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Socrate, par Clodius Piat, Éditeurs Félix Alcan, Paris, 1906, p

D. Description ou qualités du Philosophe

2 Socrate, par Clodius Piat, Éditeurs Félix Alcan, Paris, 1906, p

La philosophie comprend de très longues années d’études et d’exercices. La dialectique est une science que le philosophe doit maîtriser afin d’examiner, d’apprendre et de s’instruire adéquatement. Elle doit permettre au philosophe de voir les choses vraies, tant dans leur multiplicité que dans leur unité. Il faut, pour acquérir une parfaite connaissance de l’objet, parcourir les deux chemins, c’est-à-dire qu’il faut que le dialecticien contemple l’objet dans son unité et dans toute son extension. De cette façon, il obtiendra le pourquoi des choses qui est fondé sur des principes vrais et clairs. Le philosophe veut toujours savoir la raison pour laquelle la chose est ainsi et la preuve pour laquelle elle ne peut pas être autrement. Le sage doit savoir procéder pour chaque domaine d’étude. Il cherche les arguments propres à la discipline étudiée. La procédure recommandée est de commencer par les opinions des gens les plus sages, c’est-à-dire des savants qui sont capables de bien poser les problèmes et d’apporter des solutions raisonnables.

La philosophie permet à l’homme de posséder une conduite convenable. Elle règle la vie du philosophe. Elle élabore les paramètres qui conduiront le philosophe vers la divinité. Une vie bien réglée se passe selon la droite raison. La sagesse ne consiste pas à errer au gré des vents. Il ne faut pas que le philosophe pose des gestes indignes et irréprochables qui !’obligeraient à se repentir. Le philosophe cherche à vivre comme les dieux parce que ces derniers ne commettent aucuns actes injustes qui nuiraient à leur béatitude. Pourtant, est-il possible pour un simple mortel ne détenir une route de vie quasi parfaite? N’est-ce pas un peu exagéré de la part de Socrate d’exiger une vie sans embûches et anicroches?

Π.

La maïeutique (ou de la conversion de l’âme)

La maïeutique est souvent comparée par Socrate comme l’art d’accoucher les âmes. Mais, cet outil est beaucoup plus important que le simple fait de mettre à terme l’âme humaine. La fonction de la maïeutique est de convertir les âmes pour les diriger vers le

chemin de la sagesse. La maïeutique a pour mission de convertir l’âme pour l’amener vers l’Être. Elle est nécessaire à la philosophie car elle est le premier pas dont l’éducateur, consciencieux de former des êtres heureux, va s’appliquer avant même de procéder à quelques investigations que ce soit avec ses disciples. Si la philosophie est la voie qui mène au bonheur, alors la maïeutique est le point de départ de ce chemin philosophique. Nombreux sont les chemins qui promettent une vie heureuse, mais il n’en existe qu’une seule qui mène à la divinité.

La mission première de la maïeutique est de détourner le regard de l’apprenti philosophe vers la divinité. Le prisonnier, selon la célèbre allégorie de la caverne, située au début du livre VII de la République l, exige que le prisonnier se libère de ses chaînes pour qu’il puisse gravir les parois de la caverne. Et ces chaînes sont d’abord les préjugés sociaux, politiques et culturels. Les sophistes portaient leur regard essentiellement que sur le particulier, sur les choses sensibles. Ils assouvissaient les âmes aux différentes passions. Or, les choses sont en perpétuel changement. La réalité sensible change constamment de positions et de formes. Or, une personne qui poursuit que les choses du monde sensible peut difficilement partir à la recherche du logos. Emprisonné au fond de la caverne, le vulgaire se laisse illusionner par les apparences des réalités sensibles. Les stéréotypes matérialistes sont puissants. Seul un esprit averti et éclairé peut parvenir à se libérer de ces préjugés sociaux. Mais, il nécessite la présence d’une aide. La maïeutique est la solution à cette souffrante délivrance. Le philosophe doit apprendre à détourner les têtes vers une autre réalité autre que celle visible à l’œil nu. Il s’agit d’aborder l’épineuse question du suicide pour réaliser le danger de l’attachement au monde sensible. Les arguments des suicidaires sont solides. Comment peut-on convaincre quelqu’un de ne pas poser ce geste grave et malheureux avec des arguments purement matérialistes ? Comment persuader une personne de ne pas quitter ce monde cruel en essayant de le convaincre de rester dans ce même univers ? Avec la présence de tous les accidents de la vie, il devient de plus en plus difficile de faire apprécier la vie à ces gens. Socrate croyait farouchement à une justice universelle. Elle était la chose ultime à acquérir. L’espoir

d’obtenir une récompense divine après un dur labeur dans ce bas monde était, pour le penseur d’Alopèce, le tribut d’un philosophe accomplit.

