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L’horizon du langage

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 137-141)

9. Langage et facticité

9.2 L’horizon du langage

L‘intention de signification a été traitée jusqu‘à maintenant comme quelque chose qui concerne la conscience individuelle (même si le détour par les signes publics a été reconnu comme nécessaire). La première partie (section 2) faisait voir que la fonction première du langage n‘est pas la

communication, mais bien l‘articulation de la pensée. Le langage n‘est donc pas orienté en premier

lieu vers quelque chose comme le partage de nos opinions : ceci n‘exclut pourtant pas qu‘il soit de part en part intersubjectif. Il peut y avoir ici quelque chose qui surprend, et pour cause : ne traitons- nous pas depuis le début de ce travail du rapport « conscience-monde », celui-ci étant le rapport d‘une conscience avec le monde? La phénoménologie husserlienne n‘aurait pas un très grand pouvoir explicatif si elle devait nous confiner à une vision solipsiste de la conscience. Tentons de voir, même brièvement, comment il faut comprendre la structure du rapport conscience-monde, ce qui permettra d‘éclaircir la place qui revient au langage.

9.2.1 Expressivité du corps d’autrui dans les Idées II

Penchons-nous dans un premier temps sur la manière dont autrui se présente à nous dans l‘attitude naturelle265. Husserl voit, dès les Idées II, que le corps d‘autrui ne nous est pas donné de la même

manière que n‘importe quel objet inerte. La pierre est ce qu‘elle est, nous apparaît comme un objet qu‘on peut « explorer » pour en découvrir les propriétés et caractéristiques. « Accéder » à elle de manière complète revient à saisir ce qu‘elle est, son quid. Le phénomène d‘autrui est tout autre : il ne m‘est pas « donné » de la même façon, parce que son rapport au monde n‘est pas quelque chose

264 Cf., encore une fois, l‘exemple donné plus haut tiré de Du côté de chez Swann, section 6.2.

265 Il s‘agit ici de présenter comment autrui se donne « d‘emblée » au sein du monde ambiant. La possibilité

de la constitution d’autrui comme alter ego est un problème que Husserl retravaillera, notamment, dans les Méditations cartésiennes. À cette occasion, la notion d‘Einfühlung sera soumise à des analyses différentes, et le mot prendra un sens différent de celui qu‘il a à l‘époque des Idées II. Nous ne tiendrons pas compte de ces développements, parce qu‘ils servent surtout, au bout du compte, à interroger les conditions de possibilité de ce qui se produit spontanément dans l‘attitude naturelle.

qui peut m‘être présenté de façon originaire. Je ne peux me rapporter à l‘intentionnalité d‘autrui que de façon médiate, son corps (physique) exprime son caractère charnel, et ainsi indique qu‘autrui est, comme moi, chair.

Husserl nomme, dans les Idées II, « intropathie »266 (Einfühlung) la capacité que nous avons de

saisir (médiatement) l‘intentionnalité d‘autrui, de comprendre indirectement qu‘autrui se rapporte au monde, de la même manière que nous nous y rapportons. Pour employer encore une fois la métaphore de la vue, l‘intropathie serait cette capacité, pour notre regard, de percevoir qu’un autre regard est là (sans que ce regard ne soit donné en lui-même) : la conscience saisit d‘une certaine manière que le corps d‘autrui « se dépasse » lui-même vers le monde au sein duquel il se trouve.

La chair [d‘autrui] est, en tant que chair, de part en part remplie d‘âme. Tout mouvement du corps de chair (Leib) est plein d‘âme, le mouvement d‘aller et venir, l‘acte de se tenir debout et d‘être assis, de courir et de danser, etc. De même, toute autre prestation humaine, toute activité de fabrication, etc.267

La chair d‘autrui, lorsqu‘on la perçoit dans l‘attitude naturelle (c‘est-à-dire lorsqu‘on n‘interroge pas scientifiquement les conditions de possibilité de la donation d‘autrui), est transie d‘intentionnalité : on peut en voir un exemple dans la différence si frappante entre le corps d‘un mort et la chair vivante d‘autrui. Cette intentionnalité qu‘on « perçoit » chez autrui n‘est pas quelque chose que nous-mêmes y déposerions : s‘il faut que la conscience « devine » les vécus d‘autrui eux-mêmes quant à leur contenu, le « fait brut » qu‘autrui se rapporte au monde est, toujours dans l‘attitude naturelle, donné. Précisons que la conscience d‘autrui déborde essentiellement notre rapport à elle parce qu‘elle n‘est rien d‘objectivable au même sens qu‘une pierre. La conscience d‘autrui est rapport au monde, ce dernier ne peut être appréhendé comme une chose dont la quiddité resterait à saisir : il n‘est susceptible que d‘une donation médiate.

9.2.2 L’horizon de co-humanité

Comprendre qu‘autrui se rapporte, comme soi-même, au monde, transforme la manière dont les objets valent pour la conscience. La pierre n‘est pas seulement la pierre que le Je regarde, mais la pierre qui se tient là pour tous : le monde n‘est « objectif » (au sens classique où l‘on distingue ce qui est subjectif de ce qui est objectif) que parce que tous peuvent s‘y rapporter. Le monde est

266 Idées II, p. 334 [244]. 267 Idées II, pp. 329-330 [240].

d‘emblée compris comme ce qui se manifeste en même temps pour les autres. Le Je est un datif

parmi d’autres de cette donation du monde. En même temps, la conscience se saisit comme pouvant

être apprésentée à d‘autres : elle aussi peut être l‘« objet » d‘une intropathie.

