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La tradition et le danger de la passivité

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 147-150)

9. Langage et facticité

9.3 Tradition et histoire

9.3.2 La tradition et le danger de la passivité

Le concept d‘habitus permet de comprendre comment l‘agir, dans le présent, prend racine dans les actions passées, comment celles-ci sont pour ainsi dire conservées par la personne et orientent d‘une manière implicite les horizons que projette sans cesse la conscience. À ce compte, la « tradition » peut être considérée comme l‘équivalent intersubjectif de l‘habitus.

C‘est au milieu d‘un nombre infini de traditions que se meut notre existence humaine. C‘est en tant qu‘issu de la tradition que le monde de la culture est là, dans sa totalité et sous toutes ses formes. En tant que telles, ces formes n’ont pas été engendrées de façon purement causale, et nous savons toujours déjà que la tradition est précisément tradition, engendrée dans notre espace d’humanité à partir d’une activité humaine, donc en une genèse spirituelle – même si, en général, nous ne savons rien ou à peu près rien de la provenance déterminée et de la spiritualité qui, en fait, a ici opéré.283

Comme pour l‘habitus, la tradition est constamment impliquée dans le présent, oriente et motive son déploiement, mais jamais à la manière d‘une cause qui produit son effet. La tradition est un sol de motivations et d‘expériences passées à partir desquelles le présent se décide.

Husserl reconnaît à la tradition un rôle intrinsèquement ambigu. D‘un côté, elle participe à ce que nous sommes à notre insu, comme quelque chose d‘impliqué dans ce que nous faisons (dans la manière dont nous projetons et menons nos vies), comme simple préjugé. Mais de l‘autre côté, nous sommes toujours en mesure de nous saisir d‘elle : le passé, pour une conscience, n‘est jamais une série causale déterminant son futur. Le présent a toujours, à un certain degré, le caractère de la « mienneté » : les possibles qui s‘ouvrent au Je sont les siens, et il lui revient toujours de s‘y engager. La manière dont le Je « est » son passé n‘est ni simplement passive, ni simplement active. Il est toujours impliqué dans le jeu originaire entre les deux. « Le présent n‘est ni l‘effet du passé, ni la rupture avec lui, mais sa rétention (sous forme d‘habitus et de sédiments) ».284 Ainsi donc la

tradition est un sol qui, en fournissant un appui, n‘exclut pas son propre dépassement. Elle ouvre

des possibilités, tout autant qu‘elle risque de s’imposer comme ensemble de « préjugés » : c‘est là,

croyons-nous, que se trouve la « clef » du nouveau rapport que doit entretenir le phénoménologue à ce qui le précède (qui ne peut plus, croyons-nous, consister à faire « table rase »).

283 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 404-405. Nous soulignons.

Dans L’origine de la géométrie, Husserl s‘intéresse à l‘importance du langage en général, mais surtout de la trace écrite, pour la transmission de la tradition. Pour lui, l‘écriture permet de « virtualiser »285 la communication entre les époques et les cultures. L‘intention de signification inscrite quelque part peut, en droit, être accomplie de nouveau n‘importe où et à n‘importe quelle

époque future. Pour Husserl, ce pouvoir de l‘écriture s‘accompagne néanmoins d‘un danger important. Lorsque deux personnes communiquent face à face, il est possible pour elles de mettre à l‘épreuve leur compréhension réciproque, de clarifier et reformuler leur pensée si des problèmes d‘interprétation surgissent. Ce travail n‘est plus possible avec l‘écriture, et devient d‘autant plus problématique si le « contexte » d‘écriture (l‘époque, la communauté, etc.) disparaît.