La vraie philosophie est celle qui opère, par l’entremise de la maïeutique, la conversion de l’âme pour l’amener vers l’Être. Platon, dans la République 1, traite de l’élément déclencheur qui permettent la conversion de l’âme. De fait, il affirme que l’un des moyens d’attirer l’âme, de la détourner vers la contemplation du réel, ce doit être l’étude qui a l’unité pour objet. En effet, l’incapacité de percevoir l’unité dans un objet donné jette l’âme dans un embarras qui la force de chercher en dedans d’elle-même. Par la réflexion, elle cherche à savoir ce que peut bien être l’unité en tant qu’unité. L’incapacité pour l’âme de distinguer l’unité de la multiplicité provoque en elle des contradictions qui l’obligent alors à chercher en elle-même les explications de ces antinomies. Elle est forcée de faire des recherches sur ce que doit être l’unité en soi.

La connaissance la plus importante est le savoir de sa propre ignorance. La sortie de son âme de cette double ignorance est le fruit du travail de la maïeutique. L’importance de la connaissance de soi permet au sage de savoir exactement ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas. Car, une fois qu’il sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, le philosophe est capable d’examiner les autres. Ironiquement, Socrate prétendait ne rien savoir. Sa sagesse consistait à réaliser que son ignorance ne se situait pas au niveau des choses sensibles. Socrate a étudié la physique et les autres disciplines portant sur la Nature de son époque. Sa prétendue ignorance porte sur la totalité de la connaissance. L’ironie socratique est de dire à son interlocuteur que le but de toutes ces questions est d’examiner l’universel qui se trouve dans tous les cas particuliers. Tout ce que Socrate ne savait pas, c’était l’universel. Par contre, la connaissance du particulier, Socrate en savait autant que les autres sophistes et savants de son époque. La mission socratique de délivrer les vulgaires de la double ignorance est double : l’une consiste à montrer aux gens qu’ils sont victimes des illusions de la matière, et l’autre cherche à les guider vers la recherche de l’universel. Les vulgaires sont à la fois victimes de leur propre manque de volonté de se questionner eux-mêmes sur les choses qu’ils croient savoir. Du même coup, ils sont incapables de

réaliser qu’ils ne possèdent pas les bons outils intellectuels pour parvenir à la connaissance de Γuniversel. La délivrance de la double ignorance cherche alors à détourner le regard des vulgaires vers les choses intelligibles qui sont les véritables causes du mouvement de la matière.

Est-il nécessaire de rappeler que les erreurs de conduite sont également attribuées à cette même ignorance de soi? Les gens qui ne connaissent pas les limites de l’homme, pour accomplir tel ou tel acte, posent des gestes trop souvent regrettables? L’environnement est le plus exemple de notre siècle. Durant de longues années, l’homme a abusé des matières premières en s’imaginant être en mesure de contrer tous les problèmes environnementaux. Or, l’ignorance humaine a conduit des populations entières à la famine, à des désastres écologiques et à des accidents maritimes et industriels qui empoisonnent les nappes d’eau et les autres produits de la Nature. L’homme se croyait le maître et le possesseur de la Nature. Or, son arrogance va le conduire à sa destruction. La privatisation de l’eau et la globalisation des marchés économiques entraînent une mondialisation de la pauvreté qui touche directement à la condition humaine. L’homme qui ne connaît pas ses propres limites est amené à poser des gestes qui vont à l’encontre de sa propre nature. L’ignorance détruit ce qu’il y a de plus précieux : la vie. Au lieu de promouvoir la connaissance éthico-scientifique, les vulgaires préfèrent se vautrer dans un égoïsme qui encourage la paresse intellectuelle néfaste à la spécificité humaine.

Une autre méthode préconisée par Socrate est le recours aux incantations. Dans le Charmide 1, ces incantations sont le produit des beaux discours. Ces discours philosophiques engendrent la sagesse dans les âmes parce qu’ils mettent l’accent sur le fait que l’âme ne doit pas être traitée séparément du corps. La santé corporelle provient de la santé de l’âme. Tous les maux corporels et mentaux proviennent, pour Socrate, de l’âme. Ils engendrent autant le mal que le bien. Il est difficile de soigner le corps s’il persiste un malaise de l’âme. Par exemple, le médecin ne peut pas guérir adéquatement les problèmes cardiaques d’un obèse s’il n’accepte pas de suivre une cure d’amaigrissement. Il faut alors convaincre cette personne des bienfaits de la diète qui lui

permettra de retrouver la santé. Il faut alors passer par l’âme pour arriver à cette fin. L’argumentation socratique portait précisément sur ce cas. Socrate ne soutenait pas que l’âme soit la cause de tous les maux corporels. Son intention était de souligner que l’apport de l’âme est crucial pour !’acquisition des biens corporels. Le bon état du corps passe par une âme vertueuse. La guérison dépend alors de la capacité du médecin de convaincre son patient que la santé vaut mieux que la maladie.

