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Le nommer : entre déictique et jugement

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 65-67)

Le nommer est un acte objectivant, parce qu‘il permet au minimum de référer à une objectité. Le « nom »119 désigne quelque chose, « y renvoie » sans explicitement et activement en dire quelque

chose. Le nom (tel qu‘il est défini par Husserl) a une matière, c‘est-à-dire qu‘il implique un angle selon lequel la chose nommée est visée. Pour un seul et même objet, si tant est que se modifie la modalité de la visée (c‘est-à-dire l‘angle sous lequel l‘objet se présente), la signification changera de manière correspondante :

[…] la représentation Empereur d’Allemagne représente son objet en tant qu‘empereur, et précisément en tant que celui d‘Allemagne. Ce même empereur est le fils de l‘empereur Frédéric III, le petit-fils de la reine Victoria et a toutes sortes de qualités, qui ne sont ni nommées, ni représentées dans le cas de notre exemple.120

De telles expressions nominales, soit des expressions qui désignent une objectité déterminée sans explicitement affirmer (en plus) quelque chose à son sujet, impliquent manifestement une modalité de visée (une matière). Les expressions de l‘exemple ci-haut sont des noms « descriptifs ». Sans être eux-mêmes des affirmations, ils en contiennent implicitement les moments de signification. Autrement dit, de tels noms « renvoient », de façon plus ou moins explicite, à des jugements antérieurs : leur « matière » est la modification de celle d‘un jugement.

L‘antériorité du jugement en question peut être « chronologique », c‘est-à-dire que le nom inclut alors sous forme descriptive le résultat d‘un jugement déjà accompli (résultat qu‘on nomme un « état de choses », par exemple le fait « que x est y »). Dans notre exemple, après avoir reconnu que tel individu est l‘empereur d‘Allemagne121, on peut nommer la personne ainsi caractérisée sans à

chaque fois accomplir de nouveau le jugement. Le nom descriptif permet de le viser de la même

façon que dans le jugement initial, mais d‘un seul coup, sans qu‘un jugement ne soit activement

accompli. L‘antériorité du jugement peut aussi être simplement « logique ». Dans un tel cas, le sens du jugement est contenu implicitement dans la signification de l‘expression nominale sans que le jugement n‘ait été effectué par la personne employant l‘expression. On peut supposer, par exemple, que l‘expression nominale est reprise sans plus du discours d‘autres personnes, à titre d‘expression usuelle (« on » parle de l‘Empereur, « on » en dit telle ou telle chose, etc.).

119 Par « nom » il ne faut pas entendre seulement les simples substantifs, mais toute « expression nominale ». 120 Recherche logique V, § 17, p. 206 [401].

On peut donc considérer que de tels noms ne doivent leur capacité à informer et diriger un regard sur la chose qu‘à la forme du jugement qu‘ils renferment implicitement. Ils tirent leur « als was », leur matière, d‘un jugement antérieur. Le nom comme tel ne fait que permettre le « rassemblement » de la matière complexe du jugement dans une seule visée. Qu‘en est-il, alors, des noms qui ne renverraient pas à un jugement? Tentons d‘en rendre compte à l‘aide de l‘exemple des déictiques et des noms propres.

Une expression nominale « déictique » est une expression qui ne fait que pointer l‘objet, le plus souvent à l‘aide d‘une forme catégoriale déterminée dont le sens concret « se remplit » à chaque fois en fonction de la situation donnée (comme « ceci », « cela », « lui », etc.). La classe des déictiques fait partie des expressions « essentiellement occasionnelles » qui contiennent « l‘idée d‘une indication »122 pour autant qu‘ils soient actuellement employés pour désigner quelque chose

(les mots « maintenant » ou « ici », appartenant aux expressions essentiellement occasionnelles, ne veulent pas à strictement parler dire quelque chose s‘ils sont extirpés du contexte de leur emploi). Par exemple, un interlocuteur qui ne serait pas en mesure de viser avec le locuteur la chose que ce dernier désigne en disant « ceci » ne vivrait pas dans la compréhension d‘une expression nominale complète.

Le « nom », lorsqu‘il tire de lui-même sa propre matière (lorsqu‘elle n‘est pas due, même logiquement, à un jugement antérieur), semble se réduire à un simple « référer à » selon telle ou telle modalité propre. La structure du comme, dans le nom, sert à indiquer de quoi on parle, tandis que celle du jugement (et du nom qui y renvoie) établit ce qu’on pense de cette chose. Le jugement est un acte plus complexe, qui consiste à enrichir la connaissance d‘une chose, au lieu de simplement s‘y référer.

Appartiennent encore aux expressions nominales les noms propres, par lesquels est exprimée la désignation d‘une personne ou d‘une chose en tant qu’elle-même : « je connais Jean en tant que

Jean, Berlin en tant que Berlin »123. Le nom propre comprend donc lui aussi un moment de

signification catégoriale qui le distingue essentiellement d‘un simple « pointer du doigt ». Le nom propre enjoint à viser l‘individu nommé comme tel, en tant que cet individu. C‘est ce lien à

122 Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20]. 123 Recherche logique VI, § 5, p. 35 [20-21]

l‘individu qui permet au nom propre d‘obtenir éventuellement une charge sémantique supplémentaire :

…once a name becomes common in a community of speakers, it acquires a semantic value which does not coincide with nor is exhausted by acts of actually pointing, and which even allows an extension of the term into a concept (e.g., ―He is an Abe Lincoln‖).124

Les actes nominaux regroupent donc un éventail de possibilités où la seule constante est le fait de viser une objectité sans plus (sans explicitement en dire quoi que ce soit). Ce type d‘acte va du pur et simple déictique à la représentation indéterminée d‘un concept général.

When one studies the three elementary nominal formations (proper names, definite, and indefinite descriptions) it becomes clear that they are somewhat arbitrary slices along a continuum of […] nominal acts. […] somewhere between This and proper names we find pronouns, and between proper names and definite descriptions we can locate titles. ...Referring, therefore, ranges between the limits of pure pointing and simple indefinite presenting.125

Le nom « réfère » : il permet à la conscience de se rapporter à un objet, c‘est-à-dire de s‘ouvrir à sa donation, en le visant d‘un coup. Le déictique « ceci » vise à rendre l‘objet présent sans rien en

dire. La structure du comme (als) d‘un déictique est presque privative : la conscience vise ceci, en tant que rien de plus que ceci. Le nom propre, quant à lui, implique la structure « cet individu, en

tant que lui-même » : viser quelque chose par un nom propre implique qu‘on le vise dans son identité à soi. Les noms descriptifs, enfin, impliquent126 la structure du comme du jugement auquel

ils renvoient, c‘est-à-dire du jugement dans lequel la chose nommée est (ou a été) pour la première fois reconnue comme étant de telle ou telle nature, de tel ou tel type. Dans un tel cas, le nom sert en quelque sorte de substitut, au sein du discours, à un acte plus complexe déjà effectué ou potentiellement effectuable : il est une manière économique de se référer à un état de fait donné, sans accomplir effectivement la visée de cet état de fait.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 65-67)