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Le langage comme habitus chez Husserl

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Academic year: 2021

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Le langage comme habitus chez Husserl

Mémoire

Michel Rhéaume

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

La question qui nous intéresse est celle de savoir si et comment le langage peut avoir une influence sur la manière dont le monde se « donne » à une conscience. La phénoménologie développée par Husserl au début de son œuvre permet d‘expliquer comment le langage est employé pour fixer et articuler la manière dont une conscience intentionnelle s‘ouvre au monde et se rapporte à lui. Par contre, Husserl ne se donne pas encore les moyens de penser l‘importance de l‘ancrage historique des langues réelles, c‘est-à-dire leur caractère irréductiblement situé, facticiel. Nous soutiendrons qu‘il est possible d‘élaborer, à partir des œuvres tardives de Husserl, un concept de langage comme « habitus », qui permettra de comprendre la manière dont le langage évolue, se modifie et se transmet au sein d‘une tradition. La maîtrise parfaite et la transparence du langage apparaîtront au bout du compte comme des idéaux, possibles seulement pour une conscience radicalement

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Table des matières

RÉSUMÉ III

TABLE DES MATIÈRES V

REMERCIEMENTS VII

INTRODUCTION 1

I - LA NATURE DU LANGAGE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE STATIQUE HUSSERLIENNE 10

1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques 12

1.1 La fondation d’une science rigoureuse 12

1.2 Le langage et la signification idéale 13

1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle 14

2. De l’expression à la signification 18

2.1 Le phénomène du langage au sens propre 19

2.1.1 Signe, indice, expression 19

2.1.2 L’expression 20

2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre 26

2.2.1 « La » signification de l’expression 26

2.2.2 Exclusion de la « fonction de manifestation » 28

2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement 31

2.3 Le caractère accessoire des signes 37

3. Les fondements a priori du langage 42

3.1 L’armature idéale de toute langue 42

3.2 Le discours sensé 45

3.2.1 Le langage comme articulation d’un rapport conscience-monde déterminé 45

3.2.2 Le domaine de la pensée 46

3.2.3 La connaissance « complète » 48

3.3 La signification générale du langage et les actes concrets du « connaître » 50

3.4 Langage, pensée et donation du monde 53

4. Les actes langagiers – le « nommer » et le « juger » 55

4.1 Les actes langagiers comme actes « objectivants » 55

4.2 Le nommer : entre déictique et jugement 57

4.3 Le juger – dire quelque chose de quelque chose 59

5. Le problème du langage et la phénoménologie statique 62

5.1 Langage et sens du monde 62

5.2 La phénoménologie « statique » 65

II - VERS UN CONCEPT DU LANGAGE COMME HABITUS CHEZ HUSSERL 71

6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache 71

6.1 Le problème du rôle de la sensation et le problème de l’objet singulier 72

6.2 Le problème de la transparence du langage 78

6.3 Le problème du caractère accessoire du signe : l’historicité des langues 82

6.4 Le problème de l’origine des significations 84

7. Premiers pas vers une phénoménologie génétique du langage 88

7.1 – Introduction de l’intentionnalité au niveau de la sensation 88 7.1.1. – La synthèse de fusion dans les Recherches logiques 89 7.2 – Le jugement prédicatif et l’« ex-plicitation » 92

7.3 – La sédimentation 96

7.4 – L’habitus et l’horizon 98

7.5 – Le jugement comme agir 103

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8.1.2 Les protentions comme « nœud » entre les différents habitus 110

8.1.3 Anticipation et affects 111

8.2 La « motivation » 113

8.3 L’origine des significations 117

8.3.1 Les conditions de possibilité générales du nommer 117

8.3.2 Origine du contenu lexical 119

8.3.3 Évolution des significations 122

9. Langage et facticité 126

9.1 Pensée et signe langagier 126

9.2 L’horizon du langage 129

9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II 129

9.2.2 L’horizon de co-humanité 130

9.3 Tradition et histoire 133

9.3.1 Monde, langage et historicité 134

9.3.2 La tradition et le danger de la passivité 139

9.3.3 Réactivation, élucidation et responsabilité 142

CONCLUSION 147

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Remerciements

Je tiens à remercier ma directrice Sophie-Jan Arrien, qui m‘a laissé m‘attaquer à un sujet difficile qui me passionnait, et qui m‘a accordé une aide et des conseils précieux. Ce travail a aussi été grandement facilité par le support du C.R.S.H. Je remercie ma famille pour ses encouragements et son soutien indéfectible, et enfin merci à Joëlle qui a gracieusement révisé mon texte avec un souci du détail admirable.

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« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n‘y aura plus de mots pour l‘exprimer. »

George Orwell, 1984 Introduction

Si l‘héritage philosophique d‘Edmund Husserl est considérable, c‘est peut-être, aujourd‘hui, plutôt parce qu‘il est le père de la phénoménologie qu‘à cause de la pérennité du contenu de ses théories. Husserl semble se rattacher, notamment par son travail de logicien, à une conception surannée de la science, à une idée de la science comme « édifice » théorique définitif et universel – idée qui a été mise à mal par une foule de courants philosophiques contemporains, et d‘abord par le courant herméneutique auquel se rattache son principal disciple, Martin Heidegger. La philosophie comme science rigoureuse – comme discours théorique qu‘on parviendrait un jour à « achever » et dont les acquis seraient définitifs – cet idéal que poursuivait Husserl est bel et bien révolu.

La prise en compte du devenir historique de l‘homme et de sa facticité1 n‘est pourtant pas un thème

philosophique absent des écrits husserliens : ce n‘est qu‘un thème tardif. La Crise des sciences

européennes (1934-37) et son célèbre appendice L’origine de la géométrie attaquent de front la

question de l‘histoire, et de l‘inscription de tout projet philosophique et scientifique dans une telle histoire. Husserl croyait être en mesure, par la phénoménologie qu‘il élaborait, de nous aider à saisir la véritable nature de notre facticité. La phénoménologie aurait à nous dire en quel « sens » notre être est historique. Elle serait donc toujours nécessairement un terrain préalable à une recherche

1 Par « facticité » (et l‘adjectif « facticiel(le) »), il faut entendre le fait d‘être historiquement situé, enraciné

dans une place déterminée au sein de l‘histoire. Ce fait d‘être situé a longtemps été perçu comme une tare, quelque chose dont on doit malheureusement partir et dont il faut en quelque sorte s‘affranchir. L‘idéal scientifique était en effet considéré comme celui n‘appartenant à « aucun » point de vue, à l‘objectivité entière et totale. Ce qui est facticiel, en effet, aurait pu ne pas être : c‘est d‘ailleurs ce qui en fait de prime abord quelque chose d‘opposé à l‘universalité et à la nécessité que la science rigoureuse cherche à atteindre. Dans son sens plus péjoratif, le terme « facticiel » connote surtout l‘idée de « contingent ». Le courant herméneutique, et la phénoménologie qui prend en compte ses remises en question (comme celle de Heidegger) a permis d‘ébranler ce préjugé défavorable à l‘égard de la facticité, en montrant ce qu‘elle a de positif et d‘indépassable.

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concernant nos origines, à tout travail interprétatif de nous-mêmes en tant que porteurs d‘un projet historique.

Tous ne s‘entendront pas quant à l‘importance et au poids des transformations qu‘ont subies les idées husserliennes au cours de sa vie. L‘une des hypothèses de départ du présent travail est celle voulant que le dernier Husserl2 ait fourni des réflexions qui permettent de dépasser et transformer

d‘une manière fondamentale l‘héritage des Recherches logiques (1900-01) et des Idées I (1913)3,

ces dernières représentant en quelque sorte le point culminant de l‘« idéalisme » husserlien4.

