatoires, 77

b) L’exécution des peines d’amendes, mesures de confiscation et ordonnances de réparation, 78

c) L’obligation de coopérer, 79 (i) des États parties, 79 (ii) des États non parties, 81

d) Le rôle limité du Conseil de sécurité, 82

II- Une procédure problématique, 84

A/ Elle ne permet pas un égal accès à la justice, 84

1) L’accès au statut de victime ayant droit à réparation, 84 2) L’accès à l’information, 86

3) L’accès à une défense, 87

4) L’accès à un soutien temporaire, 88

5) Les difficultés à formuler une réclamation, 90

B/ Autres problèmes, 94

1) Désagrège-t-elle les victimes en les hiérarchisant ? Les limites de l’égalitarisme, 95

2) Elle ne permet pas la publicité et la révélation totale des faits, 96 3) Elle viole la présomption d’innocence, 96

4) Le manque d’expertise de la Cour, 98

Conclusion, 99

Chapitre 3

Les insuffisances du

Fonds au profit des victimes

102

I- L’origine des ressources du Fonds, 103

A/ Les ressources obtenues par l’intermédiaire de la Cour, 103

1) Le produit des amendes ou les biens confisqués, 104 2) Le produit des réparations ordonnées par la Cour, 107

B/ Les ressources obtenues indépendamment, 107

1) Les contributions volontaires, 108 a) Les conditions générales, 108

(5)

b) Un défi politique et moral : existe-t-il une responsabilité internationale de contribuer au Fonds ?, 111

2) Les ressources allouées par l’AEP, 115

C/ Autres pistes, 116

1) Une quote-part des contributions obligatoires des États parties à la Cour, 116

2) Une taxe ?, 119

II- L’utilisation des ressources du Fonds, 120

A/ Les ressources provenant du produit d’amendes, des biens confisqués ou des ordonnances de réparation, 120

1) réparations individuelles, 121 2) réparations collectives, 123

3) réparations à des organisations, 123

B/ Les autres ressources, 124

C/ L’indépendance du Fonds vis-à-vis de la Cour : une illusion, 127 Conclusion, 129

Conclusion générale, 132 Sommaire, 139

(6)

Résumé / Abstract

La CPI est la première juridiction dans l’histoire du droit international pénal à posséder un régime de réparation aux victimes. Le but de ce travail est à la fois descriptif et normatif : il s’agit de présenter et d’évaluer ce régime, afin de savoir s’il fournit aux victime un service efficace et juste. En trois parties, nous critiquons l’étroitesse de son champ d’application, les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour et les insuffisances du Fonds au profit des victimes. Nous formulons un certain nombre de recommandations, dont l’introduction de la responsabilité étatique, l’adoption d’une approche collective de la réparation et le renforcement de l’indépendance, des pouvoirs et du financement du Fonds.

The ICC is the first jurisdiction in the history of International Criminal Law to have a reparation regime. The goal of this work, both descriptive and normative, is to present and evaluate this regime, in order to know if it provides an effective and fair service to the victims. In three parts, we criticize the narrowness of its scope, the flaws of the individualization of the procedure before the Court and the insufficiencies of the Trust Fund for Victims (TFV). Among other things, we recommend the introduction of State responsibility, the adoption of a collective approach and the strenghening of TFV’s independency, powers and funding.

(7)

Remerciements

Je remercie chaleureusement mon directeur de recherche, Frédéric Mégret, pour sa disponibilité, sa lecture attentive et ses conseils précieux, ainsi que la Maison Française d’Oxford dont la bourse m’a permis d’effectuer des recherches dans les bibliothèques de l’université d’Oxford en mai 2007.

Abréviations

AEP : Assemblée des États Parties

AG : Assemblée générale (des Nations Unies)

CADH : Cour inter-américaine des droits de l’homme CDI : Commission du droit international

CEDH : Cour européenne des droits de l’homme CIJ : Cour internationale de justice

CIISE : Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États CPI : Cour pénale internationale

CS : Conseil de sécurité

ONG : Organisation non gouvernementale ONU : Organisation des Nations Unies

PNUD : Programme des Nations Unies pour le développement RDC : République démocratique du Congo

RPP : Règlement de procédure et de preuve

RF : Règlement du Fonds d’affectation spéciale au profit des victimes

SPVR : Section de la participation des victimes et des réparations (de la CPI) TPIR : Tribunal pénal international pour le Rwanda

TPIY : Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie UNCC : United Nations Compensation Commission

(8)

Introduction

La justice pénale internationale, depuis les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo jusqu’aux tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, est principalement tournée vers les auteurs des crimes et néglige les victimes. Cette tendance traditionnelle se trouve corrigée depuis quelques décennies et, sous l’influence des sciences sociales et notamment de la victimologie1, l’on

assiste désormais à une réévaluation de l’importance des victimes, dont témoigne exemplairement le Statut de la Cour pénale internationale. Ce texte, qui établit le 17 juillet 1998 une Cour entrée en vigueur le 1er juillet 2002, confère aux victimes un rôle nouveau en leur reconnaissant, notamment, un droit à l’information, à la participation et à réparation. La mesure la plus spectaculaire est sans doute, pour la première fois dans l’histoire du droit international pénal, la création d’un véritable régime de réparation aux victimes au sein même de la Cour. C’est aussi, des trois aspects, le plus intéressant à examiner, puisque la notion de réparation déborde le droit technique et implique des enjeux conceptuels complexes.

En quoi le régime de réparation aux victimes de la CPI est-il véritablement nouveau ? Afin de mesurer sa particularité, il faut dire quelques mots du droit à réparation en général et, surtout, de son état dans les tribunaux ad hoc. Le droit à réparation n’est pas nouveau puisqu’en tant que prolongement du droit à un recours effectif, il faut partie intégrante du droit international des droits de l’homme depuis 60 ans, à travers des instruments globaux2 et régionaux3, et est explicitement affirmé

1 Dont les fondateurs sont Hans von Hentig, The Criminal and his Victim, New Haven, Yale

University Press, 1948 et Benjamin Mendelsohn, « The Origin of Victimology » (1963), 3 Excerpta

Criminologica 239. Voir G. Lopez, Victimologie, Paris, Dalloz, 1997 et Jo-Anne Wemmers, Introduction à la victimologie, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2003.

2 Voir art. 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, art. 2(3)(a) du Pacte international

relatif aux droits civils et politiques, art. 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Plus généralement, voir D. Shelton dans Koen de Feyter et al., dir., Out of the Ashes: Reparations for Victims of Gross and Systematic Human Rights Violations, Antwerp, Intersentia, 2005.

3 Voir art. 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, art.

25(1) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, art. 7(1) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que la Convention européenne relative au dédommagement des victimes d’infractions violentes (1983) et la Décision-cadre du Conseil de l’Europe du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales.

(9)

non seulement en droit international des droits de l’homme4, mais aussi en droit international humanitaire, depuis encore plus longtemps5. Ces dernières années, deux documents onusiens sont venus renforcer l’essor du droit à réparation : la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’AG le 29 novembre 1985 (ci-après la Déclaration de 1985) et les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, adoptés par l’AG le 16 décembre 2005 (ci-après les Principes de 2005)6.

