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Le caractère accessoire des signes

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 45-50)

2. De l’expression à la signification

2.3 Le caractère accessoire des signes

La théorie husserlienne du langage commence à prendre forme : nous avons vu que l’expression comme acte de signifier devait être au centre de notre compréhension du langage. Nous avons ensuite compris le sens de « l‘idéalité » de la signification : elle vient du fait que tout rapport déterminé à une objectité possède une unité réitérable. De plus, nous avons vu que le privilège de l‘acte de signifier n‘exclut en rien le rapport intersubjectif au monde, même si le langage n‘est pas envisagé du point de vue de la communication. Enfin, la distinction entre l‘usage passif et l‘usage

actif du langage permet de solidifier, aux yeux de Husserl, l‘assise théorique de la logique, ce qui

devrait lui permettre de fonder correctement toutes les sciences. Il reste cependant un dernier « problème » qu‘il lui faut régler : celui de la facticité des langues. Or, il s‘agit encore une fois manifestement d‘un problème crucial en regard de la question directrice du présent travail. L‘influence d‘une langue irréductiblement facticielle sur la donation du monde serait une menace pour la possibilité d‘une science absolument rigoureuse et universelle. Husserl voit clairement, en effet, qu‘une logique qui ne vaudrait que pour les Allemands, à telle ou telle époque, n‘aurait rien d‘une « base solide » pour une science.

Husserl va se pencher sur le caractère « accessoire » des signes, dans le but de faire ressortir comme inessentiel tout ancrage facticiel d‘un acte de signification (toute situation historique, tout lien nécessaire à telle ou telle langue). Pour ce faire, Husserl procède à la distinction complète entre, d‘une part, l‘acte intentionnel qui anime le signe expressif et, d‘autre part, ce signe lui-même en tant que facette « physique » (ou matérielle) de l‘expression :

[…] le phénomène concret de l‘expression animée d‘un sens (sinnbelebten) s‘articule comme suit: d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée.73

Un agencement de signes employé pour s‘exprimer a un caractère accidentel en regard du sens exprimé. Les sonorités particulières d‘un mot n‘ont « rien à voir » avec le sens qu‘on donne au mot

lorsqu‘on le comprend ou qu‘on l‘emploie. On peut le voir d‘au moins deux façons : d‘abord, on peut tout aussi bien lire ou écrire le mot pour signifier la même chose74. Or, physiquement parlant,

le rapport entre les caractéristiques d‘un son et celles du mot écrit est purement conventionnel, donc contingent; il varie d‘ailleurs selon les dialectes d‘une même langue. Ensuite, on peut signifier (dans la plupart des cas) la même chose dans plus d‘une langue, et les caractères physiques des signes de ces langues peuvent différer du tout au tout sans que la signification elle-même en soit affectée. Ainsi, si un mot (écrit ou sonore) signifie ce qu‘il signifie, ce n‘est pas en raison de ses propriétés physiques de signe, mais à cause de l‘usage (conventionnel) qu‘on en fait. Le mot « deux » ne signifie pas le nombre qu‘il signifie parce que les lettres « e », « u », « x » et « d » s‘y retrouvent, et dans tel ordre précis. Bien plutôt, tel mot signifie telle chose parce qu‘en s‘y rapportant on accomplit tel acte intentionnel. Puisque les traits particuliers d‘une « unité signitive », c‘est-à-dire d‘une « expression » considérée du point de vue physique, n‘ont « rien à voir » avec l‘intention de signification qui les anime, il est tentant de considérer cet ensemble de signes comme inessentiel. La présence de tel ou tel son n‘est pas nécessaire pour qu‘on signifie que « 2 + 2 = 4 », pas plus que la présence de tel ou tel ensemble de traces écrites.

Ce qui est montré comme inessentiel, dans ce qui précède, c‘est la présence de tel signe donné pour qu‘une intention de signification donnée puisse avoir lieu : n‘importe quel signe pourrait tout aussi bien servir le même but. C‘est pourquoi Husserl peut considérer le signe comme contingent ou

inessentiel eu égard à l‘intention de signification qui « passe par lui » pour s‘accomplir. Or, les

actes de signification, lorsqu‘on les affranchit de leur lien avec des signes réels contingents, peuvent être considérés comme indépendants, en un autre sens encore, des langues facticielles. Et puisque les intentions de signification ne dépendent pas de la matérialité de l‘expression qu‘elles animent, il