Certains thèmes importants qui l‘ont occupé, comme la passivité, la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture, ainsi que l‘histoire, font qu‘il est possible, selon nous, de remettre en question les positions idéalistes du premier Husserl à partir de sa propre œuvre.

Le présent travail porte sur la conception husserlienne du langage. Celle-ci a été largement critiquée, en premier lieu pour le peu de cas qu‘elle faisait de la facticité et de la contingence des langues réelles : le langage semble, aux yeux de Husserl, parfaitement traductible et entièrement

transparent. Il apparaît, du moins jusqu‘aux Idées, comme l‘auxiliaire d‘une activité qui n‘y a

recours que par défaut – un auxiliaire qui peut, en droit, s‘effacer complètement devant ce qui est dit, le signifié. En second lieu, Husserl avance dans les Idées que le fait de s‘exprimer et penser à l‘aide du langage n’apporte rien de neuf à l‘expérience dite « anté-prédicative » : il fait ainsi de l‘expression une « couche » qui ne fait que refléter fidèlement l‘expérience qui aurait lieu si l‘on ne

2 Impossible de délimiter précisément la « période » en question. Je me référerai par -là à tous les travaux de

Husserl (ouvrages et manuscrits) qui commencent à intégrer les recherches portant sur la passivité (De la synthèse passive - 1918-1926), sur l‘intersubjectivité (Sur l’intersubjectivité - 1905-1920), sur la chair, l‘habitus, la culture, la tradition, ainsi que l‘histoire. Ce sont là des thèmes qui permettent, selon nous, de renverser l‘idéal d‘une science « achevable ». Sont inclues dans les écrits du « dernier Husserl » les œuvres suivantes : Méditations cartésiennes (1929); Logique formelle et transcendantale (1929); La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1934-1937); Expérience et jugement (1939 – posthume).

3 Surtout en ce qui concerne les Idées I. Les tomes suivants incluent des développements sur l‘habitus, la

notion de personnalité et la culture, qui peuvent être considérés comme un premier pas dans la thématisation de l‘histoire.

4 À strictement parler, les Recherches logiques peuvent encore être considérées comme « réalistes », surtout

dans la première édition (voir à ce sujet BENOIST, Jocelyn, Intentionalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl, pp. 130-164).

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« pensait » pas à l‘aide du langage. Cette idée a été, à juste titre selon nous, la cible d‘attaques par certains commentateurs5.

De fait, ces critiques nous paraissent justifiées si l‘on se fie aux premiers écrits husserliens (jusqu‘aux Idées I), mais nous défendons la thèse qu‘il est possible d‘élaborer, à partir de certaines analyses portant sur les thèmes de la chair, de la passivité, de l‘intersubjectivité, de la culture et de l‘histoire, une autre conception du langage chez Husserl6. La notion de langage comme habitus sera

esquissée, et proposée comme un concept permettant d‘intégrer les différentes transformations dans l‘œuvre tardive de Husserl. La question, par ailleurs, de savoir si et comment notre capacité à nous

exprimer peut changer la manière dont le monde se donne à la conscience restera en filigrane de ce

travail, comme l‘horizon de notre réflexion. Nous nous y référerons donc comme à notre « question directrice ».

***

Le langage est pris comme thème explicite de recherche chez Husserl d‘abord et avant tout dans le cadre d‘études sur la logique. En effet, cette dernière étudie les fondements de la connaissance théorique, et c‘est là l‘intérêt premier du philosophe. La philosophie qui se veut absolument

scientifique a besoin d‘une logique formelle dont les bases soient éclaircies, pour assurer et mesurer

la validité des énoncés et des raisonnements qui s‘édifient sur elles7. L‘idéal qui guide au départ

Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement solide et indubitable sur

5 Cf. par exemple RICHIR, Marc, La crise du sens et la phénoménologie : autour de la Krisis de Husserl;

suivi de Commentaire de L’origine de la géométrie, p. 172 ; ou « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique », pp. 500-522 ; POPA, Délia, « La phénoménalisation et son expression. Vers l‘origine phénoménologique du langage », Meaning and Language : Phenomenological Perspectives, pp. 237-256 ; MAYZAUD, Yves, JEAN, Gregori, « Introduction », Le langage et ses phénomènes, pp. 7-10.

6 Nous nous inspirons fortement, à ce titre, de Merleau-Ponty qui affirme dans « Sur la phénoménologie du

langage » (1951), Éloge de la philosophie et autres essais, p. 73, que, en ce qui concerne le langage, « Le contraste est frappant [chez Husserl] entre certains textes anciens et récents. »

7 Le domaine de la logique est celui des lois a priori auxquelles se plie la pensée. La science logique, comme

la section 3 permettra de le montrer, est une science descriptive de ces lois, qui a pour but de les mettre en évidence. Autrement dit, la logique n‘est un préalable à la science que si l‘on souhaite en éclairer les fondements : la science peut très bien progresser sans qu‘une logique phénoménologique ne soit d‘ores et déjà développée.

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lequel on pourrait élever une philosophie rigoureuse. La science mathématique qui fonctionne à partir d‘axiomes et se construit par raisonnements apodictiques lui sert alors de guide et de modèle. Cet intérêt particulier pour la logique fait en sorte que « le langage » chez Husserl est surtout étudié via le jugement de connaissance qui, de son côté, constitue le problème central. Le but est alors de rendre tout à fait transparent ce qui se produit lorsqu‘on nomme des objets ou lorsqu‘on effectue des jugements sur eux. Les réflexions sur le signe, l‘indice et l‘expression qu‘on trouve au début des

Recherches logiques sont effectuées en vue de dégager ce que Husserl nomme la « signification

idéale », et de comprendre comment il est possible pour la conscience de saisir celle-ci. C‘est la « nature » du contenu ou de la signification du discours théorique qui est le centre d‘intérêt, c‘est cette dernière qui guide toute la réflexion initiale sur le langage.

Ceci étant dit, nous pouvons considérer que la problématique du langage évolue dans l‘œuvre husserlienne, et que cette évolution peut être envisagée par l‘angle du passage d‘une phénoménologie statique à une phénoménologie génétique. La première prend comme pôle directeur les choses qui se donnent à la conscience. La phénoménologie statique analyse la manière dont la conscience constitue « activement » ses objets, c‘est-à-dire la manière dont elle les « vise » avec le sens qu‘ils ont. La phénoménologie génétique, pour sa part, s‘attarde à la manière dont un objet peut émerger au sein de la « passivité », au sein du flux temporel de la conscience qui précède toute reprise « active » des objets préconstitués.

Dans les deux cas, Husserl affirme de la phénoménologie qu‘elle est la philosophie première, en tant que son objet est le rapport entre la conscience et le monde. La conscience est toujours essentiellement en rapport au monde. Elle n‘advient à elle-même que dans ce rapport, de même que le monde n‘apparaît qu’à une conscience :

…il n‘y a pas d‘être et d‘être-ainsi pour moi (que ce soit en tant que réalité ou en tant que possibilité) si ce n‘est qu‘en tant que valant pour moi. […] N‘importe quoi qui s‘oppose à moi en tant qu‘objet existant a reçu pour moi […] tout son sens d‘être de mon intentionnalité effectuante et il n‘y a pas le moindre aspect de ce sens qui reste soustrait à mon intentionnalité.8

Dans le cadre de la phénoménologie statique, Husserl utilise un vocabulaire particulier pour décrire la donation de l‘objet : la conscience le « constitue ». L‘atteinte d‘une unité de signification fixe et identifiée, celle de l‘objet, est le résultat d‘une performance du pôle subjectif du rapport

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monde. La priorité est donnée à l’activité de la conscience, à ce que la conscience accomplit pour « se » donner ses objets. Le vocabulaire de la première période et surtout des Idées I donne à l‘idéalisme husserlien un sens particulier, et pousse à se demander pourquoi le monde fait encontre en se refusant parfois à apparaître tel que la conscience le vise. Par exemple, si la conscience « constitue » son monde, comment se fait-il que des objets qu‘on croit d‘abord apercevoir se révèlent après coup être tout autres? Husserl donne l‘exemple d‘un homme qui, dans un musée de cire, croit apercevoir une femme lui faisant signe, mais qui s‘avère n‘être qu‘un mannequin9. D‘où

vient la possibilité, pour le monde et ses objets, de se refuser à une visée « constituante » comme celle visant l‘objet comme femme vivante? La possibilité pour l‘expérience de décevoir les attentes, de même que la nécessité de devoir biffer des croyances qu‘on est soudainement forcé à reconnaître10 comme invalides, deviennent problématiques dans le cadre d‘une phénoménologie

statique.

