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Monde, langage et historicité

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 142-147)

9. Langage et facticité

9.3 Tradition et histoire

9.3.1 Monde, langage et historicité

Le problème de la facticité est attaqué de front par Husserl dans L’origine de la géométrie273 :

Husserl s‘interroge sur la possibilité de penser la science comme dépendant d‘une « tradition ». C‘est dans ce texte, et dans la Krisis (1934-37) en général, que s‘amorce selon nous cette compréhension modifiée de l‘a priori à partir duquel nous pouvons penser la science.274

Nous avons déjà insisté sur l‘importance du langage en regard de la teneur de sens des objectités du monde ambiant. L‘étude du phénomène de la « sédimentation » permettait à Husserl de comprendre pourquoi et comment le monde ambiant a déjà été aménagé par des activités logiques. C‘était, dans un premier temps, pour donner une description plus fidèle des « sédiments » que nous avons introduit le concept d‘un habitus de langage, afin d‘expliquer comment la capacité acquise à s‘exprimer modifie notre manière d‘anticiper le sens des choses qui font encontre. Cet habitus, comme toute forme d‘habitude, se forme par la répétition de l‘activité qu‘il permet.

Qu‘est-ce à dire, plus précisément? Cet habitus se forme par notre « participation » aux activités quotidiennes les plus banales, qui impliquent pour la plupart de participer à l‘« imprégnation » du monde par des jugements de connaissance. Comme la section 8 a permis de le voir, le langage ne s‘apprend pas en calquant sur le réel un système langagier inscrit quelque part. C‘est par son usage qu‘il s‘acquiert : on apprend à décrire le monde et les événements qui se produisent en lui, à faire

273 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 403-427.

274 La rigueur et la scientificité sont pensées par Husserl, dans la phénoménologie statique, à partir de l‘idée

de « système » : « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et progresse selon la plus rigoureuse méthode. » [La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337]].

des requêtes, à donner des ordres; réciproquement, on apprend à lire des comptes rendus, à écouter des récits fictifs pour se représenter l‘action décrite, à répondre à des demandes, etc. Le langage est toujours, par essence, employé à quelque chose, et c‘est au sein de l‘usage que les mots et les expressions en viennent à prendre un sens déterminé.

La métaphore des sédiments qu‘employait Husserl a quelque chose de très révélateur, qui fait qu‘elle n‘est pas à « écarter » tout simplement. Tout d‘abord, parler de « sédiments » est juste puisque les prédicats qui « collent » pour ainsi dire aux choses ne viennent pas, la plupart du temps, de notre activité de connaissance. C‘est-à-dire que ce n‘est pas nous qui avons, en toute conscience et activement, effectué pour la première fois le jugement qui donne leur sens aux objets du quotidien. C‘est pourquoi nous insistons ici sur le fait que l‘habitus s‘acquiert par la « participation » aux activités qui impliquent le langage. Lire les journaux, converser, travailler à quelque chose avec d‘autres, etc. : dans chacun de ces exemples le langage est impliqué, sans que nous soyons personnellement à l‘origine de la teneur de tout ce qui est « dit ». L‘habitus de langage se forme donc au croisement de l‘écoute et du parler; de la lecture et de l‘écriture275. Le contenu de sens auquel la conscience est constamment confrontée peut tout autant lui être « étranger » qu‘être originairement « sien ». Mais à chaque fois, selon qu‘on exerce plus ou moins de vigilance, les jugements auxquels la conscience « participe » risquent de rester sous forme d‘habitus. C‘est cette puissance du langage qui fait qu‘on craint, par exemple, la diffamation : les jugements que l‘« on » porte sur les gens ont tendance à leur « coller » dessus, à force de les entendre répéter. C‘est l‘habitus qui rend possible un tel phénomène. C‘est également lui qui rend la propagande, que nous évoquions plus haut, si insidieuse : un jugement qu‘on accomplit passivement parce qu‘il est martelé est comme une « incursion », au sein de ce qui est nôtre, d‘un contenu de sens qui nous est « proposé » (puisqu‘il ne peut jamais, au sens strict, être imposé). La chose à laquelle on s‘est déjà rapporté « comme » ceci ou cela risque de valoir à l‘avenir pour nous de la même manière, parce qu‘on anticipera naturellement d‘elle qu‘elle se donne avec le sens qu‘elle avait précédemment.