En droit international pénal, et avant le tournant que constitue le Statut de la CPI, le droit à réparation est au mieux implicite, en réalité tout à fait négligé, comme en témoignent les tribunaux ad hoc. Contrairement à la CPI, les tribunaux ad hoc sont des créations du CS. Or celui-ci s’est montré davantage préoccupé par la punition des coupables que par le sort des victimes : le TPIY a été créé « dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie »7 - dans le seul but, c’est-à-dire à l’exclusion de tous les autres, en premier lieu la satisfaction des victimes. Les Statuts des tribunaux ad hoc considèrent donc la victime dans une perspective relativement classique de sujet passif de la procédure pénale : elle ne jouit ni d’un droit de participation, ni d’un véritable droit à réparation. En matière de réparation, il n’est question que de la restitution de la propriété (art. 24(3) du Statut du TPIY et art. 23(3) du Statut du TPIR). Et, si la victime demande une indemnisation, la règle 106 la renvoie devant les tribunaux nationaux8. Les réparations aux victimes sont donc indirectes : elles ne font pas partie de la juridiction des tribunaux ad hoc, elles doivent passer par des juridictions nationales. Le rôle des

4 Notamment par l’art. 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale, l’art. 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et l’art. 39 de la Convention relative aux droits de l’enfant.

5 Voir art. 3 de la Convention IV de La Haye et art. 6(3) de la Convention sur l’interdiction de

l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction.

6 Voir respectivement Doc. off. AG NU, A/RES/40/34 (29 novembre 1985) et Doc. off. AG NU,

A/RES/60/147 (16 décembre 2005).

7 Doc. off. CS NU, S/RES/827 (25 mai 1993).

8 Voir Susanne Malmstrom, « Restitution of Property and Compensation to Victims », dans Richard

May et al., dir., Essays in ICTY Procedure and Evidence in Honour of Gabrielle Kirk McDonald, The Hague, Martinus Nijhoff, 2000, 373, à la p. 375.

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tribunaux ad hoc n’est pas de satisfaire le droit des victimes à obtenir réparation, ils doivent seulement ne pas s’y opposer.

Cette approche est problématique, car les tribunaux nationaux n’ont pas toujours la volonté ou la capacité de satisfaire les victimes. Autrement dit, les victimes ont peut-être le droit de demander réparation, mais il n’est pas certain du tout qu’elles aient le droit d’obtenir réparation – si dans les faits toute tentative est vouée à l’échec, pour des raisons politiques, économiques ou autre, indépendantes en tout cas de la qualité de la demande. De ce point de vue, renvoyer la demande de réparation devant les juridictions nationales revient souvent à ne pas permettre la satisfaction du droit à réparation. La preuve en est qu’à l’heure qu’il est, aucun tribunal national n’a encore octroyé de réparation à une victime de crimes commis par des criminels reconnus coupables par les tribunaux ad hoc.

Ces problèmes sont connus et, quelques années après leur entrée en vigueur, la question s’est posée de savoir s’il fallait donner aux tribunaux ad hoc un rôle direct dans la réparation aux victimes, c’est-à-dire s’il fallait amender les Statuts afin d’intégrer la réparation aux victimes à leur juridiction. Tout en soutenant vigoureusement le principe du droit à obtenir réparation, les juges n’ont pas souhaité amender les Statuts en ce sens, considérant « qu’il ne serait ni souhaitable ni judicieux que le Tribunal dispose d’un tel pouvoir »9. Ce refus est motivé par des

considérations essentiellement pragmatiques. On trouve au moins trois arguments. D’abord, inclure la réparation augmenterait non seulement la responsabilité du Tribunal mais aussi la charge de travail, donc les délais et la complexité des procès, ce qui pourrait avoir le double effet pervers, d’une part, de nuire aux victimes quand l’idée était au contraire de les soutenir et, d’autre part, de nuire à la mission principale du tribunal, qui est de poursuivre les auteurs des crimes. Inclure la réparation pourrait donc poser davantage de problèmes qu’elle n’en résout. Ensuite, il y a la question centrale des ressources financières : réparer, c’est payer. D’où viendrait l’argent ? Enfin, serait-ce juste et équitable envers les victimes qui n’auraient pas la « chance » d’avoir souffert d’un criminel qui n’est pas poursuivi par la Cour ? N’est-ce pas courir le risque d’une justice à deux vitesses ? Compte tenu de ces difficultés, les tribunaux ad hoc n’ont donc pas intégré la réparation aux victimes. La responsabilité

9 Lettre datée du 2 novembre 2000, adressée au Président du CS par le Secrétaire général, Doc. off. CS

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de réparer est autant respectable qu’encombrante : le principe est célébré, mais personne ne veut en payer le prix.

Ce que les tribunaux ad hoc ont refusé de faire, le Statut de la CPI l’a fait, et c’est précisément en cela que réside sa nouveauté et son audace. Les réparations aux victimes sont cette fois directes : elles font partie de la juridiction de la Cour, qui n’a pas besoin de passer par les juridictions nationales pour octroyer des réparations, puisqu’elle dispose en son sein d’un véritable régime de réparation. Ce régime est bicéphale, il repose sur deux organes : la Cour et le Fonds au profit des victimes. La Cour peut ordonner des réparations provenant des amendes et confiscations des personnes condamnées et qui sont versées soit directement soit par l’intermédiaire du Fonds. Le Fonds peut de son côté octroyer directement des réparations, sans passer par la Cour, à des victimes de crimes relevant de la juridiction de la Cour, à partir des ses autres ressources provenant essentiellement de contributions volontaires.

Ce résultat n’a été obtenu qu’après d’âpres négociations, qui ont mis en évidence un certain nombre de difficultés, pour la plupart toujours présentes. Il y a, premièrement, les questions de principe. D’abord, pourquoi réparer les dommages subis par la victime ? Il a fallu vaincre la résistance générale du droit pénal à adopter une approche qui n’est pas exclusivement rétributiviste et convaincre certaines délégations que la punition du coupable n’est pas en soi une réparation suffisante. Ensuite, cette approche qui consiste à inclure les réparations dans les poursuites pénales peut-elle fonctionner à l’échelle internationale, pour toutes les traditions juridiques ? Le problème est effectivement lié au manque de familiarité de certains États vis-à-vis du système de partie civile propre aux pays de tradition de droit civil, qui caractérise le régime de réparation de la CPI. Traditionnellement et sous l’influence de la common law, on dissocie la punition (relevant du droit pénal) de la réparation (relevant du droit civil), et le rôle de la victime dans les poursuites au pénal est donc réduit à celui de témoin : il n’y a ni droit de participation, ni droit à réparation10. Ce que fait la CPI est que, pour la première fois dans l’histoire du droit international pénal, elle les associe, en permettant aux victimes de demander des dommages en tant que partie civile dans une procédure pénale, comme cela se fait dans les États de tradition de droit civil. Or, cette particularité a suscité de

10 Voir Mireille Delmas-Marty, « Des victimes : Repères pour une approche comparative » (1984) 2

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nombreuses résistances, dès les premiers balbutiements du Statut : la version préliminaire de l’article 47 du projet de Statut de la CDI en 1993, qui « prévoyait la possibilité pour la cour d’ordonner la restitution ou la confiscation de biens utilisés en liaison avec le crime »11, a été abandonné en partie parce que restituer des biens volés relève « davantage d’une action civile que d’une action criminelle ». Le développement du régime de réparation de la CPI a été freiné par l’esprit dichotomique et parfois étroit de ceux qui ont souvent résisté à certaines propositions au nom de la distinction entre le civil et le pénal, une distinction fondamentale en common law mais sursumée dans les pays de droit civil.