Le sens en lequel on doit comprendre la « constitution » du monde évoluera cependant au fil de l‘œuvre husserlienne. Cette évolution repose, comme nous le soutiendrons, sur l‘introduction de nouveaux thèmes d‘analyse où la conscience est à la fois active et passive dans son rapport à ce qui lui fait face. Parmi ces thèmes, mentionnons la chair, l‘intersubjectivité, la culture, la tradition et l‘histoire.

En bout de ligne, il apparaîtra que la phénoménologie statique représente surtout un point de départ pour la phénoménologie. Elle s‘intéresse d‘abord à la simple « possibilité » abstraite, pour une conscience, de se rapporter à quelque chose en général. En revanche, ce qui rend possible qu‘un objet donné et concret « se forme » pour la conscience, d‘un point de vue génétique, est un problème laissé en suspens. « La phénoménologie élaborée en premier lieu est simplement statique, ses descriptions sont analogues à celles de l‘histoire naturelle qui examine les types singuliers et, tout au plus, les distribue selon un certain ordre systématique. »11

9 Recherche logique V, § 27, p. 250 [442-443].

10 L‘expression « forcé à » est choisie à dessein : en phénoménologie statique c‘est la « force » du réel, qui lui

permet de surprendre et décevoir les attentes, qui pose problème. Le pôle ego (« sujet ») du rapport conscience-monde semble devoir être passif à certains égards, et non pas simplement actif. C‘est la phénoménologie génétique qui s‘attaquera le plus proprement au problème de la passivité.

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Le travail de la phénoménologie statique, pour le dire encore autrement, en est un de classification : ce qui intéresse alors Husserl, ce sont les différentes modalités de rapport aux objets qui se dégagent dans la structure de la conscience intentionnelle et les différents types d‘objets qui peuvent se donner. Le domaine idéal qu‘il découvre, à savoir le domaine de la phénoménalité du monde, (et qu‘on est en mesure, à ses yeux, de reconnaître comme aussi universellement valide que le domaine mathématique) est alors suffisant, et permet d‘atteindre un absolu auquel les phénoménologues peuvent se référer pour élaborer leur discours.

Le problème de l‘« origine » ou des conditions de possibilité des objets singuliers est donc laissé en suspens par la phénoménologie statique. Par exemple, on se contente de constater qu‘on est en mesure de viser quelque chose comme « un arbre », en tant qu‘objet de perception, matériel et situé dans l‘espace. La phénoménologie génétique, au lieu de ce simple constat, permettra de demander : comment la conscience parvient-elle à être en mesure de viser cet « arbre »? Comment une telle chose que la signification du mot « arbre » peut-elle advenir (quel genre de genèse peut-il convenir à quelque chose comme la signification)? La capacité de viser activement un objet comme ceci ou cela doit être expliquée quant à ce qui la rend possible. Les questions de l‘origine et des conditions de possibilité des objets impliquent d‘élargir le champ des recherches. L‘activité de la conscience, celle qu‘on peut attribuer à un « pôle » égoïque, est alors de plus en plus considérée comme ce qui advient en réponse à une passivité qui la précède. C‘est dans cette optique que la phénoménologie génétique intègre des recherches sur la chair, l‘intersubjectivité, la tradition, la culture et l‘histoire. Qu‘en est-il, si l‘on tient compte de cette « évolution » dans l‘œuvre husserlienne, du langage? On a vu qu‘il est d‘abord étudié d‘un point de vue statique, en faisant abstraction de la culture, de l‘histoire, et en général de tout ce qui relève de la passivité. Le langage, dans de telles circonstances, semble s‘effacer devant l‘objet dont il est dit quelque chose. Les analyses génétiques, en revanche, permettront (du moins potentiellement) de considérer la capacité à exprimer quelque chose, du point de vue de ses conditions de possibilité. C‘est ainsi qu‘on pourra s‘intéresser à la langue concrète apprise, c‘est-à-dire à l‘habitus développé par une personne à parler, lire et écrire, et à la manière dont cet habitus influence la teneur de sens du « monde » qui s‘offre à la conscience. Le vocabulaire d‘une personne, les mots et expressions usuels de sa langue, sont quelque chose qu‘elle acquiert et partage en commun avec d‘autres, qu‘elle « reçoit » d‘une tradition et s‘approprie, et qui ont un contenu facticiel de signification. Ces perspectives sur le langage permettent d‘envisager la possibilité que la pensée, et le langage dans lequel elle se déploie à chaque fois, soit facticielle.

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La phénoménologie génétique met en quelque sorte sur un pied d‘égalité l‘activité et la passivité de la conscience. Elles apparaissent alors comme une condition de possibilité l‘une pour l‘autre. L‘antécédence du rapport « conscience-monde » lui-même se manifeste : activité et passivité ne font que se répondre. L‘habitus, en tant que forme passivement acquise résultant d‘une activité, qui influence en retour les possibles qui s‘ouvrent à l‘ego (et l‘accomplissement de ceux-ci) est un concept qui s‘inscrit d‘emblée dans la logique du jeu entre l‘activité et la passivité12. En

réinterprétant la question de l‘usage du langage à l‘aune de celle de l‘habitus qu‘il crée, on prend acte de cette dimension passive qui accompagne toute forme d‘activité de la conscience intentionnelle qui dit le monde. Le langage étudié comme habitus inclut la dimension de la chair (comme lieu où pensée et sensation se nouent); de la tradition (ensembles d‘écrits, rituels, institutions, chants, etc., qui fondent et déterminent le sens des mots dont on dispose); de l‘histoire (comme tradition reçue que l‘on a à s’approprier); et de l‘intersubjectivité (par le biais de l‘aspect « culturel » du langage et du monde compris comme essentiellement commun).