74 On peut également envisager la possibilité d‘imaginer le mot : dans le discours solitaire qui n‘est pas

prononcé ou écrit, les « mots » ont une certaine présence, mais il semble qu‘on n‘ait pas besoin de les former d‘une manière aussi distincte et précise (la même chose vaut de leur agencement). Dans l‘imagination, on « entr‘aperçoit » presque les signes, ils ont une présence beaucoup plus fugitive et s‘effacent plus rapidement devant le signifié. Tout se passe comme si la simple possibilité d‘une visée du mot était suffisante. Il n‘empêche, ici, que le discours qui n‘est ni prononcé, ni écrit, est souvent aussi indistinct et flou. C‘est lorsqu‘on met « sur papier » on qu‘on « dit tout » haut ce qu‘on pense qu‘on est à même de vérifier la cohérence et le sens précis de ce qui n‘est d‘abord que « pensé » en un sens impropre.

semble qu‘elles se détachent immédiatement des particularités et contingences de la langue dont elles procèdent.75

On peut reformuler ceci de la manière suivante : on est en droit, d‘après Husserl, de considérer le langage comme transparent et parfaitement traductible (ces deux propriétés étant étroitement liées). Premièrement, le langage serait (au moins en principe) transparent quant aux possibilités qu‘il ouvre d‘exprimer le monde. Une langue n‘est pas un « carcan » qui nous enfermerait dans une vision déterminée du monde, elle est soumise aux possibilités « pures » de se rapporter librement aux objectités. Autrement dit, le langage n‘a pas « d‘épaisseur » propre qui serait insurmontable, il n‘entre pas nécessairement en jeu pour teinter ou orienter la vision du monde de la personne qui le parle. Ceci implique que deux langues différentes ne peuvent signifier le monde de manières qui soient absolument irréconciliables. Deuxièmement, donc, tout discours sur le monde est traductible

sans reste. Il est universellement possible de se réapproprier un discours consigné ou formulé dans

une langue étrangère pour signifier de la même manière quelque chose à propos du monde.

Voilà qui semble convaincant, et qui est à tout le moins pratique si l‘on tente d‘établir la possibilité d‘une science absolument valide et universelle. On peut très bien admettre qu‘en regard de la possibilité de signifier « 2 + 2 = 4 », la présence de tels ou tels signes concrets est indifférente, inessentielle : il semble en même temps que toute langue permette de le faire. Mais est-on justifié, par conséquent, de dire que ce qui différencie, au bout du compte, l‘allemand du français, ce ne sont que les caractères qu’ils utilisent pour signifier la même chose (les choses qui font encontre au sein du monde)? Rappelons ceci : la phénoménologie statique part des objets qui sont visés (ou des visées elles-mêmes), et tente de classifier les différents types de rapports intentionnels aux objets. Ainsi donc, dans chaque exemple qu‘elle prend, la possibilité de signifier tel ou tel objet doit déjà

être effectivement accomplie : ceci rend difficile, pour elle, de s‘intéresser par exemple aux énoncés

dont le sens est d‘emblée problématique (comme les textes qui requièrent qu‘on les interprète).

75 Cela n‘est pas tout à fait exact, et il s‘agit d‘un des points que le présent travail s‘efforcera de faire ressortir.

Un langage donné ne tire pas sa particularité de la matérialité de ses signes. Un langage donné (contingent, facticiel) ouvre un ensemble donné (contingent, facticiel) de possibilités de se rapporter (selon différents modes) au monde. Ce qui distingue une langue donnée (parmi d‘autres), ce sont le sens de ses expressions courantes, le vocabulaire qui y est usuel, les temps de verbes qu‘elle permet, etc. : toutes ces particularités renvoient en dernière analyse à des manières de signifier et penser le « monde » au sens large. Le problème n‘est pas réglé en disant que les signes sont accessoires – mais c‘est ce qu‘il s‘agira de montrer par la suite. Cf. sur ce point la section 9.

Les scientifiques réels, s‘adonnant à la science, doivent nécessairement utiliser l‘une ou l‘autre des langues données pour en réaliser les énoncés et raisonnements76. Mais ce fait n‘empêche pas, selon

Husserl, que la science, en tant que corpus d‘énoncés et raisonnements, est en principe parfaitement

indépendante de toute langue donnée : ceux qui visaient tel et tel objet, dans leur langue, pourraient

très bien en droit ré-accomplir à l‘aide d‘une autre langue ces mêmes visées. Pour autant qu‘un objet soit donné, la langue concrète utilisée pour s‘y rapporter est inessentielle.77