À ce titre, le régime de réparation de la CPI témoigne du fait que le Statut est au croisement de plusieurs traditions juridiques, ce qui lui vaut les louanges de Van Boven12. Le travail commun de la France et du Royaume-Uni, et les efforts des Anglais pour intégrer les réparations dans la procédure pénale, ce qui ne se fait pas en common law, est un bon exemple de coopération13. On aime en France y voir « une victoire du droit latin sur la tradition anglo-saxonne », et une défense de la diversité culturelle typique de la diplomatie française14. Cela signifie aussi que le succès de la Cour dépend en partie de sa capacité à harmoniser et transférer au niveau international des pratiques juridiques nationales différentes et parfois divergentes.

Enfin, la Cour a-t-elle la légitimité suffisante pour réparer ? Cette nouvelle fonction n’est-elle pas incompatible avec sa fonction première, qui consiste à déterminer la culpabilité des auteurs des crimes ? C’est en tout cas l’objection soulevée à l’encontre de la version préliminaire de l’article 47 de la CDI. Mais l’on voit mal, pourtant, le fondement de l’incompatibilité, si ce n’est cette vieille opposition entre deux écoles de philosophie pénale, le rétributivisme et l’utilitarisme, et la conviction qu’on ne peut pas réparer et punir à la fois. À moins qu’il ne s’agisse d’un raisonnement plus pragmatique, qui sera aussi celui des juges des tribunaux ad

hoc lorsqu’ils seront confrontés à l’hypothèse d’introduire la réparation dans leurs

11 Doc. off. AG NU, A/49/10 (2 mai – 22 juillet 1994), chapitre II, art. 47, commentaire, p. 64. 12 Theo van Boven, « The Position of the Victim in the Statute of the International Criminal Court »

dans Herman von Hebel, Johan G. Lammers et Jolien Schukking, dir., Reflections on the International

Criminal Court: Essays in Honour of Adriaan Bos, The Hague, TMC Asser Press, 1999, 77, à la p. 88. 13 Comme le souligne également Christopher Muttukumaru, « Reparation to Victims » dans Roy Lee,

dir., The International Criminal Court: The Making of the Rome Statute, The Hague, Kluwer Law International, 1999, 262, à la p. 270.

14 Claire Tréan, « Organiser les droits des victimes devant la justice internationale » Le Monde (3 mai

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Statuts : cela alourdirait la tâche et impliquerait des délais et des complications qui nuiraient au bon déroulement des poursuites pénales. L’incompatibilité ne serait alors pas essentielle mais pratique, ce qui laisse la porte ouverte à des aménagements. La conclusion de la Commission face à cette première mouture de l’art. 47 est qu’il valait mieux supprimer ces dispositions et en rester aux juridictions nationales et aux accords internationaux. Interroger la légitimité du régime de réparation de la CPI revient en effet à se demander s’il a une raison d’être et s’il ne faut pas lui préférer des programmes distincts, nationaux ou internationaux. L’un des objectifs du présent travail est d’y répondre.

Deuxièmement, viennent les questions techniques. La Cour a-t-elle la capacité de réparer ? Au sein du Comité préparatoire (1995-1998), l’Australie demande « Que ferait la cour face à des milliers de demandes d’indemnisation présentées à la suite d’une guerre civile ? »15. C’est la difficulté à gérer des demandes massives, qui est

l’un des problèmes auxquels le régime de réparation de la CPI doit faire face aujourd’hui. La Cour doit-elle diposer de la capacité d’ordonner des réparations de sa propre initiative et non seulement à la demande des victimes ? Doit-elle avoir la capacité de faire payer des réparations par l’intermédiaire du Fonds ? Comment le Fonds lui-même doit-il être financé ? La Cour est-elle véritablement en mesure de déterminer les dommages et intérêts, surtout si les juges viennent de traditions juridiques différentes ? Les mesures protectives (comme la localisation et le gel des avoirs) doivent-elles être mises en œuvre avant la condamnation ou seulement après ? Et qu’en est-il de la responsabilité étatique ? Doit-il y avoir des conséquences juridiques et financières pour l’État dont la personne condamnée est un national si ce dernier est insolvable ? Ces questions ont toutes été posées lors de la Conférence diplomatique de Rome (15 juin – 17 juillet 1998). Elles restent pertinentes aujourd’hui : c’est ce que nous montrerons.

Reconnaissant certaines avancées incontestables mais ne cédant pas à la célébration consensuelle qui semble entourer le régime de réparation de la CPI, ce travail porte un regard critique et sans complaisance sur l’efficacité et la justice d’un système qui, à de nombreux égards, relève de la gageure.

15 « Le Comité Préparatoire pour la création d’une Cour Criminelle Internationale termine l’examen de

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L’objet lui-même est intéressant, pour au moins deux raisons. Le régime de réparation de la CPI, d’une part, est un cas particulier dans l’histoire du droit international pénal puisque, pour la première fois, il permet aux victimes d’obtenir des réparations au sein même des poursuites pénales et, d’autre part, il est également relativement nouveau : les premières affaires arrivent devant la Cour et l’efficacité voire même la faisabilité du système reste à prouver, puisqu’à ce jour aucune ordonnance de réparations n’a été émise.

Porter sur cet objet un regard critique en français est également intéressant pour deux raisons : les études sur la réparation aux victimes devant la CPI sont toutes, sans exception, en anglais et, pour l’écrasante majorité d’entre elles, particulièrement descriptives16. L’intérêt était alors de présenter pour la première fois en français l’ensemble du régime de réparation de la CPI, donc tenter de le faire d’une manière relativement complète et panoramique, tout en défendant une approche clairement normative qui, par l’élaboration d’un raisonnement, conduit à un jugement sur la valeur de cette procédure.

Lorsque les commentateurs se prononcent sur ce point, c’est généralement pour en faire l’éloge. Sur le papier et à première vue, il est vrai, les promesses du régime de réparation de la CPI sont alléchantes. Dans les faits et à y regarder de plus près, cependant, il ne pourrait bien s’agir que d’une fausse bonne idée. L’enjeu est grand puisque, selon la Chambre préliminaire, « le régime de réparation prévu dans le Statut n’est pas seulement l’une de ses particularités mais constitue également une de ses caractéristiques essentielles. Selon la Chambre, le succès de la Cour est, dans une certaine mesure, lié au succès de son système de réparation »17.

