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La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître »

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 58-63)

3. Les fondements a priori du langage

3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître »

Quelque chose dans ce qui précède pourrait porter à confusion. Husserl prend comme repère, pour identifier les expressions indépendantes102, la « signification pleine et entière d’un acte concret de signification »103, mais le sens de cette concrétude est ambigu. On pourrait croire, en effet, que pour

que l‘acte de signification soit « concret », on doive percevoir l‘objet signifié. Un acte concret de signification se rapportant à un lion serait, dans un tel cas, celui qui advient quand une personne voit un lion devant elle et affirme quelque chose à son sujet. Or, ce qu‘il faut plutôt, c‘est que l‘expression soit celle d‘une connaissance complète, c‘est-à-dire qu‘elle établisse un rapport clair à quelque chose. Ainsi, le sens du mot « lion » peut être complété par l‘article indéfini « un », si par exemple on veut énoncer qu‘un lion s‘est échappé hier du zoo. Il peut encore être complété par l‘article « le », pour nommer un individu (« le lion dans l‘enclos ») autant que pour introduire une définition générale (« le lion est un félidé »)104. Le rapport « concret » n‘est que le rapport qui est

effectivement réalisé et compris par la conscience qui s‘y installe. Il ne s‘agit donc pas simplement,

dans la « concrétude », de se rapporter à un objet tangible et actuellement perçu.

Précisons encore ceci : les « actes concrets » mettent à chaque fois en jeu des formes générales du langage105. Même un syntagme nominal exprimant la connaissance d‘un individu (par exemple, une expression incluant le moment dépendant « lion ») peut devoir être complété par quelque chose comme un article défini ou indéfini, pour qu‘on ait une véritable intention de signification. En effet,

102 Le point est important, rappelons-le, parce que c‘est au sein de telles expressions que le langage se met à

vouloir dire quelque chose au sens plein et propre. Hors de telles expressions, les « mots » ne remplissent pas leur fonction la plus propre.

103 Recherche logique IV, § 7, p. 105 [312].

104 Pour revenir sur l‘exemple du mot « vert » employé ci-haut : lorsqu‘une personne dit « le vert », elle peut

signifier la couleur verte en générale. Dans ce cas, l‘expression « le vert » peut être considérée comme catégorématique, si tant est que nommer quelque chose est effectivement le « connaître » d‘une certaine manière.

Le problème n‘est pas de savoir si chaque personne disant « le vert » réfère toujours à la couleur verte en général (ce ne serait pas le cas pour quelqu‘un qui dirait : « le vert de ma chambre me déplaît »). Mais toute personne peut réeffectuer (à volonté), en employant ces mêmes mots, l‘acte de nommer la couleur verte en général.

lorsque l‘on nomme des objets (que ce soit un individu, un ensemble d‘objets regroupés selon tel ou tel critère, ou un objet général) on le fait la plupart du temps par le biais de formes catégoriales qui prennent la forme de déterminants ou d‘articles dans le langage courant. L’acte concret (et complet)

de signification n’est donc jamais simplement « perceptuel ».

Connaître le singulier (au sens fort du terme) est un acte qui articule des formes de signification

langagières, et qui implique des termes (des moments d‘acte106) qui n‘ont aucune correspondance

stricte avec des objets « corporels » ou « matériels » du monde. La théorie husserlienne du langage, telle que la G.P.L. permet de l‘expliciter, implique donc que le rapport conscience-monde n‘est rien qui se joue exclusivement au niveau de la perception. Certes, l‘entrelacement de la sensation et des actes langagiers reste problématique, surtout pour ce qui est de la phénoménologie statique. Mais du moment qu‘on a affaire à la pensée (qui s‘articule dans le langage), même le rapport au singulier

concret implique une structure catégoriale qui n‘est rien de physiquement tangible. Le singulier

n‘apparaît, pour la pensée, que toujours déjà informé d‘une certaine manière par des moments « catégoriaux », langagiers, qui n‘ont aucun « référent » tangible dans le monde physique.