Par ce type d‘appréhension, dont la construction est complexe, je me range dans la collectivité humaine, ou plutôt je crée la possibilité constitutive de l‘unité d‘une telle « collectivité ». C‘est alors seulement que je suis à proprement parler un « je » (Ich) face à l‘autre et que je peux dire « nous », c‘est alors que je deviens moi aussi en tout premier lieu un « je » et l‘autre précisément un autre…268

Une conscience n‘est donc jamais « seule » (à moins qu‘on l‘envisage d‘une manière abstraite), et le monde ne lui est jamais donné comme si elle seule lui faisait face, comme si sa manifestation lui était exclusivement destinée. Il est donc plausible que la donation d‘autrui permette à la conscience de saisir la possibilité de sa propre absence. Placée devant un objet qui se donne à elle, la conscience se comprend « immédiatement » (bien que sans doute confusément, et non d‘une manière explicite) comme un datif parmi d’autres de la donation de la chose. Cette conscience confuse implique que la manifestation de l‘objectité n‘est pas due à ma présence seule : or, nous avons vu plus haut que cette possible absence de soi-même était constitutive des actes langagiers269.

Le problème de l‘intersubjectivité chez Husserl est bien sûr trop vaste pour qu‘on le règle aussi rapidement : il suffira ici de voir au moins généralement ce que l‘intentionnalité d‘autrui implique sur la manière dont le monde vaut pour la conscience individuelle. Le « monde » est toujours empli de la présence d‘autrui (annoncée, apprésentée par son corps) et ceci transfigure la manière dont les choses se donnent en son sein. Cette présence à chaque fois implicite d‘autrui, c‘est ce que Husserl nomme l‘horizon de notre « co-humanité »270. Or, la possibilité (pure, abstraite) du langage découle

pour lui de cet horizon, c‘est-à-dire de la possibilité toujours comprise de se rapporter avec

d’autres, dans le même sens au monde.

C‘est précisément à cet horizon d‘humanité qu‘appartient le langage universel. L‘humanité se connaît d‘abord comme communauté de langage immédiate et médiate. […] c‘est seulement grâce au langage et à l‘immense étendue de ses consignations, comme communications

268 Idées II, p. 332 [242].

269 ―In a supplement to Ideas II, Husserl explains that the body-spirit unity is prior to and the source of the

word-meaning unity (and the unity of sense and body in other cultural objects), and that the expression of the spirit in the body is prior to and the source of significative expression.‖ [BRIGID FLYNN, Molly, ―Body as Origin of Culture‖, p. 73].

virtuelles, que l‘horizon d‘humanité peut être celui d‘une infinité ouverte, comme il l‘est toujours pour les hommes.271

C‘est pour une conscience qui s‘inscrit dans une telle communauté que les choses sont exprimables et nommables. L‘unité et l‘identité d‘un objet pour un regard sont données à la conscience parce que le monde est toujours celui qui se donne pour tous. La possibilité d‘idéaliser l‘unité d‘une visée intentionnelle découle de cet horizon toujours implicite de la présence potentielle d‘autrui. Cette présence, encore une fois, permet au Je de se saisir comme un parmi d‘autres, donc d‘entrevoir la possibilité de sa propre absence : ceci participe à notre avis de la constitution de l‘horizon de co- humanité.

[…] l‘humanité est pour chaque homme, pour lequel elle est son horizon-de-nous, une communauté du pouvoir-s‘exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité; et dans cette communauté, tout le monde peut aussi parler comme d‘un étant objectif de tout ce qui est là, dans le monde environnant de son humanité. Tout a son nom ou plutôt tout est nommable en un sens très large, c‘est-à-dire exprimable dans un langage.272

Nous pouvons faire remarquer au passage que c‘est l‘ensemble des objets culturels (comme les outils, les œuvres langagières, l‘art, etc.) qui implique l‘intentionnalité d‘autrui. L‘« utilité » d‘une chose n‘est pas une propriété réelle (au sens où sa couleur l‘est) : il faut que l‘intentionnalité de l‘utilisateur potentiel, par exemple, soit saisie d‘une certaine manière pour que l‘outil acquière son sens, sa propriété essentielle de servir à…, d‘être destiné à quelque chose. Le monde culturel en général implique toujours cette présence possible d‘autrui comme se rapportant au monde et

déployant en lui ses propres intentions, l‘horizon de co-humanité qui fonde en même temps

l‘objectivité du monde.

Nous avions donc procédé dans le reste de ce travail, sans explicitement l‘annoncer, à une abstraction importante, lorsque nous traitions de la pensée comme d‘une activité qu‘on accomplit « seul ». Le but était d‘abord et avant tout de ne pas présenter le langage comme un outil voué à la

communication (et d‘entendre la communication comme le partage, entre deux consciences, de leurs

pensées « intérieures »). La conscience est intentionnelle, toujours essentiellement en rapport au monde : il faut maintenant ajouter qu‘elle est en rapport au monde avec autrui, même lorsque personne n‘est effectivement présent. Jusqu‘ici nous étions tout de même en mesure de comprendre ce à quoi le langage sert, ainsi que la nature des intentions de signification, sans faire explicitement

271 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408. 272 Krisis, App. III, « L‘origine de la géométrie », p. 408.

intervenir autrui. Par contre, lorsque vient le temps d‘expliquer la possibilité de quelque chose comme « une » signification, il importe de montrer que le langage est une possibilité pour une conscience qui est d‘emblée liée à d‘autres consciences, qui comprend au moins implicitement son horizon de co-humanité.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 137-141)