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Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

II- Une procédure problématique

5) Les difficultés à formuler une réclamation

Les difficultés ci-dessus témoignent d’un inégal accès à la justice entre des victimes riches, éduquées et souvent urbaines et des victimes pauvres, moins

133 Voir Doc. off. AG NU, A/51/22 (13 septembre 1996), vol. I, p. 64, §281. Pour davantage de détails

sur le Groupe d’aide aux victimes et aux témoins, voir notamment ICC-ASP/1/3 (3-10 septembre 2002), troisième partie « Budget du premier exercice financier de la Cour », §86-89, p. 280-281.

éduquées et vivant dans des régions plus reculées. Mais il y a une autre ligne de faille, moins évidente mais pourtant plus primitive, qui ne concerne pas tant la capacité d’entamer et de survivre à une procédure que la volonté de formuler une réclamation. C’est la condition première qui déclenchera tout le reste. Avoir le droit de réclamer des réparations est une chose. Etre disposé à le faire en est une autre. Le fait est que, pour des raisons diverses, certains individus et certaines populations sont réticents à formuler des réclamations.

À l’échelle individuelle, des paramètres psychologiques sont en jeu. Réclamer, c’est au moins provisoirement ne pas oublier, traverser une procédure parfois longue qui rappelera le crime à chaque instant, c’est surtout reconnaître son statut de victime. Il se peut que, face à la tentation souterraine du refoulement, la possibilité incertaine d’obtenir des réparations indéfinies ne pèse pas lourd : certaines personnes peuvent avoir du mal à formuler des réclamations tout simplement parce qu’elles n’acceptent pas le statut de victime que cette demande officialiserait et qu’elles préfèrent oublier. À l’échelle collective, ce sont des paramètres sociaux et culturels qui peuvent jouer. Les victimes de violences sexuelles dans des régions où le risque d’ostracisme est réel si la nouvelle s’ébruite peuvent être réticentes à formuler des réclamations qui, d’un côté, leur permettraient peut-être de recevoir des réparations mais qui, de l’autre, les conduiraient sûrement à l’abandon, au rejet et à l’extrême pauvreté.

Ce problème, néanmoins, ne semble se poser que si la procédure doit être déclenchée par les victimes elles-mêmes, qui doivent formuler une réclamation en remplissant un formulaire de demande de réparations. Or, selon le Statut, la procédure peut être déclenchée soit par les victimes soit par la Cour elle-même. La Cour détermine l’ampleur des dommages causés « sur demande, ou de son propre chef dans des circonstances exceptionnelles » (art. 75(1)). Il y a donc deux cas de figure : soit la demande de réparation est présentée par la victime, soit la Cour agit

proprio motu, de son propre chef.

Que la Cour puisse agir de sa propre initiative est une mesure controversée qui n’allait pas de soi. Cette hypothèse discutée lors de la Conférence de Rome a soulevé de nombreuses réticences, notamment motivées par une exigence de justice à l’égard de la personne condamnée. Dans le cas où les victimes elles-mêmes ne souhaitent pas agir, on peut se demander quelle est la légitimité (l’intérêt à agir) d’une Cour internationale et extérieure, de le faire. Néanmoins, le problème ne se pose pas

toujours en ces termes, de savoir si la victime veut ou ne veut pas agir : il se peut aussi qu’elle ignore tout simplement les droits dont elle dispose. Par conséquent, cette provision est justifiée par le fait que, dans certains cas, notamment dans des pays très peu développés, il se peut que les victimes – ou une partie d’entre elles (la Cour intervient alors pour remédier à un risque de distorsion en faveur des victimes « actives ») – ne puissent pas exercer leurs droits elles-mêmes, en raison par exemple d’une distanciation géographique ou culturelle, de leur manque d’information et de moyens, des pressions dont elles peuvent faire l’objet visant à les dissuader de porter plainte, et d’autres facteurs ne leur permettant pas de déposer d’elles-mêmes une demande en réparation. La capacité de la Cour d’agir de son propre chef a donc été retenue, mais « dans des circonstances exceptionnelles » (art. 75(1)), dont l’appréciation est laissée à la discrétion des juges.

Dans ce cas, la procédure à suivre est décrite par la règle 95 du RPP. Le Greffier notifie les personnes concernées des intentions de la Cour, et celles-ci peuvent alors déposer des observations afin de participer à l’enquête, conformément à l’art. 75(3). L’action de la Cour n’est pas contraignante pour les victimes concernées : suite à la notification reçue, une victime peut, si elle le souhaite, déposer une demande de réparation qui sera prise en compte comme si elle avait été déposée directement (2(a)) ou au contraire demander à ne pas obtenir réparation, auquel cas la Cour s’exécute et ne rendra pas d’ordonnance individuelle la concernant (2(b)).