275 De plus, cet emploi du langage peut s‘effectuer sans une confrontation active du « dit » avec ce sur quoi il

porte : dans la lecture, on accepte la plupart du temps « sans plus » ce qui est dit, sans être même en mesure de vérifier par soi-même la validité de ce qui est affirmé.

Tout ceci implique quelque chose de crucial, et que Husserl prend très au sérieux : le sens que les choses ont actuellement pour nous dépend dans une certaine mesure de la manière dont ceux qui

nous ont précédés les avaient déjà explicitées :

l‘ensemble du présent de la culture […] implique une continuité de passés s‘impliquant les uns les autres, chacun constituant en soi un présent de culture passé. Et cette continuité dans son ensemble est une unité de la traditionalisation jusqu‘au présent qui est le nôtre et qui, en tant qu‘il se trouve lui-même dans la permanence d‘écoulement d‘une vie (Lebendigkeit), est un traditionaliser.276

La langue réelle que l‘on parle elle-même appartient à ce monde de la culture qui implique son propre passé et en est pour ainsi dire issu. Ce qui vaut des jugements qui « collent » aux choses est également vrai du sens des mots de la langue que l‘on parle. De fait, la signification d‘un mot n‘est jamais simplement le fruit de notre décision. Participer au langage implique de se plier à certaines contraintes qui sont reçues, qui sont dans un premier temps « étrangères » à soi, avant que nous ne nous les appropriions. C‘est pourquoi nous affirmions plus tôt, en parlant du détour nécessaire par les signes, que la pensée, dès qu‘on la formule, n‘est déjà plus simplement « nôtre ». Penser est toujours une manière de se déposséder de soi, en participant à ce qui nous est dans une certaine mesure étranger, c‘est-à-dire en investissant des visées que nous ne comprenons parfois qu‘indistinctement parce que nous n‘en sommes pas l‘initiateur.

Ceci veut dire que le langage est lui aussi, si ce n‘est pour certaines structures universelles a priori, du moins dans son contenu de signification, facticiel. La signification déterminée et concrète des mots est le fait d‘une tradition, que la génération présente reçoit et transmet, et peut transformer au passage (même imperceptiblement) dans l‘usage qu‘elle en fait.

[…] je me sais de fait au milieu d‘un contexte génératif, dans l‘unité de flux d‘une historicité dans laquelle ce présent est celui de l‘humanité et du monde dont elle a conscience, le présent historique d‘un passé historique et d‘un futur historique… Cette forme de générativité et d’historialité est incassable, exactement comme l‘est la forme, qui m‘appartient en tant qu‘ego- individuel, de mon présent original de perception en tant que présent d‘un passé sur le mode du souvenir et d‘un avenir sur le mode de l‘anticipation.277

La facticité, qui découle de la forme a priori du présent historique, ou pour le dire autrement, du fait que nous sommes toujours et essentiellement issus d‘une tradition et porteurs de celle-ci, est donc

276 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 419. 277 Krisis, p. 284. Nous soulignons.

reconnue par Husserl comme un « fait incassable ». La facticité est notre a priori. Le présent d‘une conscience se déploie essentiellement historiquement. On ne peut donc plus penser l‘histoire et toute forme de tradition qui se transmet en elle en faisant abstraction du caractère facticiel de la conscience.

Il faut donc distinguer deux aspects du langage. Il est un a priori au sens où tout horizon de co- humanité implique la possibilité, envisagée de façon purement générale, d‘un langage. Toute

conscience saisit la possibilité d’articuler avec d’autres des visées de signification qu’elle accomplit grâce au détour par les signes. De plus, Husserl identifie des « structures » formelles des

jugements et des actes de nommer qui doivent nécessairement appartenir à une langue, et que doit recenser la grammaire pure logique. Ainsi, affirmer que toute langue est facticielle n‘implique pas une « cassure » entre notre époque et celles qui nous ont précédé (ni d‘ailleurs avec celles qui suivront). Que le présent historique soit essentiellement facticiel n‘implique pas, pour Husserl, qu‘aucune science historique ne soit possible. La possibilité de me rapporter au passé, et de reconnaître que toute époque est facticielle, dépend justement de cette « forme » a priori de tout présent historique.278 Dans le même sens, la possibilité de saisir qu‘une langue étrangère articule

son rapport au monde d‘une manière irréductiblement étrangère à notre propre langue maternelle dépend de l‘horizon commun, a priori du langage « en général ». Ceci étant dit, nous n‘avons pas pour autant exclu une évolution historique du contenu de signification des mots qui composent les langues réelles, et qui orientent et articulent concrètement le rapport conscience-monde des individus vivants.