La vérité contribue également à délivrer le prisonnier de ses chaînes. Elle est une sorte de purification qui libère l’âme de toutes ses passions telles que l’intempérance qui la place sous l’emprise des plaisirs. Cette libération provient de la possession des vertus qui s’acquièrent avec la sagesse. La vérité permet de vivre selon la droite raison parce qu’elle fournit au philosophe les bonnes directives qui conduisent vers la sagesse. La sagesse est elle-même une espèce de purification car elle délivre le prisonnier de son ignorance qui est la principale cause du malheur de l’homme.

La délivrance par la maïeutique peut également prendre une autre forme. Il suffit d’obliger quelqu’un, à force de questions, à dire ce que sont les choses. La découverte des causes jette l’interlocuteur dans un embarras dont il tient absolument à se départir. La dialectique prend alors la relève. Une fois le regard du prisonnier détourné des illusions du monde sensible, la maïeutique donne le flambeau à la dialectique qui arrache de force, si nécessaire, le prisonnier au fond de la caverne pour le guider vers la divinité. Le périple vers la sagesse prend alors son envol. Une fois que le prisonnier a pris conscience de son ignorance, les portes de la philosophie s’ouvrent devant lui pour permettre à son âme de retrouver ses ailes divines que les vices lui ont «enlevées».

S’il veut aspirer à devenir un citoyen parfait qui sait commander et obéir à la justice, alors il faut que le philosophe soit formé à la vertu dès le bas âge. Les bonnes habitudes devront être mises en place très tôt afin d’éviter à l’apprenti philosophe d’adopter de mauvaises manies qui le ralentiront dans sa marche vers la divinité. Malencontreusement, cela ne suffit pas. Le futur gouvernant doit aussi être doué de ce que Platon appelle « un heureux naturel ». Par contre, une mauvaise éducation forme une âme plus sauvage.

Voilà l’un des rôles que Platon attribue au législateur. Il doit mettre en place le citoyen le plus parfait qui mettra en œuvre tous les soins possibles pour les autres citoyens et de développer également l’éducation la plus parfaite: la philosophie.

Une autre recommandation de Platon, c’est l’importance de ne pas suivre le troupeau. Souvent, les vulgaires posent des gestes qui sont totalement dépourvus de raison. Soit qu’ils agissent dans leur intérêt propre, soit qu’ils se comportent d’une façon qui se compare à celle des animaux inférieurs. Leurs idées sont complètement incohérentes avec leurs actions. Leur manière d’argumenter se compare à celle des sophistes. Leur argumentation est à l’image de leurs préjugés et de leurs idéologies. L’attitude des humains ressemble souvent à celles des porcs. Ils aiment vivre et se rouler dans leurs excréments intellectuels et culturels qui encouragent la bassesse humaine. Seul le philosophe peut leur aider à se sortir de leur méprisable condition. Mais, plus il cherchera à les sortir de leur milieu naturel, plus les vulgaires chercheront à le réintégrer. Il ne faut en aucun cas sous-estimer la puissance de l’ignorance. La solution réside dans l’éducation et !’instruction. Bien que la société contemporaine prenne pour acquis que tous les êtres humains viennent au monde en conformité avec leur nature, le philosophe a compris que la nature humaine passe par une éducation axée sur la vertu à l’aide d’une instruction fondée sur la science et la vérité. L’histoire de l’enfant-loup est un exemple populaire souvent invoqué en sociologie pour prouver qu’un enfant laissé seul à l’état naturel ne peut pas se détacher de ses instincts sauvages. Le développement de toutes les facultés de l’âme passe par une éducation et une instruction.

