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Pensée et signe langagier

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 134-137)

9. Langage et facticité

9.1 Pensée et signe langagier

La section 6.3 avait mis en relief la manière dont Husserl pouvait évacuer le problème de la facticité des langues. Les langues réelles varient, évoluent : les manières de parler et d‘écrire changent de manière si importante au fil du temps que l‘interprétation de textes anciens est aujourd‘hui devenue problématique. De même, un nouveau domaine scientifique (comme la phénoménologie) doit parfois recourir à des néologismes pour nommer ce qui est « découvert », ou plutôt ce que les développements de la science permettent maintenant de voir, ou voir à neuf. Or, Husserl pouvait esquiver la question en insistant sur ce que nous avons appelé le « caractère accessoire des signes », allant même jusqu‘à évoquer la possibilité d‘une connaissance (et une pensée) sans parole.

Cette hypothèse en est une que Husserl finit par abandonner. Dans sa description de l‘acte (concret) de penser, il met en évidence le besoin de produire, ou à tout le moins de se représenter de manière transitoire, les mots qui servent à exprimer ce que l‘on veut dire. Pour le voir, il faut se concentrer sur le phénomène du parler comme agir (cf. section 7.5). Husserl reconnaît que l‘acte de s‘exprimer est toujours précédé d‘une « intention pratique […] d‘exprimer telle ou telle opinion »258. Comme

tout acte, l‘intention de signification est précédée d‘un « je veux » plus ou moins déterminé, et l‘acte qui consiste à formuler les mots qui incarnent la pensée est cela même qui la fait advenir. Autrement dit, dans « la pensée solitaire, cela ne se passe certainement pas comme si nous possédions d‘abord la formation de pensée et que nous cherchions ensuite des paroles appropriées.

La pensée s‘accomplit d‘emblée comme langagière. »259 Lorsqu‘elle est encore à formuler, la pensée ne réside en rien d‘autre que cette volonté indistincte et équivoque260 d‘exprimer quelque

chose. Ceci montre que le fait pour la pensée de s’incarner dans des signes n’est rien d’accessoire : même dans le langage solitaire, c‘est-à-dire dans l‘acte de penser à part soi, la représentation des mots en lesquels s‘incarne la pensée doit être accomplie. La « conscience verbale et la conscience du sens ne sont pas là l‘une à côté de l‘autre et sans lien l‘une avec l‘autre mais forment une unité de conscience dans laquelle l‘unité double du mot et du sens se constitue. »261

Husserl insiste clairement ici sur le fait que penser est un acte : or, tout acte a un ancrage concret, situé. La dimension temporelle de l‘expression, une fois qu‘on la prend en compte, permet de faire ressortir l‘importance du « détour » par les mots pour penser. Tout se passe comme si la conscience utilisait les signes langagiers pour gagner une distance avec le donné phénoménologique et orienter de diverses manières les faisceaux qu‘elle dirige vers lui. Le « vouloir dire » précède le dire, mais il reste un vague « quelque chose » d‘indéterminé qui appelle sa propre incarnation dans l‘expression articulée. Merleau-Ponty ne fait que réaffirmer la même chose lorsqu‘il dit :

Si la parole présupposait la pensée, si parler c‘était d‘abord se joindre à l‘objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l‘expression comme vers son achèvement, pourquoi l‘objet le plus familier nous paraît indéterminé tant que nous n‘en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d‘ignorance de ses pensées tant qu‘il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites […]262

L‘extériorisation de la pensée est cela même qui la fait advenir, comme si elle n‘advenait jamais avant de ne plus être tout à fait « mienne ». Autrement dit, la pensée n‘est jamais d‘abord intérieure, mais appartient d’emblée à la distance en laquelle s’installe un « rapport » de la conscience au

monde, et n‘advient qu‘en passant par quelque chose qui n‘est jamais seulement propre, mais public : le mot. Ainsi, le langage ne peut plus être pensé simplement comme l‘apparence

« sensible » d‘une pensée qui se passerait par ailleurs de lui.

Language is not a garb of thought and neither is the ego a self-contained and perfectly transparent source of meaning. The problem is not to show how linguistic ex-pression can

259 De la synthèse passive, p. 32 [358]. 260 De la synthèse passive, p. 32 [358]. 261 De la synthèse passive, p. 40 [366].

display, in the objective outside, meanings completely constituted in a subjective inside, but to explain the ―inseparable intertwinement‖ (C, 359) between language and world.263

Ces brèves descriptions permettent d‘entrevoir qu‘encore une fois, la dynamique d‘un « jeu » de va- et-vient appartient au rapport conscience-monde. La conscience, dans et par l‘acte de langage, creuse une distance (qui tire elle-même son origine de la chair) entre ce qui est immédiatement donné et son propre regard sur lui. C‘est cette distance qui permet qu‘advienne la pensée et le monde qu‘elle pense : le regard et le regardé doivent être différents pour pouvoir se rejoindre dans l‘intuition et la donation.

Deux choses sont à remarquer : l‘importance de considérer la pensée comme acte montre encore une fois la pertinence de s‘intéresser à l‘habitus de langage. Ensuite, les signes ne peuvent plus être considérés comme accessoires : les mots dont on dispose ont nécessairement une influence sur ce que l‘on est en mesure de penser. Ou plutôt : les mots dont on dispose sont ce à partir de quoi se déploie d‘abord notre pensée. Certes, la grammaire pure logique permettait déjà de constater que

formellement, la pensée s‘effectue toujours comme langagière. Mais les conclusions de la section 3

ne disaient rien, par exemple, de l‘influence possible du contenu lexical d‘une langue, de ses expressions, de ses jargons, etc. Ce qui évolue, dans les langues, était exclu par le caractère formel des analyses de Husserl.

En réintégrant la dimension temporelle dans l‘analyse phénoménologique, Husserl se donne les moyens de penser cette évolution du contenu de signification langagier. Par exemple, le fait qu‘on puisse faire des découvertes, ou que des néologismes aient à être proposés, atteste bien de la possibilité pour la pensée de créer ses propres mots ou de dire ce qui n‘a jamais encore été dit, lorsque les phénomènes l‘exigent. L‘habitus de langage est un concept qui permet de comprendre cette évolution historique qui, rappelons-le, n‘a rien de causal : l‘habitus motive et rend possible des actes expressifs, mais ne prédétermine jamais de manière absolue l‘expression. Il permet de penser la part du jeu de la constitution qui revient aux phénomènes « bruts », à ce qui provient du réel et qui ne peut être qu‘« accueilli » par la conscience.

L‘habitus de langage permet aussi de penser le « bagage » dont quelqu‘un dispose pour orienter son regard sur le monde. Un habitus oriente, facilite et s‘adapte constamment : il permet à la fois la continuation passive et irréfléchie de nos gestes, et la reprise active et auto-responsable de ceux-ci.

Penser l‘habitus de langage est donc pertinent, ne serait-ce que pour comprendre ce qui fait défaut lorsqu‘un phénomène se donne comme relevant de l‘indicible : la conscience reconnaîtrait alors qu‘elle est incapable d‘identifier ce qui se donne, incapable de fixer « ce qui est là » dans son quid. Pensée et chose se confrontent alors d‘une manière « sauvage » : ce qui apparaît est saisi seulement partiellement, par un côté dont on comprend qu‘il ne saisit pas l‘essentiel.264

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 134-137)