On pourrait, en effet, douter que la « signification » du mot « lion » soit autre chose que l‘association du mot au lion concret (ou à l‘image que fournit l‘imagination quand il n‘y en a pas). La conception du nom qui en fait une « étiquette » a quelque chose de naturel et séducteur. À chaque type d‘objet correspondrait un mot, et c‘est ce qu‘on appellerait le « nom » de ce type d‘objet. Mais une telle conception ne peut tenir aux yeux de Husserl. Nommer est un acte plus complexe que le simple fait de lier une série de phonèmes (« li » suivi de « on ») à un objet. Notre exemple du lion montre que dans le nommer, il y a plus en jeu. Le sens et la manière correcte d‘employer, dans notre exemple, l‘adjectif démonstratif font partie de l‘acte complet de nommer107.

106 Nous parlons de « moments d‘acte » parce que les termes comme les articles définis ou les déterminants ne

font que représenter, pour Husserl, une articulation de la pensée. Le mot « ce » dans une expression nominale, par exemple, désigne à ses yeux un « moment », une « partie » de l‘intention de signification qui aurait pu se réaliser en passant par un autre « mot ». Puisque la pensée possède des possibilités universelles qui ne sont à chaque fois qu‘incarnées « par défaut » dans une langue réelle, on peut dire des mots qu‘ils reflètent un moment d‘une visée qui pourrait s‘accomplir sans eux.

107 Comme nous le verrons plus loin (4.2), nommer implique de viser quelque chose sans en dire

explicitement quelque chose. Un nom complet doit permettre une visée déterminée de quelque chose. Le mot « lion », isolé et abstrait de tout acte concret où quelqu‘un nommerait soit un individu, soit un concept, soit un type de chose, etc., ne doit pas être considéré comme un véritable « nom ». Il lui manque d‘être inséré au sein d‘une expression employable pour établir un rapport déterminé à une objectité au sens large.

Or, de telles formes catégoriales ne peuvent intrinsèquement pas être de simples étiquettes qu‘on associerait à quelque chose d‘observable « dans » le monde (au sens de « lieu » où se trouvent les objets corporels). Le moment de signification correspondant au déterminant ou à l‘article (ou aux quantificateurs logiques) n‘apparaît pas comme objet réel. Ce moment peut pourtant être essentiel pour qu‘il y ait quelque chose comme une « connaissance » de l‘objet. Le langage met en jeu ces formes catégoriales108, même au niveau du nommer (et ce n‘est que plus manifeste dans le cas d‘un

jugement, qui comporte par exemple la copule « est »).

Les expressions: le lion, un lion, ce lion, tous les lions, etc., ont sans aucun doute, et même de toute évidence, un élément sémantique commun; mais il ne se laisse pas isoler. Nous pouvons, il est vrai, dire seulement « lion », mais ce mot ne peut avoir un sens autonome que selon une de ces formes.109

Husserl considère que ces formes langagières trouvent leur origine dans la visée significative, et non dans la perception comme telle, même si elles peuvent trouver un remplissement lorsque la visée de signification se réalise dans la perception. Cela ne se limite pas aux articles ou aux déterminants :

Le un quelconque ou le n’importe quel, le tous ou le chaque, le et, le ou, le ne pas, le si et l‘ainsi, etc., ne sont rien qui puisse être indiqué dans un objet de l‘intuition fondé dans l‘intuition sensible [c‘est-à-dire dans la perception sensible], rien qu‘on puisse ressentir ni à plus forte raison représenter ou dépeindre extérieurement.110

Le rapport conscience-monde est donc toujours déjà informé et articulé par des « formes catégoriales », c‘est-à-dire qu‘il est de part en part langagier.

Le rôle de la perception dans l‘intention de signification concrète devra encore être abordé, mais on peut déjà mentionner ceci : dans les Recherches logiques, l‘acte perceptif peut déterminer, mais ne peut pas contenir la signification. C‘est d‘ailleurs à l‘aune de cette exclusion du « perceptible » comme pouvant renfermer la signification que Husserl parle de forme « catégoriale » faisant partie

108 Husserl traite dans la Recherche logique VI, § 40 de la question de « ce qui », dans le « monde »,

correspond à ces formes catégoriales qui sont des moments de l‘intention de signification.

109 Recherche logique II, § 15, p. 173 [147], en note de bas de page. 110 Recherche logique II, § 23, p. 191 [163-164].

de l‘intention de signification. Il entend par là quelque chose dans la visée cognitive à quoi ne correspond aucun moment réel perceptible de l‘objet111.

