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Plaidoyer en faveur de la réparation collective

II- La nature de la réparation : donner la priorité à la réparation collective

4) Plaidoyer en faveur de la réparation collective

La réparation collective n’est pas qu’une possibilité parmi d’autres, elle doit être une priorité pour au moins deux raisons : c’est conceptuellement souhaitable et pratiquement nécessaire.

a) L’approche collective est conceptuellement souhaitable

La plupart des crimes relevant de la juridiction de la CPI (génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité) sont par définition massifs et de nature collective, voire communautaire. Le crime de génocide vise « un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (art. 6). Le crime contre l’humanité est commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique », c’est-à-dire qu’il vise toujours un groupe même lorsque ses manifestations semblent individuelles (meurtre, esclavage, emprisonnement, torture, viol, etc.), et d’autres sont explicitement collectives (extermination, déportation, persécution d’un groupe, crime d’apartheid) (art. 7). Quant aux crimes de guerres, ils ne visent pas forcément des groupes mais la compétence de la Cour concerne particulièrement ceux qui font partie d’un plan, d’une politique, d’une « série de crimes analogues commis sur une grande échelle » (art. 8). En somme, les crimes relevant de la juridiction de la Cour sont en général de nature collective.

Ceci est confirmé par la définition que la règle 85(2) du RPP donne de la victime. Pour les documents onusiens pertinents pour interpréter le terme « victime » devant la CPI, c’est-à-dire la Déclaration de 1985 et les Principes de 2005, et les tribunaux ad hoc, la victime ne peut être qu’une personne physique (qui peut néanmoins subir le préjudice collectivement)71. La CPI fait donc preuve d’originalité et d’audace en intégrant explicitement les personnes morales, ce qui signifie concrètement que les organisations et les institutions peuvent aussi, sous certaines

71 Voir §1-3 de la Déclaration de 1985, §8-9 des Principes de 2005 et art. 2(A) du Règlement de

conditions, recevoir des réparations devant la Cour. Cela s’explique notamment par le fait que les crimes relevant de la juridiction de la CPI concernent parfois la propriété culturelle : les crimes de guerre peuvent viser « des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caricative, des monuments historiques » (art. 8, ix) – la protection de la propriété culturelle est d’ailleurs un principe classique du droit international humanitaire72 - et la destruction de biens culturels joue également un rôle dans le cadre du génocide et des crimes contre l’humanité : on a parlé de « génocide culturel » ou plutôt (car le terme est controversé) d’ethnocide pour décrire la destruction systématique des biens culturels en Bosnie-Herzégovine dans les années 90 par exemple, et l’un des chefs d’accusation du général Krstic pour crime contre l’humanité devant le TPIY est précisément la destruction de biens personnels de musulmans bosniaques73. C’est ainsi que les crimes relevant de la juridiction de la Cour peuvent concerner la propriété culturelle. Or celle-ci concerne à son tour non seulement des personnes physiques mais aussi et surtout des personnes morales. Les victimes ayant droit à réparation devant la CPI peuvent donc être des personnes morales, auxquelles un formulaire de demande de réparations est spécialement consacré. Les personnes morales susceptibles de demander des réparations peuvent être « une organisation ou institution dont un bien consacré à la religion, à l’enseignement, aux arts, aux sciences ou à la charité, un monument historique, un hôpital, un lieu ou un objet utilisé à des fins humanitaires aurait subi un dommage direct »74.

Cette particularité de la CPI confirme donc que les crimes relevant de la juridiction de la Cour sont par nature susceptibles de frapper au-delà de l’individu, en touchant des groupes, des collectivités, des organisations. Il faut toutefois noter que, dans la règle 85 du RPP, les personnes morales viennent en seconde position, dans un alinéa qui les présente comme une possibilité exceptionnelle (« peut aussi s’entendre ») tandis que les personnes physiques désignent la signification première et normale (« s’entend ») du terme « victime ». On doit donc s’attendre à ce que les personnes morales restent minoritaires. Mais leur seule présence suffit à indiquer la nature potentiellement collective des crimes en question.

72 Voir notamment la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (La

Haye, 14 mai 1954) etl’art. 53 du Protocole I des Conventions de Genève (1977). 73 Voir l’acte d’accusation du cas IT-98-33 au TPIY.