Mais que signifie « réussir » ? Comment définir ce succès ? Le régime de réparation aux victimes de la CPI doit être évalué en fonction de sa capacité à fournir un service à la fois efficace et juste aux victimes. Efficace, car si la réparation est

16 Il existe une vingtaine d’articles exclusivement consacrés à la question des réparations aux victimes

devant la CPI (voir la bibliographie). Ils souffrent pour la plupart de péremption et/ou de complaisance, paraphrasant le Statut au lieu de développer une véritable pensée critique. Il y a toutefois des exceptions : on peut voir notamment les contributions de Pablo de Greiff et Marieke Wierda, « The Trust Fund for Victims of the International Criminal Court: Between Possibilities and Constraints » dans K. de Feyter et al., dir., Out of the Ashes: Reparations for Victims of Gross and

Systematic Human Rights Violations, Antwerp, Intersentia, 2005, 225 ; et de Marc Henzelin, Veijo

Heiskanen et Guénaël Mettraux, « Reparations to Victims before the International Criminal Court: Lessons from International Mass Claims Processes » (2006) 17 Crim. L.F. 317.

17 Décision relative à la Requête du Procureur aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt en vertu de

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tournée vers l’avenir, elle doit être évaluée en fonction de ses conséquences. Et juste, car si le but est la réconciliation et le retour à la paix sociale, il est impératif d’éviter la discrimination arbitraire entre des victimes de crimes similaires. C’est donc une combinaison de critères pragmatiques et moraux qui nous guidera tout au long de ce travail, qui présente et examine le régime de réparation de la CPI en trois parties.

Que penser, tout d’abord, de son champ d’application ? Quels sont les protagonistes du droit à réparation, ses bénéficiaires et ses créanciers ? Quelle est la nature de la réparation elle-même ? Et, surtout, ce champ d’application n’est-il pas trop étroit ? Comment l’élargir ? Que penser, ensuite, de la procédure devant la Cour, qui s’inscrit dans une logique judiciaire ? Son individualisation est-elle appropriée à la nature des crimes relevant de la juridiction de la Cour ? N’est-elle pas plutôt la cause commune des nombreux problèmes auxquels elle doit faire face ? Que penser, enfin, du Fonds au profit des victimes ? Peut-il pallier les déficiences de la Cour ? Dans quelle mesure en est-il véritablement indépendant ? Que penser, finalement, du régime de réparation de la CPI dans son ensemble ? Peut-on dire qu’il fournit, dans son état actuel, un service à la fois efficace et juste aux victimes ? Et, si ce n’est pas le cas, quelles solutions peut-on suggérer ?

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Chapitre 1

L’étroitesse du champ d’application du régime de réparation de

la CPI

Il est de bon ton de souligner avec emphase combien le régime de réparation de la CPI représente une avancée considérable dans le développement des droits des victimes et qu’il est formidable d’avoir désormais à disposition un tel instrument. Pourtant, lorsque la Commission internationale d’enquête sur le Darfour recommande que le CS réfère la situation à la CPI en vertu de l’art. 13(b), elle n’envisage cette dernière que dans son rôle pénal et ignore totalement son régime de réparation en proposant plutôt la création par le CS d’une Commission de compensation chargée de dédommager les victimes18. Autrement dit, la CPI n’est envisagée que pour poursuivre les criminels. Son régime de réparation est contourné, doublé par la création d’un programme distinct.

La Commission d’enquête ne dit pas explicitement qu’elle écarte le régime de la CPI et, quand bien même le ferait-elle, sa position n’aurait aucune conséquence puisqu’elle n’a pas l’autorité d’empêcher la Cour de faire son travail. Elle se contente de l’ignorer. Pourquoi ? On peut penser à des raisons de défiance institutionnelle. Ce n’est pourtant pas une défiance à l’égard de la CPI en général, puisqu’elle recommande que le CS lui réfère la situation au Darfour. Ce qui pose problème apparemment n’est pas l’institution, mais son régime de réparation. Pourquoi ? La Commission d’enquête se garde bien de le dire, mais on trouve des éléments de réponse dans sa manière de justifier la création d’une Commission de compensation. Les deux raisons qu’elle donne en faveur d’une telle Commission sont également – ce n’est pas un hasard – ce qui manque au régime de réparation de la CPI : la possibilité d’octroyer des réparations aux victimes sans connaître l’identité des auteurs des

18 Voir Luigi Condorelli et Annalisa Ciampi, « Comments on the Security Council Referral of the

Situation in Darfur to the ICC » (2005) 3 Journal of International Criminal Justice 590, en particulier la dernière section intitulée « the regretful absence of any measure to offer compensation to victims », p. 598-599.

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crimes et la possibilité de faire payer les États, c’est-à-dire de pouvoir compter sur la responsabilité étatique19.

Ces éléments sont assez révélateurs de l’étroitesse du champ d’application du régime de réparation de la CPI. Trop étroit, il l’est à double titre : concernant les protagonistes du droit à réparation (champ ratione personae) et la nature de la réparation (champ ratione materiae). Le but de ce chapitre est de mettre en évidence ces faiblesses et proposer, dans les deux cas, un élargissement.

I- Bénéficiaires et créanciers du droit à réparation : élargir

le champ ratione personae

Si la réparation est un droit, elle a des bénéficiaires et des créanciers. Devant la Cour, les bénéficiaires sont les victimes, et les créanciers les personnes condamnées. Ces deux catégories posent des problèmes de définition et composent ensemble le champ d’application ratione personae du régime de réparation de la CPI. Le but de cette section est de montrer que ce champ est beaucoup trop étroit, et qu’il doit donc être élargi.

A/ Les bénéficiaires : les victimes

Parce qu’il ne suffit pas d’être une victime pour devenir bénéficiaire du droit à réparation, il faut procéder en deux temps : savoir d’abord quelles sont les personnes ayant droit au statut de victime et ensuite, parmi celles-ci, lesquelles ont droit à réparation.

1) Les personnes ayant droit au statut de victime

Une note de bas de page d’un rapport du groupe de travail sur les questions de procédure précise quels documents peuvent être utilisés pour interpréter les termes « victimes » et « réparations »20. Outre les textes de la CPI, que sont non seulement le

19 Report of the International Commission of Inquiry on Darfur to the United Nations

Secretary-General, Geneva, 25 January 2005, §591-600.

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Statut mais aussi le RPP (qui n’existait pas encore au moment de la rédaction de cette note), on peut s’en remettre à deux documents onusiens : la Déclaration de 1985 et les Principes de 2005. Le terme « victime » n’est pas défini dans le Statut. Il l’est à la règle 85 du RPP, dans les termes suivants :

a) Le terme « victime » s’entend de toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour.

b) Le terme « victime » peut aussi s’entendre de toute organisation ou institution dont un bien consacré à la religion, à l’enseignement, aux arts, aux sciences ou à la charité, un monument hsitorique, un hôpital ou quelque autre lieu ou objet utilisé à des fins humanitaires a subi un dommage direct.