De plus, Husserl insiste sur le fait que nous avons un rapport de prime abord et le plus souvent

passif à l‘écriture. En lisant, nous nous rapportons spontanément de manière passive à ce qui est

« dit », en l‘acceptant sans plus. On peut penser, « par exemple, à la façon dont nous comprenons au cours d‘une lecture superficielle de journaux et dont nous recevons simplement les "nouvelles", nous voyons qu‘il y a là une assomption passive de la valeur d‘être, par laquelle ce qui est lu vient au-devant de notre opinion. »286 Le danger de ce rapport passif et spontané au langage est plus

important dans le cas de l‘écriture parce que l‘interlocuteur n‘est plus face à nous pour vérifier et tester notre compréhension de sa pensée. L‘écriture, par la virtualisation de la communication qu‘elle permet, implique un danger et appelle un sens des responsabilités accru pour le lecteur.

The reliance on writing—and, by extension, on tradition as such— makes necessary a certain vigilance in order to preserve the integrity of thinking. Not because of writing itself, but because of the kind of understanding it makes possible, namely, passive understanding. Such an understanding works ―associatively,‖ which means that it draws connections that do not necessarily reflect what is present or given in original self-evidence.287

L‘écriture est donc un médium particulier qui ouvre la possibilité d‘un rapport non-originaire,

passif, au sens. Nous avons exposé à la section 2.3.2, par le biais de la différence entre « énoncé,

proposition et jugement » des différences dans la manière de s‘approprier le contenu de sens d‘une phrase affirmative. Ces analyses portaient autant sur le langage parlé que sur l‘écriture : le danger de la passivité est simplement plus grand avec cette dernière. Les signes graphiques « éveillent leurs significations courantes. Cet éveil est une passivité, la signification éveillée est donc passivement

285 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410. 286 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 413.

donnée, de façon semblable à celle dont toute activité, jadis engloutie dans la nuit, éveillée de façon associative, émerge d‘abord de manière passive en tant que souvenir plus ou moins clair. »288

Husserl décrit cette manière de se rapporter à ce qui est dit, soit l‘attitude « passive-réceptive », comme étant la normalité289.

Notre compréhension et notre rapport à la tradition doivent, pour Husserl, toujours prendre en compte ce caractère ambigu du médium qui permet sa transmission. Le rapport passif à ce qui est transmis présente le même danger que celui, évoqué plus haut, de la propagande orwellienne et de la diffamation. Lire passivement n‘est pas inoffensif, parce que l‘opinion reprise « sans plus » et bêtement risque à la longue de faire partie de notre habitus de langage. Les expressions rabâchées, les comptes rendus non questionnés, « forcent » leur entrée d‘une manière insidieuse, pour celui qui n‘exerce aucune vigilance. Il devient alors d‘autant plus difficile de se départir d‘opinions ainsi acquises, parce que l‘habitus tend naturellement à l‘inertie. Alors qu‘il devrait augmenter notre potentiel et avoir un effet positif sur le champ de possibles qui s‘ouvre à la conscience, l‘habitus tend également à sa propre répétition :

True, habits flatten obstructions and diminish the energy necessary to handle them. Therefore, by developing more habits the ego expands its potentialities for action. What complicates this picture is the fact that deeply ingrained habits often become second-order resistances and obstructions. Should a situation arise in which an automatism manifested itself as an obstruction, this obstruction would be all the more insidious for not being apprehended as such.290

La passivité dans l‘agir comporte toujours ce danger essentiel. Husserl s‘y intéresse parce que l‘écriture est le médium privilégié pour la transmission de la science, et notre rapport à elle comporte un danger de passivité. Husserl voit qu‘il serait possible, pour des scientifiques, de recourir aux écrits de ceux qui les ont précédés sans pour autant se réapproprier le contenu de sens de la tradition dans laquelle ils cherchent à s‘inscrire. Leur tradition serait alors une tradition

déracinée : ils se rapporteraient à un corpus scientifique dont ils ne pourraient plus rendre compte,

dont ils ne pourraient plus revendiquer comme « leur » la direction, le sens et la pertinence.

288 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 410.

289 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 411, en note de bas de page. 290 BICEAGA, Victor, The Concept of Passivity in Husserl’s Phenomenology, p. 69.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 147-150)