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Évolution des significations

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 130-134)

8. Langage et chair

8.3 L’origine des significations

8.3.3 Évolution des significations

Revenons à la question de l‘évolution des significations. Celle du mot « arbre », comme on a pu le voir, est susceptible d‘évoluer pour une seule et même personne : le sens du mot s‘enrichit chaque fois que le concept est délimité plus clairement et plus distinctement. Autrement dit, le nom et le concept qu‘il implique sont susceptibles de plus ou moins de distinction : les dialogues socratiques sont célèbres pour la manière dont ils mettent en lumière notre usage indistinct du langage et des concepts qu‘il implique. Notre description très sommaire de la genèse d‘une signification comme celle du mot « arbre » annoncent-elles une menace sérieuse pour la validité universelle de la science? Dire que la signification d‘un mot peut évoluer, se clarifier et gagner en distinction implique-t-il qu‘on rejette son caractère universellement réitérable, qui fondait pourtant l‘idéalité de la signification? La réponse est « non », mais il faut tout de même apporter quelques précisions et

D‘abord : la réitérabilité dont parle Husserl en est une de principe. Du moment qu‘une conscience se place dans un rapport déterminé à une objectité, il est possible pour elle ou pour n‘importe quelle autre conscience de se rapporter à nouveau et dans le même sens à cette objectité. Ensuite, pour des exemples assez simples et pour des objectités comme des équations mathématiques, la réitérabilité et l‘idéalité de la signification est quelque chose de constatable. De facto, la science mathématique est possible, et vaut de manière universelle : il s‘agit en quelque sorte du point de départ de Husserl lorsqu‘il s‘intéresse aux fondements qui rendent possible la science.

Par ailleurs, la signification d‘un mot est essentiellement susceptible d‘être plus ou moins distincte. Le caractère distinct d‘une signification est toujours une question de degré, et dépend du degré

d’appropriation de celui qui l‘emploie. Nous touchons là à quelque chose d‘essentiel pour le

présent travail. Prenons l‘exemple classique de « 2 + 2 = 4 ». En général, tous sont capables de reconnaître la validité de l‘équation. Pourtant, un nombre comme « 2 » implique l‘idée de pluralité et d‘unité : très peu d‘entre nous pourraient expliquer avec clarté et assurance en quoi consiste l‘« unité ». Nous pouvons donc constater qu‘il est tout à fait possible de vivre l‘évidence de la validité de l‘équation sans posséder une représentation distincte de ce qu‘elle signifie. La réitérabilité, ici, concerne un noyau de sens essentiellement vague : le « 2 » est par essence une variable, et sa signification est quelque chose d‘intrinsèquement indéterminé. Le caractère « flou » de la signification de l‘équation n‘est pas un obstacle à sa réitérabilité, ou plutôt : son unité ne dépend pas de la distinction avec laquelle le sens des membres de l‘équation est compris.

Le mot permet essentiellement ce « flottement »253. Comme l‘affirme Sokolowski: « it is the very

indeterminacy of words in their evocative use which makes it impossible for them to coerce us into seeing only what they normally name. »254 L‘apprentissage d‘une langue par l‘enfant dépend

essentiellement de la possibilité d‘user des mots d‘une manière vague et indéterminée : s‘il fallait posséder le concept clair et distinct de chaque nom commun employé, il serait impossible de

253 Husserl s‘intéresse tout au long de son œuvre à la question de « l‘indistinction » du sens. La possibilité

pour la conscience de comprendre « indistinctement » quelque chose est reconnue et traitée (Logique formelle et logique transcendantale, p. 84; 98; 242; Expérience et jugement, p. 337; 341; Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411-413) largement par Husserl. Pourtant, il n‘en fait pas quelque chose de positif au sens où nous le faisons, pour notre part, ici. Son intérêt est tout entier voué à l‘identité du sens, au « noyau » identique et réitérable d‘une seule et même visée significative.