Afin d’interpréter cette définition sommaire, on pourra se référer aux §1-3 de la Déclaration de 1985 et aux §8-9 des Principes de 2005, qui sont plus développés. La notion de préjudice, notamment, n’est pas expliquée dans le RPP, mais elle l’est dans la Déclaration de 1985 et les Principes de 2005, dans une énumération qui n’est pas exhaustive et qui montre la diversité du préjudice considéré : « une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux ». Autre exemple : lorsque le RPP indique que le terme « victime » s’entend de « toute personne physique », il faut comprendre « sans distinction aucune » comme l’indique le §3 de la Déclaration de 1985. D’une manière générale, les documents onusiens sont particulièrement utiles afin de compléter et de préciser ce qui dans le texte de la Cour reste relativement vague.

a) Victimes directes et indirectes

Si est victime « toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour », l’extension du terme « victime » dépend surtout de ce que l’on entend par « préjudice », et notamment de la question de savoir si ce préjudice doit être subi directement ou s’il peut l’être indirectement. La victime est directe ou primaire quand elle est elle-même victime de la violation, par exemple lorsqu’elle est tuée ou torturée. Elle est indirecte, secondaire ou « victime par ricochet » lorsqu’elle souffre de la violation sans en être la victime directe, en étant par exemple un parent ou un proche de la victime directe. Le

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vocabulaire de la règle 85 reste vague et ne permet pas de savoir si les victimes en question sont seulement directes ou si elles peuvent être aussi indirectes. Ce sont d’autres textes qui permettent de trancher.

La définition retenue par le Séminaire de Paris sur l’accès des victimes à la CPI (1999) était explicite à cet égard : « toute personne ou groupe de personnes qui,

directement ou indirectement, individuellement ou collectivement, a subi un

préjudice à raison de crimes relevant de la compétence de la Cour »21. Les documents officiels de la Cour sont moins explicites, mais permettent malgré tout de retenir la même extension du terme. La version anglaise de l’art. 75 du Statut utilise une formule proposée par la France et le Royaume-Uni afin d’étendre le champ d’application de l’article aux victimes indirectes : « to, or in respect of, victims ». Dans la version française, cette formule est traduite par « aux victimes ou à leurs ayants droit ». Dans une note de bas de page d’un rapport du groupe de travail sur les questions de procédure, cette expression est expliquée comme signifiant l’inclusion des victimes indirectes, « telles que les membres de leur famille et leurs descendants »22. Les documents onusiens (§2 de la Déclaration de 1985 et §8 des Principes de 2005) sont quant à eux explicites : le terme « victime » inclut à la fois les individus qui ont souffert directement du crime et, le cas échéant, la famille et/ou les proches, ainsi que ceux qui ont souffert en intervenant pour aider les victimes.

Autrement dit, on peut distinguer deux types de victimes indirectes. Premièrement, les parents et les proches : le dommage subi peut alors être non seulement moral (perte d’un être cher) mais aussi matériel, si la personne en question était économiquement dépendante de la victime directe, et que cette dernière n’est plus en mesure de subvenir à ses besoins, par exemple parce qu’elle a été tuée ou est devenue incapable. Dans le cas d’une disparition, il se peut également que la victime indirecte devienne victime directe si en plus du dommage initial (la disparition d’un parent ou d’un proche, qui cause un préjudice moral et/ou matériel), s’ajoute un dommage supplémentaire causé par le comportement des autorités, si celles-ci ne fournissent pas les informations en leur possession en cas de disparition par exemple, ce qui serait assimilable à un mauvais traitement23.

21 Doc. PCNICC/1999/WGRPE/INF/2 (6 juillet 1999), règle X (article 15), §1. 22 Doc. off. AG NU, A/CONF.183/C.1/WGPM/L.2/Add.7 (13 juillet 1998), p. 5, n. 5.

23 Redress, Mettre en œuvre les droits des victimes. Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes, Londres, mars 2006, p. 13.

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Deuxièmement, les personnes qui ont souffert en intervenant pour aider les victimes, soit ex post, une fois que le crime initial a eu lieu, soit ex ante, à titre préventif, puisqu’il s’agit aussi des individus étant intervenus pour « empêcher la victimisation » (§2 de la Déclaration de 1985), « prévenir la persécution » (§8 des Principes de 2005) ou, comme l’explique la Chambre préliminaire dans une décision récente, empêcher que les victimes directes ne deviennent victimes à raison de la commission de ces crimes24. Concrètement, deux sortes de personnes peuvent donc prétendre être des victimes indirectes de ce point de vue : d’une part, les individus au service des victimes, en premier lieu les avocats, les médecins et les travailleurs humanitaires ; d’autre part, ceux ayant tenté de prévenir le crime, par exemple des hommes politiques, des journalistes et n’importe quel individu qui dans cette entreprise a été la cible d’intimidations, de menaces, de harcèlement, de pressions diverses, voire d’agression. À ce titre, les uns comme les autres peuvent être considérés comme des victimes indirectes ayant droit à réparation.

En intégrant les victimes indirectes, la CPI répond aux nombreuses critiques adressées à la définition des tribunaux ad hoc, qui se limite aux victimes directes et aux personnes physiques25, ce qui leur a été reproché, notamment par les juristes et

les organisations appartenant à la tradition de droit civil. La tendance générale est effectivement à l’inclusion des victimes indirectes, comme en témoignent à la fois les textes onusiens que nous venons de citer et la pratique régionale. La CADH a en principe une définition limitée aux victimes directes26, mais le fait est que sa pratique témoigne du rôle important qu’elle accorde aux victimes indirectes, généralement et en premier lieu les membres de la famille qui, le cas échéant, c’est-à-dire s’ils ont également souffert du crime, ont le droit de présenter leurs propres demandes de réparation et recoivent des compensations substantielles27. Reste que la notion de

24 Chambre préliminaire I, décision du 22 juin 2006.

25 RPP du TPIY, IT/32/Rev.37, art. 2(A). Voir aussi « la personne physique qui a subi un préjudice, y

compris une atteinte à son intégrité physique ou mentale, une souffrance morale ou une perte matérielle, directement causé par des actes ou des omissions qui enfreignent la législation pénale d’un État membre » (art. 1a de la Décision-cadre du Conseil du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales).

26 « the term "victim" refers to the person whose rights under the Convention are alleged to have been

violated » (Article 2y des Rules of Procedure of the Inter-American Court of Human Rights).

27 Dans Blake vs. Guatemala, un cas de disparition forcée, la Cour considère que les membres de la

famille a souffert de la disparition de Blake et qu’ils ont donc droit à une réparation de 30 000$ chacun. Dans Suarez Rosero vs. Ecuador, la femme et la fille sont aussi considérées comme des victimes et recoivent respectivement 20 000 et 10 000$ tandis que le plaignant reçoit 20 000$.

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famille est problématique : son extension est floue et sa compréhension est culturellement variable.