La question des objets culturels et de la tradition qu‘ils impliquent est en effet un domaine d‘analyse qui doit changer le sens de la « maîtrise » de la conscience sur le langage qu‘elle emploie. Cette maîtrise doit être « gagnée » sur un rapport d‘abord passif à ce qui est dit par d‘autres. Les écrits comme la Krisis (et plus particulièrement L’origine de la géométrie) font ressortir clairement comme un idéal (ultimement inatteignable) la possibilité d‘être parfaitement au clair avec son propre usage de la langue ou avec les « contenus de signification » des sciences. Le problème de l‘appropriation passive du corpus scientifique et de la tradition philosophique implique directement une dimension langagière. Il est pertinent, pour saisir la portée de ces problèmes, d‘éclairer la manière dont l‘usage du langage s‘effectue toujours dans un jeu entre l‘activité et la passivité. Les thèmes de l‘intersubjectivité ainsi que de l‘historicité vont dans le même sens : « dire » quelque chose du monde, c‘est toujours le dire à partir d‘un langage commun, qu‘on emploie en commun, et

12 Par exemple, l‘athlète qui, chaque jour, s‘entraîne à tel ou tel mouvement, n‘a aucun contrôle direct sur

l‘habitus qui « se forme » du même coup. Ce qu‘il contrôle à chaque fois, c‘est le mouvement qu‘il effectue. Il peut « y penser » plus ou moins activement, se concentrer d‘une manière plus ou moins intense sur chacune des facettes de son mouvement global. Mais chaque mouvement activement accompli laisse un « résidu », qu‘on appelle « habitus ». Cet habitus fait que ce type de mouvement deviendra de plus en plus naturel pour l‘athlète. L‘habitus est une capacité « latente » qui se forme à force de répétition et de pratique. C‘est grâce à lui qu‘un mouvement qui était compliqué et ardu devient un geste presque machinal. L‘habitus est donc un « nœud » tout à fait particulier où se lient passivité et activité.

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qu‘on hérite de ceux qui nous ont précédés. Ainsi, même s‘il est possible en droit de découvrir une « grammaire pure a priori »13, le contenu de ce qui est dit dépend du sens des mots employés, des

expressions usuelles, des jargons déployés pour mieux cerner nos domaines d‘activité, etc. Ces dimensions de la vie de la conscience mènent Husserl à reconnaître, dans la Krisis, ce qu‘il nomme un « horizon de langage ». Reconnaître la possibilité de cerner un tel horizon dépend en quelque sorte de tout le reste :

L‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté du pouvoir s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité. […] Les hommes (en tant qu‘ils participent d‘une co-humanité), le monde (celui dont ils peuvent parler), et le langage sont toujours entrelacés et toujours corrélés.14

C‘est le sens de cette corrélation qu‘il s‘agit d‘éclairer, et c‘est précisément ce que vise l‘élaboration d‘un concept du langage comme habitus.

Le présent travail débutera par un éclaircissement de la notion de « langage » chez Husserl. Il importe en premier lieu de comprendre pourquoi le fait de s’exprimer ou d‘accomplir des intentions de signification peut avoir une influence sur le « sens » des choses qui se présentent à la conscience au sein de son monde. S‘exprimer apparaîtra au bout du compte comme une activité qui permet de

fixer et articuler les « objets » du monde. Tout en esquissant les grands traits de ce que sa théorie de

la signification a de positif, nous tenterons de montrer comment le point de vue statique de la phénoménologie initiale pousse Husserl à évacuer la question de la facticité du langage.

Cette première partie sera complétée par une esquisse des critiques les plus importantes qui peuvent lui être adressées. Sera ensuite présenté un premier « pas » vers la phénoménologie génétique, soit la prise en compte de la constitution passive au niveau sensible. Nous nous attarderons surtout sur l‘introduction de « l‘habitude » comme thème pertinent pour la compréhension du langage et de

l’expression comme une espèce d‘agir. Enfin, nous tenterons d‘esquisser dans les grandes lignes, à

titre programmatique la manière dont un concept du langage comme habitus pourrait être élaboré, à partir de certains thèmes de l‘œuvre husserlienne où l‘on fait droit à la radicale passivité de la conscience eu égard au monde, à autrui, à la tradition et à l‘histoire. La manière dont les hommes

13 Cf. section 3 du présent travail, où nous présenterons le projet husserlien d‘une grammaire a priori, qui

fonderait en principe toutes les langues réelles et contingentes.

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(qui participent d‘une histoire et d‘une tradition), le monde et le langage sont « corrélés » devrait ainsi trouver un début d‘éclaircissement.

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I - La nature du langage dans la phénoménologie statique husserlienne

Comme l‘introduction l‘a indiqué, l‘horizon implicite de notre réflexion est de savoir si et comment notre capacité à nous exprimer peut changer la manière dont le monde « se donne » à la conscience. Cette question a de quoi surprendre : le monde n‘est-il pas ce qu‘il est, indépendamment de notre façon d‘en parler? Le simple fait de poser notre question directrice implique une posture philosophique bien particulière, celle du phénoménologue. La phénoménologie husserlienne est la première philosophie à s‘inscrire entièrement dans le rapport entre la conscience et le monde. C‘est

ce rapport qui est premier, « conscience » et « monde » n‘étant à strictement parler ce qu‘ils sont

que dans la rencontre de l‘un avec l‘autre. La phénoménologie s‘extirpe d‘une manière radicale du « problème » de la manière dont un sujet « fermé » parviendrait à connaître un monde qui lui serait extérieur, qui serait là-dehors, « en soi », de l’autre côté de la limite d‘une pensée close sur elle-même.

Le « monde », au sens phénoménologique, est toujours essentiellement monde pour une conscience. Cela n‘implique pas pour autant que le monde soit une « construction » fantaisiste d‘une subjectivité (comme le rêve). D‘une part, le fait que le monde ne soit monde que pour une conscience n‘empêche pas qu‘il renferme de l‘inconnu, de l‘étrange, de l‘indicible et du surprenant. Ce qui apparaît à la conscience, le monde, ne peut être hors d‘atteinte (inconnu, étranger) que pour quelque chose qui justement l’atteint d‘une certaine manière : la tache d‘ombre a besoin du faisceau de lumière. D‘autre part, ce qui fait encontre à la conscience au sein du monde se donne à elle comme ce qu‘il est, en soi. La feuille que j‘ai devant moi m‘apparaît en elle-même, c‘est elle qui se tient là-devant moi, et non pas une « représentation » qui se trouverait « dans » mon esprit. L‘idée voulant qu‘un monde puisse être monde, tout en n‘étant pour aucune conscience est un postulat inutile pour le phénoménologue, pour qui le rapport entre conscience et monde est premier. On doit donc définir le « monde », en phénoménologie, comme étant l‘horizon ouvert par la conscience intentionnelle, celui au sein duquel quelque chose peut faire encontre.

Dans un tel contexte, quelle nature doit-on accorder au langage? Le langage est quelque chose dont on se sert : a-t-il le même mode d‘être, se « donne-t-il » à nous de la même manière que n‘importe quel outil? Ou encore, le langage et le sens des mots qui le composent peuvent-ils être compris à partir des dictionnaires et des livres de grammaires? Ces deux points de vue semblent le ramener à quelque chose de plutôt extérieur : or, en même temps, on peut avoir l‘impression que le langage est plutôt de l‘ordre d‘une faculté. Le langage, au même titre que l‘imagination ou la volonté, serait

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manifestement pas évidente de prime abord, et il faut éclaircir la manière dont on doit le comprendre, il faut déterminer l‘angle par lequel l‘aborder et le saisir.

Les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire sont des outils qui servent à « inscrire » quelque part, de manière à le rendre objectif, quelque chose qui relève plus originairement de l‘activité : celle de s‘exprimer, de signifier le monde.15 Les « règles » de grammaire décrivent la

manière dont le parler s‘organise et se structure : elles sont des constructions, des outils qu‘on se donne pour étudier la façon dont les expressions complexes se structurent (comme actes), la façon dont cela a lieu lorsqu‘on s‘exprime (sans qu‘on ne se réfère activement, dans l‘acte, à des « règles » ou qu‘on soit consciemment « guidé » par elles). La même chose vaut pour les définitions du dictionnaire. Dans un acte concret de signifier quelque chose à l‘aide d‘un mot, le sens du mot qu‘on emploie n‘est pas problématique. Par exemple, quand je dis : « la feuille sur laquelle j‘écris », le sens du mot « feuille » n‘est pas indéterminé comme il peut l‘être dans le dictionnaire. Ce dernier ne permet que d‘inscrire, toujours approximativement, des manières de signifier les « objets »16 du

monde, qui sont à chaque fois concrètement et effectivement accomplies. Ceci étant dit, tout ce qui vient d‘être affirmé ne fait pas du langage une faculté au même titre que, par exemple, l‘ouïe ou l‘imagination. Le caractère public des mots (c‘est quelque chose que le présent travail tentera de montrer) n‘est pas non plus à négliger. Le langage est quelque chose de tout à fait singulier, qui est

à la fois intime et étranger, qui advient dans le discours solitaire et avec les autres, qui peut être

clair et obscur.

