• Aucun résultat trouvé

Les défauts de l’individualisation de la procédure devant la Cour

II- Une procédure problématique

4) Le manque d’expertise de la Cour

La Cour souffre, il faut le dire, d’un manque d’expertise en la matière. Le rôle d’une cour n’est pas de déterminer les besoins de la population, de savoir quelle forme de réparation contribuerait davantage à la reconstruction du tissu social, etc. Ses juges ne sont pas formés pour traiter des demandes massives de réparations et la Cour elle-même n’a pas la structure adaptée. Elle est faite d’abord et avant tout pour poursuivre des criminels, non répondre aux besoins des victimes139. Le traitement au cas par cas a donc tendance à se laisser berner par l’illusion de la pleine réparation, et du coup à ne pas trop se soucier de la coordination avec les autres mesures (qui elles peuvent avoir un aspect collectif).

La délégation est-elle une solution ? Le langage permissif de l’art. 75 qui signifie que la Cour dispose d’une large discrétion quant à l’organisation de la procédure de réparation, implique également qu’il devrait lui être possible de déléguer certaines tâches. Du moins n’y a-t-il rien dans le Statut qui exclut la délégation. Il s’agirait d’une solution utile et efficace pour faire face à des demandes trop nombreuses. Reste à savoir à qui déléguer et dans quelle mesure la Cour maintiendrait un contrôle effectif sur le procédé. On peut penser à trois possibilités.

Premièrement, la délégation à des organisations internationales. Henzelin et al. suggèrent de sous-traiter les demandes en réparation à une organisation internationale, sans donner d’exemple malheureusement140. On pourrait penser aux ONG locales qui, présentes sur le terrain, jouent déjà un rôle d’intermédiaire entre la CPI et la population : elles diffusent l’information, collectent les formulaires de demandes de réparation et peuvent suivre la procédure auprès des victimes. Un rôle important que confirme un témoignage en provenance de RDC : « À La Haye, comme à Kinshasa, on insiste sur le fait que la Cour disposant de peu de moyens, l’essentiel de la stratégie repose sur les liens avec les ONG locales et sur la délégation des tâches »141.

Deuxièmement, la délégation à des panels d’experts. Selon la règle 97 du RPP, la Cour peut faire appel à des experts afin de l’aider dans son évaluation : elle peut « désigner des experts compétents pour l’aider à déterminer l’ampleur du dommage,

139 Ibid., p. 236.

140 Henzelin et al., supra note 16 à la p. 334. 141 Cité par Petit, supra note 123 à la p. 26.

de la perte ou du préjudice causé aux victimes ou à leurs ayants droit et pour suggérer diverses options en ce qui concerne les types et les modalités appropriées de réparation ». L’utilisation d’un panel d’experts est demandée depuis longtemps par les observateurs attentifs, dont Jorda et Hemptinne142, et cela s’inscrit dans une tendance courante dans les tribunaux et les programmes de réparation, notamment la UNCC. Malgré tout, durant les négociations, certains États se sont inquiétés du rôle des experts, de l’influence qu’ils pourraient avoir sur les décisions de la Cour. Afin d’y répondre, la règle 97 permet également à d’autres points de vue de s’exprimer : les victimes, la personne reconnue coupable, les personnes et États intéressés peuvent « faire des observations sur les expertises ». Par ailleurs, il est clair que c’est la Cour qui, en dernier lieu, décide et que les experts n’ont qu’un rôle d’assistance et de conseil.

Ils sont aussi une nécessité matérielle, car ce n’est pas une Chambre de trois juges et d’autant de conseillers juridiques qui permettront de traiter correctement des milliers des demandes en réparation, comme le rappellent Bitti et Rivas143. Le recours

à un panel d’experts sera surtout utile dans les cas lourds, compliqués, où il y a de trop nombreuses demandes qui exigent, afin d’être traitées attentivement, une assistance externe. Mais cela ne sera pas suffisant, et ils auront eux-même besoin de l’assistance d’un secrétariat, qui est nécessaire pour prendre en charge le travail administratif, récolter, trier, vérifier et organiser les demandes.

Troisièmement, il peut sembler curieux de chercher la sous-traitance partout, quand elle est prévue au sein même du régime de réparation de la CPI : par l’intermédiaire du Fonds bien sûr, auquel la Cour peut transférer certaines demandes et ordonner des réparations collectives. C’est ce que nous allons examiner dans le dernier chapitre.