Se pose également la question des limites : jusqu’où étendre le cercle de la victimisation ? Le principe qui consiste à déborder les victimes directes pour intégrer les victimes indirectes est évidemment juste et répond à une situation réelle. La mère qui a perdu son enfant ou l’avocat qui reçoit des menaces de mort sont sans conteste des victimes indirectes de la violation initiale et méritent donc que soit considéré leur droit à réparation. Mais sans critères précis, le risque est réel de dilater le cercle de la victimisation jusqu’à des zones problématiques, puisqu’une bonne rhétorique semble pouvoir montrer qu’à peu près tout le monde a souffert d’une manière ou d’une autre d’un crime de masse sans avoir été touché personnellement. Il y a donc un risque d’abus qu’il faut considérer, et l’un des moyens de le prévenir, outre d’avoir des critères précis et des définitions de ce qui constitue un véritable préjudice, pourrait être de restreindre le statut de victime indirecte aux personnes physiques, comme semblent le faire la Déclaration de 1985 et les Principes de 2005. Car, si l’on intègre les personnes morales, on considère du même coup que les pertes commerciales indirectement subies en conséquences des crimes de masse ouvrent la voie à des réparations et, de ce point de vue, les demandes peuvent être innombrables et pas toujours légitimes. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le cas de la UNCC puisque la résolution 687/91 considère que l’Irak est responsable « de tout dommage – y compris les atteintes à l’environnement et la destruction des ressources naturelles – et de tous autres préjudices directs subis par des États étrangers et des personnes physiques et sociétés étrangères du fait de son invasion et de son occupation illicites du Koweït ». L. Walleyn dénonce les abus auxquels cette largesse a conduit : « [d]es sommes considérables auraient été versées à des sociétés israéliennes, y compris des vendeurs de fleurs et des exploitants de cinéma, pour les pertes commerciales subies à cause de la situation de guerre, et certains pays auraient même tenté de soumettre des notes pour l’effort de guerre »28.

28 Luc Walleyn, « Victimes et témoins de crimes internationaux : du droit à une protection au droit à la

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b) nature du préjudice, compétence de la Cour et lien de causalité

La victime est, selon la règle 85, « toute personne physique qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour ». Mais, comme le note la Chambre préliminaire I, « [l]e terme ‘préjudice’ n’est défini ni dans le Statut ni dans le Règlement »29. La Cour devra donc interpréter le terme au cas par cas, en s’aidant des définitions reconnues en droit international des droits de l’homme, en particulier dans les deux documents onusiens précités, qui s’entendent d’ailleurs pour qualifier de préjudice « notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux ».

Il faut ensuite que le préjudice en question soit l’effet d’un crime relevant de la compétence de la Cour. Pour ce faire, il doit respecter trois conditions : être l’un des crimes énumérés à l’article 5 (crime de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre)30, avoir été commis après l’entrée en vigueur du Statut (art. 11), c’est-à-dire

après le 1er juillet 2002 et, enfin, que soit l’État territorial soit celui dont l’accusé est ressortissant ait accepté la compétence de la Cour (art. 12).

Il faut également que soit établi un lien de causalité entre les deux éléments précédents, le préjudice subi et un crime relevant de la compétence de la Cour – lien de causalité qu’exprime l’expression « du fait de » dans la règle 85. La Chambre préliminaire II confirme que ce lien « may be required for the purposes of a reparation order »31, mais les deux Chambres (I et II) s’accordent pour dire qu’ « il

n’est pas nécessaire que la nature exacte du lien de causalité (…) soi[t] déterminée de manière plus approfondie à ce stade »32.

29 Chambre préliminaire I, Situation en République démocratique du Congo, Décision sur les demandes de participation à la procédure de VPRS1m VPRS2, VPRS3, VPRS4, VPRS5 et VPRS6,

Doc. ICC-01/04 (17 janvier 2006), §81.

30 Le cas du crime d’agression est particulier car, pour l’instant et conformément à l’art. 5(2), la CPI ne

peut pas exercer sa juridiction à son égard. Il faudra un amendement pour activer la compétence de la Cour, qui ne pourra être formulé que sept ans après l’entrée en vigueur du Statut, et pour être accepté il devra être soutenu par une majorité aux deux tiers des États parties, ce qui semble très improbable. C’est une question polémique en raison, notamment, du fait qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de définition juridique uniforme de l’agression en droit international et aussi parce que la compétence de la Cour concurrencerait celle du CS qui, en vertu de l’art. 39 de la Charte, est lui aussi habilité à déterminer l’existence d’un « acte d’agression ».

31 Pre-trial Chamber II, Situation in Uganda in the case of the Prosecutor v. Joseph Knoy, Vincent Otti, Okot Odhiambo, Dominic Ongwen, Doc. ICC-02/04-01/05 (10 August 2007), §14.

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2) Les victimes ayant droit à réparation

Selon la règle 85(a) du RPP, il suffit d’avoir « subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour » pour être une victime. Mais il ne suffit pas d’être une victime pour bénéficier du droit à réparation. Les conditions supplémentaires ne sont pas les mêmes selon que nous sommes devant la Cour ou devant le Fonds : devant la Cour, ne peuvent bénéficier du droit à réparation que les victimes d’un crime faisant l’objet de poursuites devant la Cour. Devant le Fonds, peuvent bénéficier du droit à réparation toutes les victimes des crimes relevant de la juridiction de la Cour. Le champ d’application n’est donc pas le même : étroit dans le cas de la Cour, il est large dans celui du Fonds. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il y a parfois des zones grises : nous examinerons pour finir le cas intéressant des victimes « non méritantes ».

a) devant la Cour (champ étroit) : les victimes d’un crime faisant l’objet de poursuites devant la Cour

Toutes les victimes ne peuvent pas obtenir réparation devant la Cour. Il faut non seulement être victime d’un certain crime (relevant de la juridiction de la Cour), mais aussi d’une certaine personne, qui doit faire elle-même l’objet d’une poursuite pénale devant la Cour. Autrement dit, il y a un lien intrinsèque entre la demande de réparation et la poursuite pénale : une demande de réparation qui n’est liée à aucune poursuite pénale en cours ne sera pas prise en compte par la Cour33. Le Guide d’information de la CPI sur la participation des victimes prévient qu’il est « possible qu’une personne ayant subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la CPI ne soit pas admise à participer en tant que victime à une procédure devant la CPI, notamment parce que le crime en question ne fait pas, à ce moment là, l’objet de poursuites devant la Cour »34. C’est pourquoi les victimes ont

intérêt à suivre l’actualité de la Cour, intervenir dans les limites de l’art. 68(3) et, le

33 Voir Gilbert Bitti et Gabriela Gonzales Rivas, « The Reparations Provisions for Victims Under the

Rome Statute of the International Criminal Court » dans The Permanent Court of Arbitration, dir.,

Redressing Injustices Through Mass Claims Processes: Innovative Responses to Unique Challenges,

Oxford, Oxford University Press, 2006, 299, à la p. 313.

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cas échéant, utiliser d’autres moyens, dont le Fonds au profit des victimes que nous présenterons tout à l’heure.

