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Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

I- Les étapes de la procédure devant la Cour

3) La difficulté à gérer des demandes massives

Le premier défi auquel la Cour doit faire face est quantitatif. On peut s’attendre à plusieurs centaines de milliers de victimes, donc autant de demandes de réparation potentielles. Pourquoi ? D’une part en vertu de la nature même des crimes relevant de la juridiction de la Cour (art. 8), qui sont par définition des crimes de masse. D’autre part en vertu de la nature des accusés auxquels on donnera la priorité, qui sont ceux dont la responsabilité est la plus grande, les gros poissons, qui charrient donc avec eux de très nombreuses victimes.

Un grand nombre de victimes ne signifie pas un grand nombre de demandes en réparation – tant l’accès à l’information est un problème important. Mais enfin, on ne peut pas raisonablement souhaiter que cette sélection en filtre déjà une partie, laissant de côté les victimes ignorant l’existence d’un régime de réparation et la procédure pour déposer une demande. Considérons donc qu’un grand nombre de victimes implique un grand nombre de demandes potentielles. Cette situation pose de nombreux problèmes : cela rallonge les délais, ce dont les victimes elles-mêmes souffrent, et augmente les coûts, de représentation et d’aide judiciaire notamment, même si la règle 90(2) du RPP permet de les grouper, sans compter bien entendu le coût des réparations elles-mêmes.

À titre d’exemple, Henzelin et al. rappellent que la UNCC a payé plus de 3,2 milliards de dollars à 860 000 demandes de catégorie A (sur 920 000 reçues), 13 450 000$ à 3945 demandes de catégorie B (sur 6000 reçues), 4,9 milliards de dollars en demandes de catégorie C (sur 420 000 reçues)108. Bien entendu, il ne s’agit pas de comparer cette situation avec celle de la CPI – qui est loin d’avoir ces moyens (en particulier parce qu’elle n’a pas recours à la responsabilité étatique)109, et la UNCC ne se fonde pas sur la responsabilité pénale individuelle mais sur celle de l’État irakien – mais cela donne une idée du nombre de demandes que peuvent susciter des crimes de masse, et des coûts gigantesques qui peuvent y être associés. À terme, cela menace la viabilité même du régime de réparation de la CPI, qui doit pour fonctionner prévoir des mécanismes capables de gérer des demandes massives.

108 Henzelin et al., supra note 16 à la p. 339, n. 55.

109 À ce titre, il faut souligner les limites de la suggestion de Jorda et Hemptinne qui pensent que « the

ICC should draw inspiration from the methods of dealing with applications for reparation provided for by the Compensation Commission set up by the United Nations in the aftermath of the Iraq conflict, as well as the national procedures for handling ‘class’ actions » (supra note 58 à la p. 1410).

Outre la délégation et l’introduction d’une priorité dans le traitement des dossiers, que nous examinerons bientôt, on peut penser à deux pistes de réflexion. Premièrement, travailler sur les critères d’éligibilité, puisque ce sont eux qui déterminent la largeur du goulot qui laisse passer le flot des victimes. Plus les critères sont précis, plus les exigences sont élevées, plus les seuils sont hauts, et moins il y a aura de victimes. Le nombre de victimes dépend donc directement des critères d’éligibilité. C’est un levier considérable mais délicat, car il ne faut pas non plus opérer aux dépens des impératifs de justice.

Deuxièmement, utiliser des procédures sommaires, telles que le groupement et l’échantillonage. C’est ce qu’avait fait la UNCC pour les victimes de catégories A et C qui étaient particulièrement nombreuses, en s’inspirant des procédures américaines mettant en jeu de très nombreux plaignants. La UNCC a utilisé « some of the techniques and art of sampling that were developed in the asbestos and Dalkon Shield cases »110. Par exemple, dans l’affaire Marcos, les experts ont classé les victimes de torture sur une échelle de 5 degrés, en attribuant à chaque classe un montant différent, et la US District Court n’a pas écouté individuellement les 10 059 demandes, mais a utilisé un échantillon statistique. Un expert statistique a établi qu’un échantillon de 137 cas choisis au hasard par un ordinateur était fiable à 95%. L’échantillonage est une nécessité car la vérification effective de chaque cas individuel est impossible.

Les avocats de la défense pourraient toutefois s’interroger sur la légitimité de telles procédure : sont-elles injustes à l’égard de l’accusé ? L’échantillonage, par exemple, est-il de nature à « entamer la crédibilité des éléments de preuve à charge », selon les termes de l’art. 67(2) ? Si « [p]our condamner l’accusé, la Cour doit être convaincue de sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable » (art. 66(3)), considère-t-on implicitement que l’avis d’un expert statistique est raisonablement indubitable et, quand bien même le serait-il, qu’une marge d’erreur de 5% constitue un doute raisonnable ? Une rhétorique habile pourrait suggérer, sans véritablement pouvoir le démontrer, que ces procédures sommaires comportent un risque relativement au droit à un procès équitable dont jouit l’accusé (art. 67), et dont la Chambre de première instance est responsable (art. 64(2)). On pourrait alors répondre qu’en contrepartie de ces risques relativement mineurs, l’échantillonage et les procédures similaires présentent des avantages majeurs, pour les accusés comme pour

les victimes. Admettons qu’au nom du rigorisme on entende individuellement et scrupuleusement les dizaines de milliers de demandes avant de pouvoir rendre un jugement, admettons que cela soit physiquement possible (ce qui est loin d’être garanti étant données les limites des vies humaines), cela aurait pour effet d’éterniser le temps du procès et d’en décupler les coûts à la fois matériels et psychologiques pour les uns comme les autres.

C’est d’ailleurs considérant ces avantages que la UNCC a fait de l’échantillonnage et d’autres procédures sommaires un principe juridique s’exprimant de la manière suivante : « in situations involving mass claims or analogous situations raising common factual and legal issues, it is permissible in the interest of effective justice to apply methodologies and procedures which provide for an examination and determination of a representative sample of these claims »111. Cette solution n’est probablement pas exempte de défauts, mais il s’agit sans doute du moindre mal.