254 SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being, p.

commencer à se familiariser avec les choses.255 L‘emploi de certaines conjonctions est souvent erroné au départ, ce qui dénote la compréhension d‘un « lien » entre les éléments du discours, mais une compréhension floue, indistincte, qui doit être éclaircie pour que l‘usage des conjonctions soit approprié. La même chose vaut encore, par exemple, pour l‘emploi des temps de verbes dans une langue seconde. Le rapport particulier au temps que ces formes verbales impliquent doit être saisi de plus en plus clairement à travers des exemples de situations qu‘on aura à décrire fidèlement. Cette caractéristique du langage, soit qu‘il se prête à un usage plus ou moins approprié256, est

crucial en regard de notre travail. Nous venons de montrer que, pour une seule et même personne, sa compréhension du sens des mots qu‘elle emploie peut et doit évoluer vers une distinction plus grande. Que devons-nous en tirer, comme conclusion, pour la possibilité d‘une science rigoureuse? Rien d‘autre que ceci : la meilleure garantie de la validité d‘un énoncé, et donc de la « scientificité » d‘un corpus, est que quelqu‘un s‘en rende responsable, qu‘il cherche à comprendre distinctement ce dont il s‘agit et qu‘il vérifie par lui-même que l‘énoncé est vrai. Ceci ne veut pas dire que la validité vienne d‘ailleurs ou d‘autre chose que de la signification elle-même de l‘énoncé : « 2 + 2 = 4 » n‘est pas vrai « parce que » je le crois! Mais pour faire l‘épreuve de cette signification, pour vivre l‘évidence de la validité de la relation de sens elle-même, il faut que quelqu‘un s‘en rende responsable. Notons au passage qu‘en phénoménologie statique, c‘est ce genre de relation

d’essence, au sein des phénomènes eux-mêmes, qui intéressent Husserl. Par exemple, la relation

essentielle entre la couleur et la surface d‘un objet matériel, c‘est-à-dire leur interdépendance pour « être », vaut a priori. C‘est le genre de chose que le phénoménologue peut prendre en vue, et obtenir ainsi une évidence telle qu‘il reconnaisse sa validité atemporelle et nécessaire a priori. En ce qui concerne les traits « sensibles » d‘un objet, force est de constater que de tels résultats « définitifs » peuvent être atteints; la chose devient néanmoins problématique pour toute visée de la chose qui dépendrait d‘une manière essentielle et irréductible de la langue facticielle en laquelle elle s‘effectue257.

255 ―…acts of communication are all the time being accomplished with relative success despite the

imprecision, vagueness and equivocity of everyday language‖; ―…everyday speech often employs words that denote perceptual types. Such words have relatively indefinite referents.‖ [BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 82; 84].

256 Au sens où l‘on s’approprie la signification des mots. 257 Cf. section 9.1

Les thèmes abordés dans la présente section cherchaient à rattacher le langage à la vie de la conscience, celle qui est charnelle, qui s‘adonne à une pratique et s‘inscrit dans une histoire. Alors que la phénoménologie statique séparait l‘ordre du conceptuel et la perception, la phénoménologie génétique permet de penser le mode de leur entrelacement : la chair est le lieu où les habitus se nouent dans l‘horizon des protentions. L‘effectivité de l‘habitus a été explicitée grâce à la dynamique de l‘appel et de la réponse : l‘idée de motivation permet de montrer que la constitution se déploie toujours essentiellement dans un jeu entre activité et passivité. La possibilité de l‘évolution d‘un langage et des significations de ses mots a ensuite été questionnée. Comprendre le caractère facticiel des significations permet de voir comment et pourquoi un langage évolue. La nécessité des néologismes, par exemple, prend ainsi un sens : la phénoménologie statique, qui faisait de l‘expression une couche improductive, rendait en revanche ce phénomène problématique. Nous sommes maintenant armés pour aborder nos dernières questions liées au langage chez Husserl : celle de l‘intersubjectivité, de la tradition et de l‘histoire.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 130-134)