74 Formulaire standard de demande de réparations devant la Cour pénale internationale réservé aux

Cette particularité doit être prise en compte lorsqu’il s’agit de penser la réparation. Adapter la réparation au dommage, l’y proportionner, faire en sorte qu’elle constitue une réponse adéquate, implique en l’occurrence de ne pas fragmenter, dépecer, sectionner le mal causé, si celui-ci a une résonnance sociale et communautaire. Il faudrait donc, par souci de cohérence, répondre collectivement aux dommages subis par une collectivité. On aurait cependant raison d’objecter que la souffrance, elle, est toujours individuelle. Le groupe est un concept, une abstraction mentale nous permettant de réunir des éléments divers ayants des caractères communs. Le groupe en tant que tel ne souffre pas, il n’est ni torturé, ni mutilé, ni violé. Ce sont toujours les individus qui souffrent, même si une partie de leur souffrance mentale peut être liée à la représentation de la destruction du groupe, à des considérations communautaires et sociales. Par conséquent, si j’ai été torturé ou mutilé et que je suis désormais handicapé, que cela m’empêche de retrouver un emploi et de faire vivre ma famille, il m’importe peu de savoir que mon cas s’inscrit dans un plan global, que des milliers d’autres personnes partagent mon sort, que nous avons tous été visés en tant que groupe, et que c’est donc au groupe lui-même que l’on va octroyer la réparation : je m’en moque si cela ne résout pas ma situation personnelle, sans laquelle je ne peux rien mesurer, rien apprécier concernant la communauté.

Il ne s’agit donc pas de dire que la réparation collective doit se substituer à la réparation individuelle et que la restitution ou la construction d’un bâtiment à usage collectif peut remplacer la réparation individuelle qui, dans certains cas, constitue le seuil minimal et la condition de possibilité du reste. Il s’agit de dire que, conceptuellement et parce que la plupart des crimes relevant de la juridiction de la CPI sont de nature collective, la plupart des réparations aux victimes doivent être non seulement individuelles lorsque les besoins de l’individu l’exigent, mais aussi collectives lorsque le crime à travers les individus visait le groupe auquel ils appartiennent.

b) L’approche collective est pratiquement nécessaire

La réparation collective n’est pas seulement conceptuellement souhaitable, elle est aussi pratiquement nécessaire. Elle est l’une des conditions de viabilité du régime

de réparation de la CPI. Elle est une nécessité financière : la Cour ne pourra pas accorder aux milliers de victimes des indemnités individuelles du niveau de celles de la CADH, notamment, qui attribue en général des compensations plus élevées que celles des autres systèmes (266 000$ + 350 000$ à la famille de Myrna Mack Chang dans l’affaire Mack de Novembre 2003, par exemple). De Greiff et Wierda ont raison de noter que si la CPI accordaient de tels montants, le Fonds serait ruiné en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire75.

Cette différence de moyens tient à deux distinctions : d’une part, la CADH peut faire payer les États. Par exemple, dans l’affaire Mack, c’est le Guatemala qui a dû payer l’indemnité. C’est une ressource précieuse dont ne dispose pas la CPI, qui ne peut ordonner des réparations que contre des individus, qui non seulement ont moins de moyens, mais dont les fonds sont difficilement identifiables, localisables et saisissables. D’autre part, la CADH ne répare que les victimes devant la Cour, tandis que la CPI ratisse plus large par l’intermédiaire du Fonds au profit des victimes, et doit donc faire face à un plus grand nombre de demandeurs potentiels. La viabilité du régime de réparation de la CPI dépend donc de sa capacité à faire avec les faibles ressources dont elle dispose. Pour l’instant, la réparation collective est une nécessité. On verra plus tard qu’elle peut être développée avec davantage de flexibilité et de succès par le Fonds.

Au sujet des ressources dont il peut disposer à peu près librement (nous verrons plus tard de quelles ressources il s’agit précisément), la même question se pose pour le Fonds : la réparation doit-elle être collective ou individuelle ? Davantage encore que pour la Cour, il est alors relativement consensuel de plaider pour que les ressources ne soient utilisées que pour des réparations collectives, et non individuelles. C’est ce que font Ingadottir, Wierda et de Greiff, Keller, et de Brouwer76. Il est en vérité difficile de trouver un seul juriste plaidant pour des

réparations individuelles par le Fonds. L’idée est que les réparations collectives permettent de couvrir davantage de personnes77.