Conclusion

Après avoir mis en évidence l’étroitesse du champ d’application de la CPI, en défendant notamment l’introduction de la responsabilité étatique dans son régime de réparation, nous avons été conduit à prôner une approche davantage collective, issue

142 « a commission of independent experts should be set up with special powers to deal with all matters

relating to the compensation of victims » (Jorda et Hemptinne, supra note 58 à la p. 1417).

en partie du droit de la responsabilité étatique, intégrant la satisfaction et la garantie de non-répétition. Cette approche collective a impliqué à son tour une critique de l’individualisation de la procédure devant la Cour, que nous venons d’exposer, et qui est une critique du fait que la réparation s’inscrive dans une procédure pénale : si la procédure est individualisée, c’est parce qu’elle a lieu dans le cadre d’une Cour dont la mission principale est de déterminer la culpabilité des auteurs des crimes relevant de sa juridiction. Autrement dit, ce qui est en cause est rien moins que l’existence même d’un régime de réparation de la CPI, et plus particulièrement ce qui fait son originalité dans l’histoire du droit international pénal : le fait que, pour une fois, les réparations soient intégrées aux travaux de la Cour, plutôt que laissées aux juridictions nationales ou à des programmes internationaux distincts. La question se pose désormais de savoir s’il ne faut pas mieux abandonner cette intégration si problématique, et donc arracher la réparation de la Cour en défendant du coup un programme de réparation distinct. C’est ce que pensent de Greiff et Wierda.

Le régime de réparation de la CPI a des inconvénients, certes, mais n’a-t-il pas aussi ses avantages ? Naturellement, et ils sont bien résumés par Theo van Boven : « First, it makes the offender more aware of the fact that he or she is not only in breach of the public and moral order, but has also inflicted serious injury and suffering on human beings. Second, it establishes a link between punitive measures and measures of reparation. Third, it tends to facilitate and expedite any action to obtain civil damages »144. Par conséquent, si les réparations souffrent en partie de leur présence au sein d’une procédure pénale qui n’est pas exempte de défauts, il est aussi certain que la procédure elle-même gagne à garder en son sein des réparations qui rendent le crime plus réel, puisque l’on en voit les conséquences humaines et ce qu’elles coûtent concrètement. La procédure y gagne peut-être, mais force est de constater que ces avantages sont surtout symboliques, appartiennent au domaine de la représentation du crime et de la punition, et ne pèsent pas lourd dans la vie des victimes face aux nombreux défauts qu’implique l’inclusion des réparations dans une procédure pénale.

Par conséquent, comme de Greiff et Wierda, nous pensons que la réparation serait non seulement plus efficace mais aussi plus juste si elle était distribuée par un programme distinct. C’est aussi ce que pensaient les juges des tribunaux ad hoc,

lorsque la question s’est posée pour eux d’assurer ou non la responsabilité de réparer. Dans des lettres au Secrétaire Général, les présidents des TPIY et TPIR refusaient cette responsabilité pour les raisons que nous avons déjà citées dans l’introduction, et la reportaient sur le CS, lui demandant de créer un mécanisme spécial, distinct de la Cour, comme un Fonds ou une commission de revendications. Claude Jorda, président du TPIY, explique que « la mise en place d’un mécanisme, sur le modèle d’une commission internationale d’indemnisation, est une bien meilleure façon, plus juste et plus rapide, de pourvoir aux droits des victimes des conflits en ex- Yougoslavie »145. C’est aussi ce que pensait la Commission internationale d’enquête sur le Darfour, six ans plus tard et cette fois à propos de la CPI elle-même, en contournant ce qu’elle pouvait offrir en terme de réparations et en demandant plutôt au CS la création d’une Commission d’indemnisation. Il y a une raison à cet évitement, nous comprenons désormais pourquoi, après avoir examiné les défauts dont souffre le régime de réparation de la CPI. Il n’est donc pas incongru, même si cela peut sembler radical de prime abord, de vouloir arracher les réparations à la Cour, pour les confier plutôt à un programme distinct.

Mais ce programme, ne l’a-t-on pas sous les yeux ? N’est-ce pas le Fonds ? Le Fonds ne peut-il pas pallier les déficiences de la Cour ? Si les défauts qui nous gênent sont liés à l’inclusion des réparations dans une procédure pénale, le problème ne se présente pas dans le cas du Fonds, qui fait certes partie du régime de réparation de la CPI mais qui, n’étant pas lui-même une Cour, ne se trouve pas dans une logique pénale. Le Fonds semble prometteur et nourrit de nombreux espoirs. Nous allons découvrir, toutefois, qu’il a aussi ses propres difficultés.

145 Lettre datée du 12 octobre 2000, adressée au Secrétaire général par le Président du Tribunal

Chapitre 3