Ce que nous retenons pour l‘instant, c‘est tout au plus un point de départ plausible : étudier le langage nécessite qu‘on s‘intéresse au phénomène de l‘expression (comme acte). C‘est lorsqu‘on s‘exprime, lorsqu‘on signifie le monde, que le langage a lieu. C‘est là le « phénomène » à partir duquel on doit saisir le langage, c‘est ce phénomène qui permettra de comprendre les constructions abstraites comme les définitions du dictionnaire et les règles de grammaire.

15 La première partie de ce travail devrait permettre de justifier cette affirmation qui n‘est, pour l‘instant, que

présupposée. C‘est là que les analyses de Husserl dans les Recherches logiques, sur lesquelles nous nous appuierons pour élaborer sa « théorie » du langage, nous permettront d‘arriver.

16 Nous reviendrons plus loin sur la nature des « objets », au sein du rapport conscience-monde (les

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1. La question du langage dans le contexte des Recherches logiques

1.1 La fondation d’une science rigoureuse

Ceci étant dit, Husserl entame plutôt ses réflexions sur le langage dans le cadre d‘une étude sur la logique, la science qui doit éclaircir les lois qui structurent tout discours scientifique rigoureux. Ces préoccupations logiques s‘inscrivent dans le contexte de la « querelle du psychologisme » qui domine l‘actualité philosophique à l‘époque où Husserl rédige les Recherches logiques. Dans le premier tome des Recherches17, Husserl réfute les prétentions du psychologisme, un courant de

pensée qui considère la psychologie empirique comme la science première. La psychologie, en tant qu‘elle s‘intéresse à l‘esprit humain, serait selon les tenants de ce courant la science appropriée pour étudier les concepts, les jugements et les raisonnements : autrement dit, la « logique » elle-même serait une branche de la psychologie.18

Or, la psychologie est une science empirique qui porte sur des faits contingents et qui ne peut aboutir, à strictement parler, qu‘à des généralisations approximatives, probables et fondées sur l‘induction. Ses objets (si tant est qu‘elle s‘intéresse aux concepts, jugements et raisonnements) ont un statut « réel » : ce sont les « concepts » que forment des personnes réelles; ce sont les jugements

concrets que des gens posent, et les raisonnements qu‘ils effectuent réellement. Les « lois » qu‘on

pourrait tirer de l‘étude de ces concepts, jugements et raisonnements réels n‘auraient, au mieux, que la valeur de généralisations. À la limite, elles auraient donc la même valeur que les lois de la physique, qui sont des hypothèses toujours ouvertes à l‘épreuve des faits – mais il s‘agit là d‘une limite qui ne tient même pas compte de la faillibilité de la pensée humaine. Par exemple, si l‘on affirmait que des prémisses de telles formes permettent généralement d‘aboutir à une conclusion de telle forme, on aurait là une loi dont la validité provient de l‘expérience et ne concerne que celle-ci. Or, une telle conception, selon Husserl, ne rend pas compte de la validité a priori, évidente et apodictique, des principes et axiomes logiques. L‘évidence des « lois » du raisonnement, par

17 Recherches logiques Tome 1 – Prolégomènes à la logique pure (1ère éd. 1900).

18 Prolégomènes à la logique pure, p. 56 [51] : « […] le courant qui domine précisément à notre époque tient

une réponse toute prête : les fondements théoriques essentiels [de la logique], dit-on, doivent être cherchés dans la psychologie ». Husserl réfère, toujours à la même page, pour situer la position contre laquelle il s‘élève, à J. S. Mill (An examination of Sir William Hamilton’s Philosophy, 5e éd., p. 461) et T. Lipps

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exemple, n‘est pas due à l‘expérience qu‘on en a, mais elle vient de la validité intrinsèque des relations de sens qu‘elles dégagent. De la même façon, les équations mathématiques ne sont pas valides « parce que tous s‘entendent à leur sujet », mais elles sont reconnues comme valables a

priori, pour tous, nécessairement et de tout temps. Pour prendre un exemple : la vérité de « 2 + 2 =

4 » n‘est pas atteinte par induction, mais découle de la validité absolue de la connexion de sens exprimée dans l‘énoncé. Cette validité est indubitable, et n‘a rien d‘approximatif ou de vague : l‘équation est absolument rigoureuse. Le sens de l‘énoncé, dans une proposition logique vraie, ainsi que sa validité, ont un caractère nécessaire et universel : c‘est pourquoi Husserl parle de « sens idéal ». L‘idéalité, ici, s‘oppose à la contingence des faits. La psychologie ne peut donc pas, par l‘étude de son domaine contingent et facticiel, à savoir le psychisme et ses processus, rendre compte du domaine de la logique.

Si le discours scientifique doit être possible, c‘est-à-dire si les lois logiques qui structurent le discours rationnel doivent être reconnues comme rigoureusement valables et universelles, il faut établir le domaine de la logique formelle sur des fondements idéaux. Le but que poursuit Husserl est celui d‘une philosophie qui donnerait accès à ce fondement idéal et indubitable grâce auquel on pourrait rendre compte de la possibilité d‘une philosophie véritablement scientifique. La question devient donc de savoir comment, dans ce contexte, on peut éclaircir le statut « idéal » et universellement valable des lois et des objets de la logique.

1.2 Le langage et la signification idéale

Comment se fait-il que le principe de non-contradiction soit valable « indépendamment » de nous? Quel statut doit-on donner à un tel principe, ou à une équation mathématique? Les Recherches

logiques tentent de répondre à ces questions. Nous sommes en mesure d’énoncer des choses dont la

signification apparaît comme valable indépendamment de cette énonciation (qui est un acte contingent). Lorsqu‘on formule ou qu‘on exprime des concepts, des jugements et des raisonnements, on accomplit quelque chose qui « dépasse » d‘une certaine manière l‘activité et les processus psychiques de notre « esprit » contingent et réel. C‘est donc l‘étude de l‘expression qui est le point de départ pour les Recherches, et qui doit permettre de comprendre comment il est possible de « viser » ou d‘atteindre un sens idéal (ou une signification idéale).

C‘est ainsi que le « langage » devient le thème de la phénoménologie chez Husserl. La science dépend de principes logiques valant de manière idéale (universelle, non contingente), et notre accès premier à ces principes logiques, ce sont les actes de signification dans lesquels nous les énonçons

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l‘on raisonne, ce sont bel et bien des actes (psychiques) qui sont accomplis. Pourtant, dans le discours d‘une science, c‘est la signification des énoncés qui importe, et elle seule : c‘est ce qu‘ils veulent dire qui leur donne leur validité. Un énoncé scientifique, donc, ne doit pas valoir au sein de la science en tant qu‘acte psychique réellement accompli : c‘est la signification elle-même de l‘énoncé qui vaut. L‘acte psychique et la signification de l‘énoncé ne sont manifestement pas sans

rapport l‘un avec l‘autre : seulement, les confondre est une erreur de principe qui risque de miner

les fondements de la science.