Mais Husserl va plus loin, lorsqu‘il met en doute qu‘il puisse être essentiel de passer par un signe (en général) pour accomplir une intention de signification et penser le monde. Il avance en effet que le signe « pourrait même disparaître complètement »78. Pour le dire autrement, il suppose la

possibilité d‘une « connaissance sans parole »79. Une telle hypothèse est pratique, en ce qu‘elle

permet à la limite de détacher encore plus parfaitement « la pensée » des langues réelles (à qui on reproche leur facticité, leur caractère contingent, leur « découpage » du monde arbitraire et particulier). S‘il s‘avérait qu‘on puisse effectivement connaître sans parole, et que le détour par les signes n‘était pas nécessaire, alors force serait d‘admettre que l‘intention de signification comme telle n‘est pas dépendante de la langue concrète de la personne qui l‘accomplit. Il faudra donc voir si Husserl maintient cette hypothèse comme valable. Déjà, certains passages des Recherches

logiques sont ambigus à ce propos, comme lorsque Husserl affirme dans la VIe Recherche que la

« signification ne peut pas être, en quelque sorte, suspendue en l‘air, mais, pour ce qu‘elle signifie, le signe dont nous disons qu‘elle est la signification est absolument indifférent »80.

Pour l‘instant, postulons avec Husserl que la facticité du langage n‘est pas problématique. Pour le Husserl des Recherches, la langue contingente que l‘on parle s‘efface devant la signification exprimée (ajoutons : « en principe », c‘est-à-dire qu‘il est toujours possible d‘exprimer dans n‘importe quelle langue la même chose). « La signification », donc, est accessible à tous et universelle. Les analyses sur le caractère accessoire du signe nous permettent de mieux justifier le

76 La question est envisagée par Husserl dans Expérience et jugement, § 47, p. 240 [234], mais aussitôt

écartée : « si et dans quelle mesure toute pensée prédicative est liée aux mots, comment l‘articulation syntaxique de l‘expression est liée à l‘articulation du contenu pensé, – tout cela doit demeurer de côté ici. »

77 La condition « pour autant qu‘un objet soit donné » est d’emblée remplie dans le cas de la phénoménologie

statique, puisque c‘est ce qui lui sert de point de départ.

78 Recherche logique V, § 19, p. 213 [407]. 79 Recherche logique VI, § 15, p. 79 [60]. 80 Recherche logique VI, § 26, p. 117 [92].

caractère idéal de « la signification ». La réalisation d‘une intention particulière, ou encore : la visée déterminée d‘une objectité comme ceci ou cela, peut être considérée comme exemplaire, et indépendante du langage dans laquelle elle s‘inscrit en s‘exprimant. Husserl peut affirmer, sans se préoccuper de l‘ancrage historique du parler effectif, qu‘il est possible d‘accomplir à nouveau chaque intention de signification et de la vivre de manière évidente comme la même intention de signification.

L‘idéalité de la signification des énoncés d‘une science comme la géométrie ou la mathématique est un fait : ce qui faisait problème, c‘était de comprendre comment des êtres contingents, en s‘exprimant dans des actes tout aussi contingents, pouvaient établir quelque chose d‘idéal, valant universellement et pour tous. La réponse peut avoir quelque chose de déconcertant, peut-être à cause de sa simplicité. Elle va comme suit : en principe, toute conscience est en mesure d‘accomplir à nouveau, et d‘une manière identique, les jugements qui composent un discours scientifique. Les intentions de signification s‘avèrent être le « noyau dur » de la théorie husserlienne du langage. Étant donné la posture phénoménologique de départ, celle qui se déploie entièrement au sein du

rapport conscience-monde, le langage est loin d‘être un objet d‘étude connexe et superficiel pour la

phénoménologie. Au contraire, Husserl en fait ce par quoi la « pensée » (la visée de ce qui se présente au sein du monde) s‘articule et se forme. La question qui nous guidait, celle de savoir si et

comment le langage peut influencer la manière dont le monde se donne, a par conséquent reçu une

réponse partielle. Le langage permet de « viser » des objets au sein du monde en les nommant, et d‘articuler des visées plus complexes, comme dans des propositions. Néanmoins, Husserl ne donne pas d‘outils pour penser de manière satisfaisante l‘influence des traits facticiels d‘une langue donnée. Il évacue plutôt le problème en s‘attardant au caractère accessoire des signes. De plus, le fait que la phénoménologie statique parte des objets qui se donnent l‘aide à évacuer une foule de questions.

Par exemple, comment penser une situation où une langue ou un dialecte donné permet de nommer une réalité (un phénomène, une situation, une distinction) qui n‘est jamais nommée dans une autre langue? Comment expliquer le besoin de former certains « néologismes »? Il semble que des phénomènes nouveaux, lorsqu‘ils sont pris en vue, nécessitent qu‘on les « nomme » : Husserl nous donne-t-il les outils nécessaires pour penser ce genre de situation? Répondre à ces questions nécessitera d‘aller plus loin dans la description de sa théorie du langage.

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