La persuasion est un atout important pour le philosophe. Il faut les convaincre à l’aide de la dialectique et de la démonstration qu’ils sont des animaux raisonnables. La raison définit leur condition humaine. L’un des plus discours que le philosophe peut prononcer est celui où il fait la promotion de la raison. Elle constitue toute la spécificité de son espèce. De plus, elle est la seule faculté de l’âme qui peut le conduire à la divinité. Le «connais-toi toi-même» socratique préconise cette pensée. C’est la connaissance de soi en tant qu’animal raisonnable. M. Fiat enrichit cette pensée en écrivant que « le premier devoir de l’homme consiste à savoir ce qu’il fait, à rester maître de ses pensées et par là

même de ses actes. Le connais-toi toi-même ne peut souffrir d’exception : il est la première et la plus inviolable des lois ; tout le reste en dépend » \

Un autre phénomène est le conditionnement. Les gens sont ancrés dans un mode de vie qu’ils ne questionnent plus. Leurs actions quotidiennes sont tellement répétitives qu’elles finissent par échapper à leur conscience. Pour vivre de la meilleure façon possible, le philosophe doit même se gronder et se fâcher contre lui-même si nécessaire. Le perfectionnement de l’âme exige qu’elle acquière de bonnes habitudes. Il faut qu’elle sache haïr ce qu’il faut détester et elle doit aussi aimer ce qu’il faut aimer. Elle doit éliminer le mal qui sévit en elle. Le conditionnement empêche ces exercices philosophiques. La pensée doit éliminer ces réflexes mentaux afin d’échapper à l’aliénation du travail social et de la condition animale et végétale que la religion capitaliste exploite pour asservir les hommes dans le seul et unique but que représente le gain. Les usines sont remplies de petits robots humains qui répètent sans cesse les mêmes mouvements que les automates de la compagnie adverse. Même les écoles sont devenues des usines. Une éducation uniforme où tous les étudiants doivent être formés à partir du même moule pour arriver à la sortie de la chaîne d’une production éducative dénudée de valeurs socioculturelles et morales.

Les Grecs anciens comparaient Socrate à une torpille qui engourdissait les âmes. Plus encore, il ensorcelait les autres citoyens athéniens par des charmes et des maléfices. Il enchantait et il troublait les cœurs de ses compatriotes par un chant divin. Les Grecs anciens comparaient le discours socratique à celui des dieux. Cette remarque est très intéressante. Elle associe le but de Socrate qui recherchait le chemin qui mène vers la sagesse et le discours qui porte sur la divinité. Peu de gens à l’époque avaient entrevu ce parallèle. Seul Platon, et peut-être quelques autres disciples, semble avoir vu ce lien qui unit le personnage et son travail philosophique. La grande majorité des intervenants n’ont pas décelé les intentions de Socrate puisqu’ils étaient emprisonnés dans une attitude sophistique. Pierre Hadot ajoute que : 1

Vivre de façon philosophique, c’est surtout se tourner vers la vie intellectuelle et spirituelle, réaliser une conversion qui met en jeu « toute l’âme », c’est-à-dire toute la vie morale. La science ou le savoir ne sont jamais en effet pour Platon une connaissance purement théorique et abstraite, que l’on pourrait « mettre toute faite » dans l’âme. Lorsque Socrate disait que la vertu est un savoir, il n’entendait pas, par savoir, la pure connaissance abstraite du bien, mais une connaissance qui choisit et qui veut le bien, c’est- à-dire une disposition intérieure dans laquelle pensée, volonté et désir ne font qu’un. Pour Platon aussi, si la vertu est science, la science est elle-même vertu » 1.

La philosophie intellectualiste, poursuit Joseph Moreau, soutient que «pour bien se conduire dans la vie, il faut voir clair en ses actions, en apprécier sainement les buts, s’appliquer à la connaissance des vrais valeurs ; et cette connaissance résulte infailliblement une conduite droite ; c’est ce que Socrate exprimait en disant que la vertu est science»1 2.

Socrate jetait constamment les autres dans le doute. Peut-être décelait-il facilement les contradictions dans les discours d’autrui ? Parfois, il faut savoir toucher l’orgueil de ses interlocuteurs. Le dialecticien doit relever toute forme de contradictions dans les discours d’autrui pour leur montrer que la vérité ne se contredit jamais. La découverte des contradictions dans un discours est un talent précieux pour le philosophe. La capacité de relever gentiment les absurdités dans un discours aide l’interlocuteur à prendre conscience de la fausseté de ses propos. De plus, le dialecticien qui soulève ces contradictions oblige son partenaire à réfléchir sur ses propres mots. Par la bande, le philosophe oblige son interlocuteur à s’interroger et à se questionner de nouveau sur ses prétendues vérités. Un acte de !’intelligence est alors posé. La réflexion est de nouveau en branle. Cette fois-ci, la table est mise pour un examen dialectique. En quelque sorte, la maïeutique sert à paver la voie à la dialectique. Elle ouvre la porte à une éventuelle recherche sur les questions essentielles de la vie. Les contradictions sont la porte d’entrée par laquelle le philosophe pénètre à l’intérieur de la raison humaine. Le meilleur moyen de parvenir à l’essence des choses est de scruter ce qui se trouve en nous.