Le problème auquel s‘intéresse par conséquent Husserl dans la première Recherche est celui de montrer le lien qu‘il y a entre l‘expression d‘un jugement et la signification idéale de ce jugement. Éclaircir ce lien revient à expliquer quel statut on peut reconnaître aux énoncés ou aux jugements qu‘on formule sur le monde, et rendre claire la manière dont on parvient à dire quelque chose d‘universellement valable. C‘est la raison pour laquelle le langage acquiert une place importante dans les Recherches logiques : c‘est dans l‘énonciation que se manifeste de prime abord notre rapport aux significations idéales (c‘est-à-dire, aux contenus de nos concepts idéaux, et aux énoncés qu‘on peut formuler sur eux). Avant de suivre Husserl dans ces développements, rappelons d‘abord quelques traits fondamentaux de la « posture phénoménologique », sur laquelle s‘appuie le présent travail.

1.3 La conscience intentionnelle et sa « structure » universelle

La principale découverte associée à la phénoménologie husserlienne, qui s‘origine de la pensée de Brentano, est celle de l‘intentionnalité de la conscience19 : la conscience est toujours conscience de

quelque chose. C‘est la première avancée qui permet de dépasser l‘attitude « naturaliste » (dont le psychologisme peut être considéré comme une conséquence), qui privilégie l‘étude des phénomènes objectifs, observables de l‘extérieur et ultimement mesurables (c‘est d‘ailleurs par-là que cette attitude prétend être scientifique). D‘un point de vue naturaliste, ou plus généralement positiviste, la conscience est comprise comme un phénomène réel parmi d‘autres. Elle a le statut d‘un ensemble d‘événements singuliers se produisant dans la réalité : un flux de processus psychiques. Puisqu‘en « observant » quelqu‘un de manière objective, on n‘a jamais accès à ce qu’il pense, ou à son activité

19 Brentano différencie les phénomènes physiques des phénomènes psychiques. Ces derniers ont en propre

« l‘inexistence intentionnelle », c‘est-à-dire « la relation à un contenu, la direction vers un objet ». [BRENTANO, Franz, Psychologie du point de vue empirique, p. 101 [124-125]].

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de penser comme telle, le naturaliste se voit forcé de la postuler comme étant « intérieure » au sujet qu‘il observe. Il en fait ainsi un domaine supposément clos, dans lequel seraient produites de manière causale des « représentations » qui, étant « dans » la conscience, ne sont accessibles qu‘à celui qui les possède et les vit « de l‘intérieur ». Le rapport entre le sujet et l‘objet, dans une telle conception, devient très problématique, parce qu‘on cherche à comprendre le lien réel (entendre : causal) entre les deux entités (celui qui connaît, et le connu). On cherche à comprendre la manière dont l‘objet « extérieur » est « représenté » au sein de la conscience, comprise comme close sur elle-même. Le problème surgit de savoir : 1. ce qui provoque ou cause cette représentation (la manière dont l‘objet peut « affecter » le sujet); 2. comment la représentation (intérieure) peut

s’ajuster ou se conformer à un objet auquel elle ne peut essentiellement pas avoir accès.

Le phénoménologue voit une telle position comme étant intenable, et fondamentalement erronée. La conscience, loin d‘apparaître (pour celui qui veut la décrire fidèlement) comme un domaine clos sur lui-même, est bien plutôt une « ouverture » à ce qu‘elle n‘est pas. Ce rapport à autre chose qu‘elle-même lui est essentiel et fondamental20 : tout acte de la conscience ne peut être qu‘en tant que « rapport à » quelque chose21. Ainsi, je peux bien distinguer entre « mon regard sur tel objet » et

« l‘objet vu par ce regard » : il reste que ni l‘un ni l‘autre ne peut advenir ou se montrer « hors » d‘un tel rapport. Il n‘y a donc pas lieu de parler, pour la conscience intentionnelle, de réalité « extérieure » à laquelle elle n‘aurait pas accès. Elle est par essence tournée vers ce qu‘elle n‘est pas : son objet est (et se donne nécessairement comme) quelque chose d‘autre qu‘elle-même. Mais puisqu‘on sort radicalement de la position naturaliste, il faut noter que les « objets » du monde ne se limitent pas à ce qui est « tangible », physiquement présent et corporel. On parlera pour cette raison, au lieu d‘objets, d’objectités. On désigne par-là tout ce qui peut devenir « objectif », c‘est-à-dire tout ce qui peut se donner à la conscience, en personne. Les « objets » au sens courant font évidemment partie des objectités : la chaise, la tasse et la table peuvent être rendus présents. Mais peuvent aussi être donnés des « états de choses » : par exemple, je peux « voir » que la tasse est

20 L‘expression « en rapport à autre chose » résume si fondamentalement l‘essence de la conscience que

négliger ce « trait », c‘est passer complètement à côté d‘elle. « La conscience » du naturaliste, comme domaine intérieur clos sur lui-même n‘est rien de plus qu‘une construction abstraite, un objet théorique construit à partir de présupposés erronés, et dont il faut se départir si l‘on veut réellement étudier la conscience.

21 La conscience peut certes se rapporter à ses propres actes, mais même dans un tel cas, un rapport à… ou

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dans sa soucoupe. Ce « fait », cet état de choses, peut être donné lui aussi en chair et en os. Le terme « d‘objectité » englobe donc des « objets » dont le mode d‘être est différent de celui des simples choses concrètes. Entrent encore dans la classe des « objectités » toutes les situations dans lesquelles on se trouve, toutes les relations entre des choses, etc.

La phénoménologie des Recherches logiques se donne pour tâche de décrire le fonctionnement de la conscience, essentiellement ouverte au monde et à ce qui lui fait encontre en son sein. La phénoménologie doit saisir la manière dont les objectités de différents genres apparaissent, ou se donnent à la conscience. Husserl parle également de la manière dont la conscience « constitue »22

ses objectités. L‘intérêt est de dégager un savoir valant a priori. Il s‘agit de mettre en évidence les possibilités de la conscience comme telle, en tant que conscience, et non les performances, valant comme événements singuliers réels et contingents, des individus facticiels et existant réellement. Pour le dire autrement, en phénoménologie, chaque acte réel étudié a une valeur exemplaire. C‘est

ce dont il est l’exemple, l‘acte réitérable, qui possède une « identité » et une « unité », qui peut avoir

une valeur scientifique pour le phénoménologue. Prenons un exemple. Si Husserl étudie l‘acte intentionnel consistant à signifier quelque chose (comme « 2 + 2 = 4 »), il s‘intéresse plutôt à la possibilité que toute conscience a de viser intentionnellement une signification (« l‘acte » en lui-même) qu‘à tel ou tel acte de visée réellement effectué. Même lorsque la manière de parler de la conscience peut porter à confusion, il est important de garder une telle distinction en tête. La phénoménologie husserlienne est tout entière vouée à dégager les structures universelles de la conscience : ce qu‘on en dit doit valoir pour toute conscience, de tout temps, et a priori.

Husserl estime donc que « le langage n‘a pas seulement des fondements physiologiques, psychologiques et historico-culturels, mais aussi ses fondements aprioriques »23. Ce sont ces

derniers qu‘il cherche à dégager à l‘époque des Recherches logiques. Dans le cadre d‘une phénoménologie statique, qui prend comme pôle directeur les objets que la conscience est en mesure de viser (et qui délaisse les conditions de possibilité génétiques de ces visées), les

22 L‘expression apparaît déjà dans les Recherches logiques (Cf. Recherche logique I, § 14, p. 57 [51]) et

acquiert un sens de plus en plus « actif » jusqu‘aux Idées (Cf. Idées I, § 91, p. 318 [190] ; Idées II, § 50, p. 265 [188]).