Tentons d‘être plus précis : les éléments du langage comme les temps de verbes, le lexique (adjectifs, noms communs, adverbes), les conjonctions, les prépositions, les expressions et proverbes, etc., sont historiquement déterminés, sont le fruit sans cesse cueilli et replanté d‘une tradition en mouvement. Cette « traditionnalité » est l‘a priori qui appartient au contenu de signification du langage, qu‘il importe de dissocier ici de ce qui appartient formellement (pour Husserl) à toute langue. C‘est un tel a priori qui rend possible que nous puissions lire des textes anciens mais qu‘une part irréductible du sens de leurs écrits nous reste inaccessible, le contexte vivant de leur « dire » ayant été perdu. Le même flottement entre la confusion et la clarté, dont on a

278 Sur la question de la possibilité d‘une interrogation de l‘« Histoire », cf. Krisis, App. III, « L‘origine de la

vu qu‘il permettait l‘apprentissage d‘une langue et l‘appropriation du vocabulaire, fait qu‘une langue « étrangère » n‘est ni absolument étrangère, ni absolument familière. Ce point est crucial pour notre interprétation, et si l‘on veut comprendre la portée de nos considérations sur le langage. Ce qui se dessine, ici, n‘implique pas que toute tentative de « rigueur » dans l‘élucidation scientifique des phénomènes soit d‘emblée impossible. Mais en même temps, nous sommes en mesure de voir que le phénoménologue ne pourra plus faire comme si sa propre langue n’impliquait

pas en elle-même son propre passé. Autrement dit, Husserl ne pourra peut-être plus conserver, telle

quelle, l‘idée voulant que le philosophe doive abandonner de manière radicale « tout préjugé »279.

Le rapport que le phénoménologue entretient avec sa tradition doit se transformer, s‘il prend au sérieux le fait que sa propre pensée se déploie dans et à partir d’une langue qu‘il reçoit, qui met en jeu des possibilités déterminées et facticielles de s‘ouvrir au monde et aux choses qui se présentent en lui.

De même qu‘on ne peut venir au monde sans naître à une époque déterminée, de même un langage ne peut exister en dehors d‘un usage à chaque fois historique, dans le cadre d‘une tradition qui permet d‘en forger, d‘en maintenir, et d‘en modifier le contenu de sens280. La facticité, rappelons-le,

est le sol a priori de la conscience. « Nous nous tenons donc dans l‘horizon historique en lequel, si peu de choses déterminées que nous sachions, tout est historique. Mais [cet horizon] a sa structure essentielle, qui doit être dévoilée par une interrogation méthodique. »281 La facticité, remarque Husserl, ne doit pas devenir une autre excuse pour le relativisme (ou son équivalent qui se justifie par des considérations historiques, « l‘historicisme »282). Le fait qu‘il soit possible d’interroger

l‘histoire, ou même d‘affirmer avec certitude que la facticité est un fait « incassable », nécessite déjà une communauté formelle entre les présents historiques, et la possibilité pour la science d‘établir quelque chose de valable universellement. Le fait qu‘une époque (ou une culture) nous soit

étrangère n‘a de sens qu‘en regard d‘une réciprocité minimale, dont Husserl affirme qu‘elle tient à

la « forme » de tout présent et de toute tradition.

279 La philosophie comme science rigoureuse, p. 85 [61] [340].

280 Notre interprétation dépasse à certains égards, ici, ce que Husserl a explicitement affirmé en ce qui

concerne la facticité du langage et son influence sur la pensée. C‘est en donnant une importance et une portée accrue à certaines de ses analyses qu‘il est possible, pour nous, de le faire jouer contre certains de ses propres présupposés.

281 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 418. 282 La philosophie comme science rigoureuse, p. 67 [46] [327].

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 142-147)