À qui incombe la charge d’établir ce lien ? Curieusement, cette question capitale ne trouve aucune résolution claire dans les textes de la CPI et les interprétations semblent diverger. Selon Bitti et Rivas, qui sont particulièrement crédibles en la matière puisqu’ils sont respectivement conseiller juridique au Bureau du Procureur et juriste à la Section de la participation des victimes et des réparations (SPVR), ce n’est pas à la victime d’établir ce lien35. Mais selon Henzelin et al., c’est à elle de le faire36. Henzelin et al. disent s’appuyer sur la décision du 17 janvier 2006 de la Chambre préliminaire I. Or, que dit la Chambre ? Que les demandeurs doivent démontrer « qu’il y a des motifs de croire qu’ils ont subi un préjudice du fait d’un crime relevant de la compétence de la Cour, lequel aurait été commis dans les limites temporelles et géographiques de la situation considérée » (§100), et que c’est à la Chambre de le vérifier, d’analyser les déclarations des demandeurs et de « déterminer si les crimes décrits peuvent relever de la compétence de la Cour » (§86). À strictement parler, la victime n’a donc pas l’obligation de lier sa demande à une situation particulière devant la Cour, elle doit juste montrer que sa demande relève de la compétence de la Cour.

b) Devant le Fonds (champ large) : toute victime d’un crime relevant de la juridiction de la Cour

Le Fonds en question en est un « au bénéfice des victimes relevant de la compétence de la Cour (…) et, dès lors qu’il s’agit de personnes physiques, de leurs familles » (règle 42 RF). L’inclusion explicite de la famille des victimes rend d’emblée le mandat du Fonds plus large que celui de la Cour, qui n’impliquait qu’implicitement les victimes indirectes. Par ailleurs, la disposition toute entière est sujette à interprétation. De quelles victimes parle-t-on exactement ? De celles des

35 « the victim is under no obligation to link his or her application to a specific case before the Court »

(Bitti et Rivas, supra note 33 à la p. 312-313).

36 « in order to be eligible for reparations, a victim must establish that the damage, loss or injury for

which she or he is seeking reparation was a consequence of the acts or conduct for which the accused was found guilty. The victim is required to establish a causal link ». « It is unsufficient for claimants to show they suffered damage, loss or injury as a result of criminal conduct. The claimant must demonstrate, in principle, that such damage was the result of, or was closely related to, the acts and conduct of the convicted person » (Henzelin et al., supra note 16, aux p. 327 et 328).

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criminels condamnés par la Cour seulement ou de celles de tous les crimes relevant de sa juridiction ? La question se pose, et mérite qu’on s’y attarde. L’enjeu est grand, puisqu’il s’agit de délimiter l’extension des bénéficiaires des activités du Fonds et, incidemment, de connaître la marge de manœuvre dont dispose le Fonds vis-à-vis de la Cour.

On peut distinguer deux interprétations : l’une, étroite, limite les bénéficiaires aux victimes de personnes condamnées par la Cour (pour les crimes pour lesquels elles ont été condamnées) et imite alors la manière dont procède la Cour elle-même, puisqu’il faut pour obtenir réparation devant la Cour être victime d’une personne condamnée par elle. Cette interprétation étroite fait donc du Fonds une sorte d’organe d’application de la Cour, qui est incapable de déborder les limites de cette dernière et, du coup, de la compléter en couvrant des victimes qu’elle aurait laissé de côté. Elle aligne le champ d’application ratione personae du Fonds sur celui du Groupe d’aide aux victimes et aux témoins (qui n’assistent que les victimes qui apparaissent devant la Cour, art. 43(6)).

L’autre interprétation, large, considère que les bénéficiaires du Fonds ne sont pas seulement les victimes de personnes condamnées par la Cour, mais celles de tous les crimes relevant de sa juridiction, qu’ils soient ou non actuellement présentés devant elle dans l’une des situations qu’elle connaît. Cela revient ipso facto à donner au Fonds un champ d’application plus large et une affiliation à la Cour plus faible, à l’arracher de la Cour en quelque sorte, à lui donner un rôle propre, en partie indépendant de la Cour, puisque ses bénéficiaires pourront ne pas être des bénéficiaires des réparations ordonnées par la Cour. Et cela revient du même coup à augmenter considérablement le nombre de bénéficiaires potentiels, donc ses besoins financiers, ce qui est susceptible de poser certaines difficultés pratiques.

Entre ces deux interprétations, qui étalonnent le débat, on peut trouver quelques situations intermédiaires, par exemple lorsque les victimes en question appartiennent à une situation étudiée par la Cour mais pour laquelle aucune condamnation n’a encore été prononcée. Les victimes peuvent-elles bénéficier du Fonds ? Pas encore selon l’interprétation étroite, puisqu’il faudrait attendre qu’il y ait condamnation (l’ordonnance de réparations ne pouvant être rendue que contre une personne condamnée). Oui, selon l’interprétation large, puisque si les victimes appartiennent à une situation étudiée par la Cour c’est a priori qu’elles sont victimes de crimes

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relevant de sa juridiction – ce qui reste toutefois à prouver au cas par cas : il y a différentes manières d’ « appartenir » à une situation, et toutes les victimes qui y sont associées ne sont pas forcément toutes victimes des mêmes crimes, de sorte que la situation peut se retrouver devant la Cour pour quelques-uns d’entre eux seulement, laissant les autres hors de sa juridiction, par exemple si elle estime qu’ils ne sont pas suffisamment graves.

Les textes ne se prononcent pas explicitement sur le choix entre ces deux interprétations et, de ce fait même, ils tranchent en faveur de la seconde, ce qui peut être établi par le raisonnement suivant. L’interprétation étroite étant plus limitative que l’interprétation large, le silence des textes la sanctionne, puisqu’ils ne valident pas les limites qu’elle impose. La règle 42 du RF parle des « victimes relevant de la compétence de la Cour » et renvoie à la règle 85 du RPP, qui définit la victime comme toute personne, physique ou morale, « qui a subi un préjudice du fait de la commission d’un crime relevant de la compétence de la Cour ». Par ailleurs, l’art. 79(1) établit le Fonds « au profit des victimes de crimes relevant de la compétence de la Cour et de leurs familles ». Aucun texte pertinent ne limite les victimes en question à celles des personnes condamnées par la Cour. Tous valident par conséquent l’interprétation large qui s’en tient aux victimes de crimes relevant de la juridiction de la Cour. Il y a toutefois une exception : les ressources provenant d’ordonnances de réparation ne peuvent être utilisées que pour des victimes de personnes condamnées, comme nous le verrons bientôt. Mais il ne s’agit pas d’une interprétation, puisque cette fois le texte le précise explicitement (règle 46 du RF). Et il ne s’agit que des ordonnances de réparation, pas des amendes.

Par ailleurs, on aurait des raisons morales de rejeter l’interprétation étroite, puisqu’elle discrimine entre des victimes ayant la « chance » d’avoir souffert de violations qui, par le hasard du calendrier et une contingence politique favorable, correspondent à une situation actuellement entendue devant la Cour, et celles ayant souffert de violations peut-être tout aussi graves, mais qui par le même hasard et la même contingence politique ne se sont pas retrouvées devant la Cour, et qui doivent donc passer par un système domestique qui peut être tout à fait incompétent et corrompu. Et les secondes victimes seront même en toute probabilité beaucoup plus nombreuses que les premières, en vertu du principe de complémentarité rappelé à l’article 1 du Statut, selon lequel la CPI n’intervient que si les juridictions

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domestiques n’ont pas la volonté ou la capacité de poursuivre. Par conséquent, l’accès à la Cour pourrait bien n’être qu’un privilège rare. C’est pourquoi l’interprétation large est la seule acceptable : le Fonds peut alors couvrir toutes les victimes de crimes relevant de la juridiction de la Cour.