C’est aussi et surtout une nécessité. Le Fonds dispose actuellement de 2 370 000 €. Il n’est pas improbable que la situation en RDC, qui n’est que l’une des quatre

75 De Greiff et Wierda, supra note 16, aux p. 227-228.

76 Anne-Marie de Brouwer, « Reparation to Victims of Sexual Violence: Possibilities at the

International Criminal Court and at the Trust Fund for Victims and Their Families » (2007) 20 Leiden J. Int’l L. 207, à la p. 233.

situations actuellement devant la Cour, charrie avec elle plus de 100 000 victimes. Si l’on s’entête à ne penser qu’individuellement, cela ferait donc une moyenne de 23,70 € par personne, pour ne couvrir qu’une seule situation, et en vidant totalement les caisses ! C’est absurde. Mais il y a plus : l’approche collective n’est pas seulement une nécessité, elle a aussi de nombreux avantages. Keller souligne par exemple que des réparations collectives peuvent également bénéficier à des victimes anonymes, et que l’on peut moins soupçonner la réparation collective d’interférer avec la Cour78.

Mais, d’un autre côté, il se peut aussi qu’elle soit mal acceptée, notamment si la victime s’attend à (car préfère) recevoir un chèque79.

En conclusion, il faut retenir que, dans le cas de la Cour comme dans celui du Fonds, le rôle de la réparation collective doit être renforcé. Il y a entre les deux approches, conceptuelle et pragmatique, une certaine différence : conceptuellement, le collectif complète l’individuel sans pour autant s’y substituer lorsque ce dernier est nécessaire. L’un et l’autre sont souhaitables car complémentaires dans la plupart des cas. Pratiquement, le collectif soulage l’individuel, que ni la Cour ni le Fonds ne peuvent satisfaire intégralement. L’un plutôt que l’autre est donc souhaitable : il faut penser collectivement à chaque fois que cela est possible. Par conséquent, on peut considérer la réparation collective comme une priorité.

Conclusion

Tout en présentant de manière didactique les protagonistes du régime de réparation de la CPI et la nature de la réparation, ce premier chapitre nous a permis de mettre en évidence un certain nombre de problèmes, et de défendre un élargissement du champ d’application, en deux temps. Ratione personae, d’abord, l’élargissement proposé est double. D’une part, concernant les bénéficiaires, notre critique du champ étroit de la Cour, devant laquelle seules des victimes d’un crime faisant l’objet d’une poursuite ont droit à réparation, et notre défense corrélative du champ large du Fonds, devant lequel toutes les victimes d’un crime relevant de la juridiction de la Cour ont droit à réparation, nous ont montré que la Cour ne permet pas un égal accès à la justice, en ne permettant pas un égal accès au statut de victime ayant droit à

78 Keller, supra note 38 à la p. 214. 79 Keller, supra note 38 à la p. 215.

réparation : les victimes n’ayant pas eu la « chance » d’avoir souffert d’une situation qui, par le hasard du calendrier, se trouve maintenant devant la Cour et celles n’ayant pas eu la « chance » d’avoir souffert d’un bourreau identifiable se voient refuser le droit à réparation – en tout cas devant la Cour. C’est l’un des défauts de l’individualisation de la procédure que nous critiquerons dans le prochain chapitre. D’autre part, concernant les créanciers, c’est-à-dire les personnes susceptibles de payer les réparations aux victimes, nous avons critiqué l’étroitesse du champ d’application : il ne faut pas chercher plus loin les raisons du manque de moyens dont souffre cruellement la Cour, qui ne peut ordonner des réparations que contre des personnes condamnées. Notre défense de l’introduction de la responsabilité étatique dans le régime de réparation de la CPI charrie avec elle des formes de réparation et une approche collective qui a été naturellement développée dans la seconde section.

Ratione materiae, ensuite, il faut retenir que les trois formes de réparation du

Statut sont problématiques, et que l’indemnisation est à la fois la plus commune, celle à laquelle on pense en premier lieu, et la moins collective, ce qui témoigne bien du fait que la procédure actuelle est individualisée. L’élargissement proposé consiste à s’orienter davantage vers la réparation collective – sans toutefois la substituer à la réparation individuelle lorsque celle-ci reste nécessaire –, non seulement parce que la plupart des crimes relevant de la juridiction de la CPI sont par nature globaux (et si le dommage est collectif, la réparation doit l’être aussi, c’est une question de cohérence), mais aussi parce qu’il s’agit d’une nécessité matérielle, financière pour être précis, qui serait moindre toutefois si l’on pouvait compter sur la responsabilité étatique qui permettrait d’obtenir des réparations de montants plus élevés.

Ce que l’examen du champ d’application nous a surtout montré, c’est que la racine commune des principaux problèmes que nous venons de récapituler se trouve dans l’individualisation de la procédure, c’est-à-dire dans l’inclusion des réparations dans une procédure pénale, dans le fait qu’elles sont obtenues devant une Cour. Il faut donc remonter maintenant à ce qui constitue le coeur du raisonnement, dans un chapitre central consacré aux défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour.

Chapitre 2

Les défauts de l’individualisation de la procédure