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Le problème de l’origine des significations

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 92-96)

6. Critique de la phénoménologie statique et de la conception du langage qui s’y rattache

6.4 Le problème de l’origine des significations

L‘intention de signification a été caractérisée comme une perspective déterminée du rapport conscience-monde, ou encore comme une direction donnée du « regard » de cette conscience sur quelque chose. De plus, nous avons vu que cette visée peut s‘articuler d‘une manière plus ou moins complexe, par la liaison de divers moments « catégoriaux ». Une question importante a néanmoins été laissée en suspens tout au long des analyses précédentes : comment en vient-on à être en mesure de saisir le sens d‘un mot donné? Comment est-on en mesure de comprendre, par exemple, l‘essence d‘une chose, qui nous permet de la viser comme ce qu‘elle est? Ou plus généralement : comment en vient-on à saisir ce qu‘une expression suggère d‘accomplir comme visée?

lisais à l‘instant », ou comme « la lettre de ma mère ». Ce qu‘on a caractérisé comme la « matière » de l‘intention de signification, et qui déterminait la « modalité » de visée de la chose, comment peut-on en expliquer l‘origine? Qu‘est-ce qui permet de saisir et différencier les « matières » (c‘est- à-dire, pour le dire plus simplement, les différentes significations)?

Husserl élude en quelque sorte cette question de l‘origine des significations. Dans la IIe Recherche,

il affirme que la signification, en tant que ce que l’on comprend lorsqu‘on saisit une expression, est un « élément descriptif dernier ». On peut comprendre la différence entre deux significations de la même manière qu‘on saisit que le bleu n‘est pas du rouge, et vice-versa.179 Si l‘on s‘intéresse

purement au phénomène tel qu‘il se donne, donc, la compréhension d‘une expression est si « immédiate », si évidemment accessible pour celui qui fait l‘effort de réfléchir à sa donation, que Husserl ne ressent pas (encore) le besoin d‘en chercher la provenance.

Toutes les fois que nous réalisons ou que nous comprenons une expression, elle signifie quelque chose pour nous, nous sommes actuellement conscients de son sens. […] de même que les différences phénoménologiques entre des phénomènes sonores nous sont données de manière évidente, de même en est-il pour les différences entre significations.180

[…] du reste, la façon dont ces objets sont arrivés, à partir de la vie antérieure de notre conscience, au sens avec lequel ils valent actuellement pour nous est sans importance.181

La genèse de quelque chose comme une signification n‘est donc pas une question qui le préoccupe, parce qu‘il suffit de constater le fait que les significations peuvent être différenciées et saisies. La visée de l‘objectité selon tel ou tel sens est possible, de facto; de même, la distinction entre différentes perspectives ouvertes sur différentes objectités est possible, tout simplement. Du moment que ces visées peuvent se dépasser elles-mêmes pour devenir un sens « idéal », le phénoménologue n‘a pas (nécessairement) à se préoccuper de la genèse de ces visées. Elles valent en elles-mêmes de manière universelle, et sont donc potentiellement objets de science.

Mais ce n‘est pas la seule raison expliquant que Husserl ne se penche pas sur la question de l‘origine des significations. Pour une phénoménologie qui cherche à établir la « typologie » des différentes objectités possibles de la conscience, la question peut apparemment être remise à plus tard. Husserl s‘intéresse surtout à la question de savoir ce qui appartient à un objet en tant que

179 Recherche logique II, § 31, p. 214 [183]. 180 Recherche logique II, § 31, p. 214 [183].

perçu, ou encore, en tant qu’imaginé, etc. Le contenu conceptuel des mots, qui détermine par

exemple (dans le cas des noms communs) le genre prochain auquel appartient un objet, ne se présente pas comme thème de questionnements poussés. Or, on peut aisément comprendre pourquoi un objet se donne comme perçu si c‘est par les sens qu‘on le vise : en revanche, la possibilité de la visée de l‘objet en tant qu’« arbre en fleur », par exemple, n‘est pas expliquée. Comment la conscience en vient-elle à saisir le contenu conceptuel impliqué dans l‘expression « arbre en fleur », et pourquoi cet objet est-il reconnu comme étant précisément un objet de ce genre?

Il peut s‘agir chaque fois [lorsqu‘un objet est visé] d‘un arbre en fleur, et chaque fois cet arbre peut apparaître de telle façon que la description fidèle de ce qui apparaît comme tel [c‘est-à-dire le sens objectif] se fasse nécessairement avec les mêmes expressions. Et pourtant les corrélats noématiques sont pour cette raison essentiellement différents, selon qu‘il s‘agit d‘une perception, d‘une imagination, d‘une présentification du type portrait, d‘un souvenir, etc., etc.182

Ainsi donc, l‘unité de ces objectités, ce qui permet de les viser « avec les mêmes expressions », est une donnée, un « fait » constatable de facto dont on n‘interroge pas les conditions de possibilité. Ce qui intéresse plutôt Husserl, ce sont les modifications entraînées par le fait que différentes « facultés » la prennent en vue, toujours selon le même sens. Pourtant, ces distinctions entre perception, imagination et souvenir, par exemple, ne nous permettent pas de comprendre ou saisir

ce qui fait de cette chose qu‘elle est un arbre en fleur, et non pas autre chose.

None of these noeses, however, have yet given us any correlation for the material sense of ―tree‖ itself, and hence we do not yet have any phenomenological explanation of the constitution of tree as such. We have explained the senses of ―perceived‖, ―good‖, ―beautiful‖, but these are all formal attributes. We have not explained, phenomenologically, the constitution of ―tree‖.183

Encore une fois ici, c‘est l‘évacuation d‘une dimension temporelle importante qui fait problème. Comment en vient-on à comprendre le sens des expressions? Quelle « genèse » la signification peut-elle connaître? Ces questions commenceront à intéresser Husserl dès lors qu‘il reviendra en- deçà du niveau d‘abstraction élevé des Idées I.184 Sa phénoménologie génétique s‘élaborera peu à

peu, c‘est-à-dire que certains fils conducteurs faisant référence à l‘idée de genèse temporelle seront

182 Idées I, § 91, p. 315 [188].

183 SOKOLOWSKI, Robert, The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, p. 149.

184 Notons néanmoins que déjà en 1907, avec ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime

introduits, sans toutefois que le renversement vers la constitution passive radicale ne s‘effectue d‘un seul coup. La prochaine section présentera ces « premiers pas » vers une phénoménologie de la constitution passive.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 92-96)