Cette provision qui permet à la Cour d’agir de sa propre initiative élimine-t-elle pour autant le problème de la difficulté à formuler une réclamation ? Non, pour au moins deux raisons. D’une part, la Cour ne jouit de cette possibilité qu’à titre exceptionnel, selon l’appréciation des juges, ce qui non seulement réduit la probabilité que ce cas de figure survienne régulièrement, au moins autant de fois qu’il serait nécessaire, mais aussi permet de douter que la seule appréciation des juges, qui ne sont ni victimologues ni anthropologues, puisse suffir à saisir l’état d’esprit complexe qui, pour des motifs personnels ou culturels, peut conduire à ne pas réclamer. D’autre part, et quand bien même la Cour pourrait parfaitement identifier ces situations et déclencher la procédure d’elle-même à chaque fois que cela est nécessaire, les victimes pourraient toujours ne pas suivre. Si elles ne souhaitent pas formuler de réclamation, que la Cour vienne les chercher n’y changera rien. Elles pourront en vertu de la règle 95(2b) du RPP demander à ne pas obtenir réparation,

malgré les efforts de la Cour. Ce cas de figure, qui permet à la Cour de déclencher la procédure d’elle-même, n’a pas été pensé pour résoudre le problème de la difficulté à formuler des réclamations – qui est au mieux sous-estimé et au pire ignoré – mais pour résoudre celui de l’accès à l’information, c’est-à-dire à l’attention des victimes qui ignorent qu’elles pourraient demander réparation et dont on suppose que, si elles le savaient, elles le feraient. Par conséquent, le problème de la difficulté à formuler des réclamations n’est pas résolu, et il persiste à discriminer les victimes entre elles, à leur procurer un inégal accès à la justice, et à laisser au bord du chemin et dans la souffrance un certain nombre d’individus qui, pour des raisons diverses, d’ordre personnel, social ou culturel, ne demanderont rien à personne.

Il y a là, à vrai dire, une question éthique intéressante. Nous demandions tout à l’heure si la pertinence et le succès d’une forme de réparation par rapport à une autre étaient déterminés subjectivement ou objectivement. En passant de l’espèce au genre (d’une forme de réparation en particulier au fait de réparer en général), nous pourrions demander maintenant si la pertinence et le succès de la réparation par rapport au fait de ne pas réparer se déterminent subjectivement ou objectivement. La victime est-elle la seule à pouvoir dire si la réparation lui serait bénéfique, ou bien est-il possible de formuler ce jugement extérieurement, c’est-à-dire objectivement et, surtout, contre l’avis de la victime et en contradiction avec elle ? En l’occurrence, si une victime estime que la réparation aurait l’effet pervers de lui nuire, qui peut remettre en cause cette appréciation et au nom de quoi ? Au nom de quel principe jugerait-on que son bien-être peut se déterminer objectivement par une équation simple (dommage subi = droit à réparation), alors qu’il est par définition un sentiment subjectif et complexe ?

Il faut distinguer sans doute deux cas de figure : si la difficulté à formuler une réclamation est la conséquence d’une différence culturelle, aussi étrange que cela puisse paraître à l’entendement occidental moyen, ou d’un choix personnel, pour des motifs relevant de la vie privée qui seront peut-être à jamais opaques pour des yeux extérieurs, il nous semble important de respecter cette posture et de ne pas tenter de convaincre la personne en question qu’elle devrait réclamer ce qui lui est dû parce qu’elle y a « droit ». L’informer de ses droits, oui (il faut bien que le choix se fasse en toute connaissance de cause), refuser sa différence, non. Cette posture s’inscrit dans la question beaucoup plus générale et très classique de l’universalisme des droits de

l’homme. A trop vouloir défendre une universalité qui n’est pas elle-même universellement acceptée, on prône l’homogénéisation, on sacrifie la diversité culturelle et les pratiques locales. Nous défendons un relativisme faible qui s’accomode bien des aménagements locaux tout en restant attaché à certaines exigences minimales universelles. En l’occurrence, il n’est pas question de réparer qui que ce soit contre son gré, ce qui pourrait d’ailleurs avoir l’effet pervers de faire davantage souffrir la victime, si la réparation elle-même est vécue comme une insulte, une gêne, ou un préjudice quelconque.

Par contre, si la difficulté en question est la conséquence d’une violence, par exemple si la victime agit sous la contrainte, si elle aimerait formuler une réclamation mais n’ose pas le faire parce qu’elle est menacée, il nous semble tout aussi important de faire le nécessaire afin de la convaincre et, surtout, de faire cesser la menace qui pèse sur elle. A ce titre, afin d’assurer un égal accès des victimes à la justice, la CPI a la responsabilité de prendre en considération non seulement les demandes formulées, mais aussi celles qui auraient pu l’être et qui ne le sont pas, en se demandant ce qui a pu retenir la réclamation dans les cas où elle a de sérieuses raisons de croire qu’il y avait motif à réclamer, et en faisant le nécessaire pour libérer les victimes du joug où elles se trouvent peut-être, notamment en exigeant la coopération de l’État territorial, qui pourrait enquêter sur d’éventuelles pressions – sauf bien entendu s’il est établi que c’est l’État lui-même qui en est l’origine, auquel cas il pourrait être mis en cause, au moins dans le jeu diplomatique.

B/ Autres problèmes

En plus de ne pas permettre un égal accès à la justice, la procédure devant la Cour pose d’autres problèmes. Certains pensent qu’elle désagrège les victimes en les hiérarchisant. Ce n’est pas notre cas, et cela permettra de mettre en évidence les limites de l’égalitarisme. Par contre, il est certain qu’elle ne permet pas la publicité et la révélation totale des faits, qu’elle viole la présomption d’innocence et que la Cour manque finalement d’expertise en la matière.

1) Désagrège-t-elle les victimes en les hiérarchisant ? Les limites de