Cela ne va pas, toutefois, sans poser problème. La très vaste extension des bénéficiaires du Fonds augmente considérablement ses besoins financiers et représente donc une difficulté considérable, qui à moins de trouver d’autres sources de financement revient à avoir beaucoup moins de moyens pour chacun, de sorte que le choix entre l’interprétation étroite et l’interprétation large pourrait bien en être un entre bien réparer quelques-uns ou moins bien réparer un plus grand nombre. Cette situation a néanmoins l’avantage de nous faire voir clairement la nécessité d’abandonner une perspective individualiste et d’embrasser une approche collective de la réparation, comme nous le défendrons dans la seconde section.

c) Le cas des victimes « non méritantes »

L’expression est d’abord apparue sous la plume de Chomsky et Herman qui ont intitulé un chapitre de Manufacturing Consent « worthy and unworthy victims » afin de distinguer, dans le modèle américain de propagande, les bonnes victimes qui méritent la compassion, des mauvaises qui, en raison des intérêts nationaux, ne la méritent pas. Depuis, cette rhétorique est souvent utilisée, par exemple dans le débat sur l’intervention humanitaire, où le médecin Jean-Hervé Bradol parle lui aussi de bonnes et mauvaises victimes, celles que l’on doit secourir, et celles que l’on peut sacrifier, celles qui doivent vivre et celles qui peuvent mourir37. D’autres distinctions

sont plus précises : en matière d’humanitaire toujours, il est notable que la population et les médias (peut-être l’un parce que l’autre, et vice-versa, dans un cercle vicieux) n’accordent pas la même attention aux victimes de catastrophes naturelles, comme un tsunami (surtout lorsque celles-ci sont occidentales), et aux victimes d’épidémies, de famines, de conflits. De fait l’opinion publique discrimine entre des victimes innocentes et des victimes coupables, les premières se trouvant par hasard prises dans

37 Jean-Hervé Bradol, « L’ordre international cannibale et l’action humanitaire » dans Fabrice

Weissman dir., À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2003, 13, à la p. 24.

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l’infortune, les secondes l’ayant sans doute mérité quelque part – du moins s’en persuade-t-on.

Les bonnes et les mauvaises victimes, les victimes méritantes et celles qui ne le sont pas, dont il s’agit ici sont sensiblement différentes. La question n’est pas d’intervenir pour les sauver ou d’avoir de la compassion pour elles mais de réparer, très concrètement et par voie juridique, les souffrances dont elles sont victimes. Dans le cadre de la CPI, cette question intéressante est soulevée par Keller38. Il s’agit de savoir s’il y a certaines victimes qui, malgré leur qualification juridique, ne sont pas « méritantes » aux yeux de l’opinion publique. La question ne se pose pas seulement au droit, bien entendu, mais à la société qui observe le droit travailler, et qui juge parfois sévèrement ses résultats. On peut alors distinguer trois cas de figure : les personnes qui sont à la fois victimes et auteurs de crimes, les victimes riches et celles ayant tiré avantage du dommage subi.

i) Les personnes qui sont à la fois victimes et auteurs de crimes

Il y a une résistance populaire – et parfois juridique – à accorder des réparations à des victimes qui, soit sont soupçonnées d’avoir soutenu, matériellement ou idéologiquement, les bourreaux (par exemple la loi allemande sur les réparations de 1953 qui exclut de la possibilité de recevoir des réparations les victimes ayant soutenu le national-socialisme)39, soit sont elles-mêmes auteurs de crimes.

Dans les situations chaotiques et complexes comme celles qui relèvent de la compétence de la CPI, il n’est pas improbable qu’une personne soit à la fois auteur d’un crime et victime d’un autre. On peut penser en particulier au cas des enfants-soldats. Recrutés de force, violentés, violés, réduits en esclavage, exposés à une violence inouïe, les enfants-soldats sont à peu près universellement considérés comme des victimes. En tant qu’enfants, ils sont protégés par les Conventions de Genève et leur recrutement ou leur participation aux hostilités est interdite par le second Protocole additionnel (art. 4(3)(c-d)), la Convention relative aux droits de l’enfant (art. 38) et son Protocole facultatif concernant l’implication d’enfants dans

38 Keller, Linda M, « Seeking Justice at the International Criminal Court: Victims' Reparations »

(2007) 29 Thomas Jefferson L. Rev. 189, à la p. 210.

39 Voir Ingo Müller, Hitler’s Justice: The Courts of the Third Reich, Cambridge, Harvard University

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les conflits armés, la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (art. 22(2)) et la Convention sur les pires formes de travail des enfants (art. 3(a)). Le Statut de Rome innove en considérant comme crime de guerre « [l]e fait de procéder à la conscription ou à l’enrolement d’enfants de moins de 15 ans dans les forces armées ou dans des groupes armés ou de les faire participer activement à des hostilités » (art. 8(2)(e)(vii)). C’est d’ailleurs à ce titre exclusivement qu’est poursuivi Thomas Lubanga, actuellement détenu à La Haye.

Cet aspect du problème (l’enfant-soldat comme victime) est assez clair et consensuel. Le revers de la médaille (l’enfant-soldat comme auteur de crimes) l’est beaucoup moins. Les crimes qui nous intéressent sont ceux qui relèvent du droit international, et plus particulièrement de la juridiction de la CPI : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide. La question de la responsabilité individuelle des enfants-soldats impliqués dans de telles exactions est complexe, délicate et ne trouve pas de réponse univoque, ni juridique, ni morale. Traditionnellement, il semble que la justice pénale internationale considère que les enfants ne sont pas justiciables, du moins n’écrit-elle pas explicitement qu’ils le sont, puisqu’aucune provision depuis Nuremberg et les tribunaux militaires internationaux jusqu’aux tribunaux ad hoc ne permet de poursuivre des enfants. Mais rien ne l’empêche non plus, et cela est même envisagé par l’art. 40 de la Convention sur les droits de l’enfant. Cette zone grise donne donc lieu à des divergences plus radicales : la Cour spéciale de Sierra Leone, tout en affirmant que le recrutement d’enfants est un crime, est la première juridiction internationale à permettre explicitement de poursuivre des enfants de plus de 15 ans (art. 7 du Statut) – ce qui à l’époque était recommandé par l’ONU et soutenu par Kofi Annan en particulier –, tandis que la CPI interdit explicitement de le faire : « [l]a Cour n’a pas compétence à l’égard d’une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment de la commission prétendue d’un crime » (art. 26).

Par conséquent, aux yeux de la CPI, et c’est ce qui nous intéresse ici, les enfants-soldats sont des victimes et non des auteurs de crimes, ce qui signifie qu’ils peuvent recevoir des réparations et qu’ils ne peuvent pas être poursuivis. Le régime de réparation s’applique. Il doit en outre être adapté à leur situation, selon les lignes directrices des Nations Unies : « Les procédures pour obtenir réparation et en exiger l’application devraient être adaptées aux enfants et leur être facilement

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