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fondements a priori sont séparables de toute considération historique24. Il n‘est ainsi pas question d‘établir la genèse ou l‘archéologie du sens idéal, ni d‘envisager une signification idéale comme participant d‘une histoire ou y étant soumise. Husserl considère, pour prendre le problème sous un autre angle, que le sens idéal qui trouve son expression dans une langue n‘est pas lui-même entaché par la facticité de cette langue (comme, par exemple, par le lexique de celle-ci ou des personnes qui la parlent). Le présent travail tentera de montrer les limites et problèmes soulevés par un tel point de vue, et indiquera une voie possible pour les dépasser à partir des derniers écrits de Husserl.25

24 Les premières études phénoménologiques que nous nommons « statiques » excluent volontairement la

dimension temporelle (donc toute « genèse » du sens), pour se concentrer sur la manière dont la conscience peut accéder à des concepts universels et atemporels comme ceux des mathématiques : « Au niveau de considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre [nous sommes dispensés] de descendre dans les profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu […] », Idées I, § 85, p. 288 [171].

25 De façon générale, bien que la phénoménologie des Recherches logiques soulève de nombreux problèmes,

les premières distinctions qu‘y fait Husserl par rapport au langage méritent d‘être explorées et resteront généralement valables par la suite. Il est possible et peut-être même nécessaire, en ce sens, de montrer les lacunes d‘une phénoménologie statique, pour amorcer la transition vers une phénoménologie génétique, sans rejeter en bloc l‘entièreté de ses acquis.

(26)

2. De l’expression à la signification

Le problème qu‘a pris en vue Husserl, et qui le mène à étudier le langage, est celui de l‘idéalité de la signification des énoncés scientifiques. Comme nous l‘avons annoncé, de manière anticipative, au début de cette première partie, c‘est dans le fait de s’exprimer (concrètement) qu‘a lieu le langage. Et pourtant, chaque acte concret semble se dépasser lui-même et pouvoir être l‘objet d‘un discours descriptif qui soit scientifique26. Les actes concrets du signifier peuvent être l‘objet d‘une

science parce qu‘ils ont une valeur exemplaire : ils sont réitérables. En tant que tels, ils ont une certaine « idéalité » : ils possèdent une unité et une identité, et cette identité ne dépend pas en

principe d‘une quelconque occurrence contingente et réelle. Ce qui est réitérable est possible,

indépendamment du « fait » de son accomplissement réel. Le titre de cette section, « de l‘expression à la signification », indique que nous tenterons, en suivant Husserl, d‘y expliciter le passage ou le

lien qu‘il importe de comprendre entre les occurrences réelles où le langage a proprement lieu et sa

forme idéalisée (dans « la signification » du discours). Suivre Husserl dans ce questionnement nous permettra d‘éclaircir la nature du langage, de comprendre comment la signification et la constitution du monde sont corrélées, et de voir comment se pose le problème de l‘historicité de la signification dans la phénoménologie statique.

Il n‘est en rien évident d‘expliquer comment des êtres contingents parviennent, en s‘exprimant à propos d‘objets quelconques, à énoncer des « vérités » qui valent universellement et idéalement. Pour être au clair avec cette possibilité, Husserl doit d‘abord (2.1) élucider le phénomène

proprement dit de l‘expression, afin d‘acquérir une connaissance distincte de ce que l‘on accomplit,

précisément, lorsqu‘on s‘exprime. Cette première caractérisation positive de l‘expression permet ensuite (2.2) d‘exclure certains domaines du langage comme étant dérivés ou secondaires par rapport à l‘expression au sens propre. Dans cette optique, nous examinerons (2.2.1) pourquoi il est possible de parler de « la » signification du discours; (2.2.2) pourquoi le rôle communicatif n‘est pas le rôle essentiel du langage; (2.2.3) pourquoi seule l‘expression activement accomplie peut être considérée comme expression au sens propre. Ces développements permettront, enfin, de voir comment Husserl croit pouvoir (2.3) exclure, comme non-problématique, le fait de la contingence et de la facticité du contenu de signification des langues réelles.

26 Rappelons qu‘on accepte généralement l‘idée voulant qu‘il n‘y ait pas de science du contingent comme tel :

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2.1 Le phénomène du langage au sens propre

2.1.1 Signe, indice, expression

Le point de départ de Husserl dans ses recherches est le fait qu‘un énoncé « exprime » sa signification : c‘est donc la notion d‘expression qu‘il faut comprendre pour saisir la manière dont la conscience intentionnelle « atteint » une signification idéale. Husserl commence ainsi la 1ère Recherche en démêlant le concept d‘expression par rapport à deux notions qu‘il considère comme

étant voisines : le signe et l‘indice. Accompagner Husserl dans ces distinctions nous permettra de comprendre plus clairement ce qu‘il entend par l‘expression, concept-clé de sa théorie du langage.

Signe (Zeichen)

Indice (Anzeige)

Expression (Ausdruck)

Fig. 1 : Signe, indice et expression

Toute expression est un signe. Pourtant, tout signe n‘est pas nécessairement une expression. Husserl note qu‘un « indice » peut aussi être considéré comme un signe de quelque chose. Il faut donc non seulement déterminer ce qu‘est, essentiellement, un signe en général, mais aussi ce qui caractérise spécifiquement l‘expression par rapport à d‘autres types de signes comme l‘indice.

Lorsqu‘un signe est perçu, il renvoie à autre chose que lui-même. C‘est cette propriété qui est commune à l‘indice et à l‘expression, par-delà le contexte strictement langagier. L‘indice est un objet ou un état de chose qui entraîne « la conviction ou la présomption de l’existence »27 de

quelque chose d‘autre. La perception d‘un indice entraîne celui qui le perçoit à croire à l‘existence d‘une autre chose : par exemple, le fait de voir de la fumée pousse à croire à l‘existence d‘un feu. Pourtant, l‘indice en lui-même n‘a pas pour raison d’être de renvoyer à autre chose. La fumée ne

sert pas intrinsèquement à indiquer un feu, elle est quelque chose en elle-même hors de cette

fonction. La conviction ou la présomption d‘existence qu‘un indice entraîne est, en ce sens, quelque chose d‘accidentel.

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2.1.2 L’expression

Par contraste, une expression est un signe qui veut essentiellement dire quelque chose : à sa nature même appartient le fait de renvoyer à une signification. Dans les Recherches logiques, Husserl s‘intéresse avant tout, lorsqu‘il étudie les « expressions », au discours sous toutes ses formes : « […] tout discours et toute partie de discours, ainsi que tout signe essentiellement du même genre, est une expression, sans qu‘il importe ici que le discours soit réellement prononcé, donc qu‘il soit ou non adressé à une personne quelconque dans une intention de communication »28. Tout ce qui se

produit concrètement quand quelqu‘un parle n‘entre pas dans ce concept restreint d‘ « expression » : la rougeur soudaine de mon interlocuteur n‘exprime pas (au sens strict) sa gêne, mais la manifeste. L‘expression, ici, requiert l‘intention expresse d‘exposer une pensée.29 Le signe

expressif « suggère » (ou enjoint) d‘accomplir la pensée qu‘il exprime30. Ce n‘est qu‘en vertu de

cette relation que le signe est expressif.

Pour une conscience intentionnelle, se rapporter à une expression comme telle, c‘est la comprendre, et comprendre une expression, ce n‘est rien d‘autre qu‘accomplir « l‘opération actuelle de signifier »31. Pour le dire autrement, c‘est « animer »32 le complexe phonique ou l‘écriture, et saisir

28 Recherche logique I, § 5, p. 35 [30]. 29 Recherche logique I, § 5, p. 36 [31].

30 Il faut comprendre le fait « d‘accomplir une pensée », ici, comme le fait de se rapporter selon un certain

sens à une objectité; ou encore : de se rapporter à quelque chose comme quelque chose.