Le problème des expressions essentiellement occasionnelles112 est un exemple frappant de cette

situation. Les expressions essentiellement occasionnelles possèdent des significations qui exigent

manifestement d‘être insérées dans des actes concrets de signification. Des mots comme « je »,

« lui », « ceci », « ici », « là », « maintenant », etc., appellent un contexte clair pour que leur sens soit déterminé. Mais ce contexte ne renferme pas pour autant lui-même la signification de l‘expression :

Je dis ceci et je vise, ce faisant, le papier qui se trouve devant moi. Sa relation à cet objet, c‘est à la perception que ce petit mot la doit. Mais la signification ne réside pas dans cette perception elle-même. Quand je dis ceci, je ne me contente pas de percevoir; mais, sur la base de cette perception, un nouvel acte s’édifie qui se conforme à elle et dépend d’elle dans sa différence, l’acte du viser ceci. C'est dans cette intention déictique (hinweisenden), et en elle seule, que réside la signification.113

Il est donc primordial de garder en tête la différence essentielle entre les formes qui articulent et modulent les visées intentionnelles (les formes catégoriales ou plus généralement langagières) et le

contenu sensible qui peut servir au remplissement intuitif de ces visées. 3.4 Langage, pensée et donation du monde

La section 2 nous avait permis d‘identifier et de caractériser sommairement les intentions de

signification, ces actes de la conscience par lesquels elle vise quelque chose du monde, et qui sont à

cheval entre langage et pensée. La présente section aura permis de préciser dans une certaine mesure le rapport entre les deux, et la manière dont connaissance et langage s‘articulent.

Tout d‘abord, eu égard au langage, il a été indiqué que les actes de nommer et de juger sont des actes complexes, qui consistent en beaucoup plus que la simple assignation d‘une ou plusieurs étiquettes (les mots) à des objets du monde. Les « formes catégoriales », ces moments de

111 Bien que ces formes puissent être données dans une autre forme d‘intuition, non perceptuelle : l‘intuition

catégoriale.

112 C‘est-à-dire des expressions dont la référence dépend essentiellement du contexte, comme « je », « ceci »,

« maintenant », etc.

signification qui ne correspondent à rien de tangible dans le monde, entrent en jeu même lorsqu‘il s‘agit de connaître les objets singuliers.

Les développements qui précèdent permettent également de vérifier ce que nous avions présupposé au départ : le sens des mots n‘est pas à chercher d’abord dans un lexique consigné dans les dictionnaires : il advient au sein de l‘usage concret d‘expressions indépendantes. Or, on a vu que l‘indépendance leur venait du fait qu‘elles signifiaient une connaissance pleine et entière. Ce n‘est donc que pour autant qu‘il s‘inscrit dans une expression complète (activement utilisée) qu‘un mot gagne véritablement et au sens le plus propre un sens. La possibilité d‘abstraire tel ou tel mot du langage et de lui attribuer un sens indépendamment de tout contexte est donc quelque chose de trompeur pour celui qui s‘interroge sur la nature de « la signification », et ne présente en fait qu‘une photographie des différents emplois cohérents possibles du mot.

Par ailleurs, nous sommes maintenant en mesure de comprendre en quel sens Husserl peut affirmer que la connaissance (ou la pensée) est de part en part « langagière ». La pensée est universellement langagière : elle suit les modes d‘articulation du langage, sans pour autant dépendre dans sa formation de telle ou telle langue114. Toute personne connaît le monde en articulant cette

connaissance dans sa langue. Mais la formation d‘une connaissance se fait au sein d‘expressions qui répondent à une grammaire, et celle-ci comporte, pour Husserl, des composantes universelles (qui en sont l‘« armature »).

Enfin, même la connaissance du singulier implique une mise en forme de significations complexes (et générales) qui ne trouvent aucun équivalent dans le monde matériel, mais auxquelles un mot est assigné dans le langage de celui qui connaît. L‘agencement de ces significations dans des jugements est lui aussi de forme langagière (cet agencement se manifeste au sein des énoncés, et s‘articule en fonction des différents connecteurs logiques qui s‘y trouvent).

114 C‘est du moins le point de vue de Husserl à l‘époque des Recherches logiques, sur lequel nous

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