31 Recherche logique I, § 23, p. 85 [74], en note de bas de page.

32 L‘emploi d‘un vocabulaire évoquant l‘âme (« animer », « animation ») est récurrente chez Husserl pour

illustrer la manière dont une conscience se rapporte aux signes expressifs (à la parole sonore et à l‘écriture). Cette image se fonde sur le caractère matériel de ces signes, qui en fait des objets réels qui, à certains égards, sont similaires à tout corps rencontré dans la nature.

On peut comparer la compréhension soudaine d‘une expression qui n‘avait pas d‘abord été reconnue comme telle (par exemple, d‘une série de mots écrits d‘abord perçue comme un ensemble de traces sans signification) à « l’animation » de cette série de traits par une pensée.

C‘est ainsi qu‘ « animer » un mot veut tout simplement dire le comprendre (quand on l‘entend ou le lit) ou l’employer pour dire quelque chose (quand on le dit ou l‘écrit). Dans les deux cas, le verbe « animer » désigne l‘activité de la conscience qui est nécessaire pour que le mot en tant qu’objet physique (sonore ou écrit) devienne expression d‘un sens ou d‘une pensée.

Le verbe « animer » est donc employé pour souligner que : 1/ comprendre un signe, ce n‘est pas seulement le percevoir; 2/ émettre une série de sons n‘équivaut pas à parler; 3/ tracer des lignes sur un papier ne revient pas à écrire. L‘activité qui apparaît comme un « surplus » par rapport à ces actions « matérielles » (percevoir par les sens, émettre des sons, tracer) est donc parfois désignée par des termes qui renvoient à la présence d‘une

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le sens de ce qui est dit ou écrit. Par exemple, quand je vois sur un papier la série de mots « l‘éléphant est un mammifère », je saisis cette série de mots comme l‘expression qu‘elle est, pour autant que je saisisse ce qu’elle veut dire (bedeutet) : quand je comprends que l‘éléphant est un mammifère. Si le sens des mots m‘est étranger33, je peux bien supposer qu‘il s‘agit-là d‘une

expression, que la série de mots veut dire quelque chose, mais je ne peux pas le vérifier, parce que cela me demanderait d‘accomplir d‘une certaine manière la visée intentionnelle en cause.

L‘expression rend donc manifeste ce que Husserl appelle les « actes conférant la signification [bedeutungverleihenden Akte] ou intentions de signification [Bedeutungsintentionen] »34. Ces actes

consistent à accomplir le rapport déterminé à une objectité35 que l‘expression suggère d‘accomplir.

Dire par exemple : « la boule est rouge », ce n‘est pas d‘abord ou essentiellement émettre une série de sons : c‘est plutôt, via le langage, se placer (en tant que conscience) dans un rapport déterminé avec l‘objet en question, c‘est viser intentionnellement la boule comme rouge.

D‘un point de vue purement descriptif, donc, le mot en tant que chose physique perçue ne change pas. Mais pendant « que ce qui […] constitue le phénomène de l‘objet [la chose telle qu‘elle est perçue] demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se modifie. »36 La conscience animant

le mot vise à travers lui un objet, celui dont le mot parle.

« âme » qui vient « habiter » ces choses physiques. Il s‘agit d‘une métaphore qui vise à rendre compte de l‘expérience concrète de notre rapport aux expressions.

33 Par exemple, si je n‘ai pas appris à lire, ou que je ne comprends pas la langue dans laquelle l‘expression est

écrite.

34 Recherche logique I, § 9, p. 43-44 [38].

35 Husserl parle d‘ « objectité » et non d‘objet à cause de la connotation « physique » que le mot « objet »

possède (la boule, l‘encrier, le cube rouge sont des objets physiques, tangibles et bien délimités dans l‘espace). Quand il s‘agit de la référence d‘une expression (donc d‘une « objectité »), il peut s‘agir aussi d‘ « états-de-choses, de caractéristiques, de formes réelles (reale) ou catégoriales dépendantes, etc. » (Recherche logique I, § 9, p. 44 [38], en note de bas de page). Par exemple, il est possible de « voir » que l‘encrier est sur la feuille : il s‘agit là d‘un état de choses, et non d‘un simple objet comme la boule. Il m‘est également possible de voir que A est plus grand que B, et de me rapporter à cet état de choses par le langage (c.-à-d. de signifier cet état de choses). Pour prendre encore un autre exemple, quelque chose comme une « situation » peut également être signifié (le fait que je sois en route vers l‘université; que je travaille avec d‘autres à quelque chose, etc.). Pour autant qu‘une expression le vise, un tel état de chose est « objectivé »; sans être un objet au sens classique du terme. C‘est pourquoi le terme « d‘objectité » est employé. Par la suite, donc, si l‘on parle de la référence d‘une expression au sens large, il faut comprendre que ce qui est objectivé peut être de nature plus complexe qu‘un objet physique comme une boule.

(30)

[Nous pouvons distinguer,] d‘une part, le phénomène physique où l‘expression se constitue selon son aspect physique, et, d‘autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée.37

Les considérations précédentes permettent déjà d‘apporter certaines précisions à ce qu‘on doit comprendre par « langage ». Le « langage » à proprement parler a lieu dans les actes de

signification ou intentions de signification. Les « mots » écrits sur le papier, les sons produits par un

magnétophone, ne sont pas en eux-mêmes l‘essentiel du langage. Ils ne sont langagiers que parce qu‘ils peuvent être animés par une conscience intentionnelle et permettre la visée d‘une objectité. Les traces physiques que sont le son ou le mot écrit sont quelque chose par quoi la conscience effectue un « détour ». La conscience qui les vise passe en quelque sorte à travers eux et effectue ainsi un « acte » entièrement nouveau. Cet acte consiste à se placer dans un rapport déterminé à la chose dont il est parlé. Le langage est donc intrinsèquement lié au « rapport intentionnel » entre conscience et monde. Il est ce par quoi la conscience module, oriente et fixe son rapport aux choses. Mais cela n‘équivaut-il pas à dire que « signifier », pour la conscience, c‘est « fabriquer » un monde de toutes pièces? Si le rapport entre conscience et monde est premier, et que le langage permet

d’articuler ce rapport, le langage n‘est-il pas « tout puissant »? Il n‘en est évidemment rien : le

langage permet d‘articuler la visée de l‘objet, et ne présume en rien de la donation de celui-ci. La donation d‘un objet, Husserl l‘appelle le « remplissement intuitif » (intuitiv Erfüllung) de la « visée » (gemeint) (ou plus simplement : l‘« intuition » (Anschauung)).

Dans le mode d‘énoncer et de signifier, est dit et visé tout ce qui n‘est peut-être nullement actualisé sur le mode du remplissement intuitif proprement dit. La « pensée » est alors une pensée « simplement symbolique » ou « inauthentique ».38

Husserl parle d‘une éventuelle « plénitude intuitive » parce que le rapport à l‘objet que l‘expression vise n‘implique pas en lui-même sa réalisation. Avant le remplissement, on parlera de « simple visée » de signification, ou encore de la « pensée »39 pure et simple. Dans le second cas, on

parlera de la donation de la chose telle qu‘elle est visée, ou d‘intuition.

Pour reprendre l‘exemple utilisé plus haut, lorsqu‘on nous affirme que « la boule est rouge » sans qu‘on soit en mesure de la voir (sans que la boule ne nous soit donnée à voir comme rouge), on

37 Recherche logique I, § 9, p. 43 [37]. 38 Recherche logique II, § 10, p. 154 [131].

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