• Aucun résultat trouvé

L’énoncé, la proposition, le jugement

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 39-45)

2. De l’expression à la signification

2.2 Rapports au langage qui sont dérivés en regard du langage au sens propre

2.2.3 L’énoncé, la proposition, le jugement

Le discours solitaire est privilégié par Husserl, parce qu‘en lui le danger d‘équivoque de l‘expression accomplie est pour ainsi dire absent. Employer un mot par soi-même suppose, par

59 La question de savoir si, aux yeux de Husserl, le détour par le langage est nécessaire sera abordée plus loin. 60 Il ne s‘agit pas ici d‘affirmer que la position de Husserl n‘a rien de problématique. En effet, le rapport à

l‘expression que privilégie Husserl, celui qui a lieu dans le discours solitaire, est un cas « idéal » et presque limite. Cela ressortira, par exemple, lorsqu‘on abordera le rapport à la tradition. Se « rapporter à des expressions » et « en comprendre le sens » sont des activités qui sont problématiques lorsqu‘on a affaire à des énoncés plus ou moins étrangers (parce qu‘on ne les a pas soi-même écrits ou pensés, parce qu‘on est plus ou moins « au clair » avec le sens des mots qu‘on emploie, ou parce que le sens même des énoncés est rendu difficile d‘accès pour cause d‘éloignement temporel ou culturel). C‘est pourquoi la manière de se rapporter à des expressions deviendra importante : un rapport plus passif aux énoncés nous fait courir le risque de la fausseté, de la confusion, de l‘obscurité, etc., tandis qu‘un rapport actif aux énoncés permet d‘assurer la vérité, la clarté et la distinction du contenu de sens véhiculé. Mais la question reste de savoir jusqu’à quel point nous sommes au clair avec la signification des mots que nous-mêmes employons. Heidegger, par exemple, considère que nous ne savons la plupart du temps pas clairement ce que les mots que nous employons signifient, parce que nous sommes coupés de la racine (l‘expérience originaire) qui leur donne leur sens.

exemple, qu‘on soit conscient du sens qu‘on lui attribue (même si, par hasard, on se trompait)61. Ainsi, le langage solitaire apparaît comme le langage « univoque » par excellence. Mais il s‘agit peut-être là d‘une apparence trompeuse. De fait, Husserl, dès les Recherches logiques, établit une distinction entre un rapport passif aux expressions et une manière active de signifier.62 Il s‘agit là

d‘un point tout à fait crucial, dont la portée n‘a peut-être pas été entièrement saisie dès le départ par Husserl, et que nous tenterons de mettre en relief à partir d‘une distinction entre énoncé, proposition et jugement.

La section précédente a permis d‘exclure la fonction de manifestation (qui prend sa source dans le fait de considérer l‘expression comme l‘indice d‘une pensée réelle et contingente) et d‘envisager l‘expression uniquement du point de vue de son sens, de ce qu’elle dit. L‘expression devient considérée comme porteuse d‘un sens, d‘une signification qui lui est propre, et ce sens est lié à l‘expression d‘une manière nécessaire. La signification exprimée, qui est « toujours la même », est le rapport à une objectité dans lequel la conscience se place lorsque l‘expression est comprise. Plus précisément, l‘expression est une expression, n‘advient comme telle, que pour autant que la conscience s’ouvre à l’objectité selon le rapport en question. Cependant, même en vivant dans la compréhension de ce qui est dit, c‘est-à-dire en se rapportant de la manière déterminée par l‘expression à la chose dont il est question, plusieurs possibilités restent ouvertes. De ces différentes possibilités, on peut tirer une distinction entre énoncé, proposition et jugement, qui permettra de comprendre la différence entre un rapport passif et un rapport actif au langage. Le but, ici, est d‘identifier des modifications d‘ordre intentionnel pouvant survenir lorsqu‘on comprend une phrase, et non de préciser le lexique employé par Husserl. Les appellations « énoncé », « proposition » et « jugement » nous serviront à distinguer les différents rapports intentionnels dans lesquels la conscience peut se placer, face à une expression.

61 Si l‘on emploie de manière erronée le mot « puéril » pour signifier autre chose que « enfantin », il

n‘empêche que l‘intention de signification n‘est pas équivoque pour soi-même. Une personne avec qui l‘on discute peut nous reprendre en se rendant compte de notre erreur, mais l‘intention de signification elle-même était, pour la personne qui parle, univoque.

62 Husserl se penche sur cette question surtout dans l‘optique où il cherche à garantir la « rigueur » et la

validité des énoncés. Il s‘intéresse donc dans un premier temps au rapport passif comme à quelque chose qui menace ou entrave un rapport actif au langage : mais ce dernier est toujours, à ses yeux, possible en principe.

Quand vient le temps de nommer une phrase de la forme « S est p », les termes « énoncé », « proposition » et « jugement » peuvent tous être considérés comme valables63. Il est néanmoins

possible, en tentant d‘assigner à chaque mot un sens distinct, de faire ressortir des différences significatives dans la manière de se rapporter au sens de ce qui est dit. Reprenons un exemple employé plus haut. En entendant dire « la boîte est lourde », et en comprenant le sens des mots, on peut accepter sans plus le fait que la boîte est lourde (ce qu‘on considérera comme « l‘énoncé »). Mais on peut aussi considérer la phrase comme une proposition, c‘est-à-dire suspendre notre

assentiment à ce qui est dit, et prendre l‘énoncé comme proposant64 que « la boîte est lourde ». On

vit alors dans la compréhension des mots, mais on ne juge pas avec le locuteur que cela est bel et bien le cas, que la boîte est effectivement lourde. Ici, il ne s‘agit pas d‘un effet de la fonction de manifestation de l‘expression, parce qu‘on ne s‘intéresse pas à la « pensée » réelle du locuteur, mais bien au sens de ce qui est dit, ou plutôt à l‘objet tel qu‘il est visé par l‘énoncé.

Autrement dit, retirer son « premier assentiment » (un assentiment naturel, spontané, presque passif, à l‘énoncé) pour faire de l‘énoncé une « simple proposition » n‘équivaut pas à cesser de vivre dans la compréhension de l‘énoncé. Il s‘agit d‘un « retrait » moins important : l‘expression veut encore

dire quelque chose, la compréhension a lieu, mais on n‘y donne plus l‘assentiment. Une telle

différence dans la façon de se rapporter au discours apparaît clairement, par exemple, selon qu‘on écoute une personne digne de confiance, ou à l‘inverse un ami reconnu pour exagérer.

Lorsqu‘une personne digne de confiance s‘exprime au sujet d‘un objet, d‘un événement, ou d‘un état de choses, on adhère spontanément à ce qu‘elle décrit ou au récit qu‘elle fait. L‘intérêt du destinataire se porte naturellement vers la chose dont le locuteur parle et vers ce qu‘il en dit, et il

l’accepte sans plus. Pour le dire autrement, le locuteur exprime sa pensée par rapport à quelque

chose (il vise cet objet comme ceci ou cela, il pense que S est p, etc.) et l‘auditeur se place à son tour dans le même rapport aux objets ou aux événements dont il est question. Il accepte spontanément, dans un « premier assentiment », ce que le locuteur affirme :

63 Étant donné ce qui précède, il faut garder en tête le fait que ces noms désignent d‘abord et avant tout des

actions de la conscience qui, en tant que réitérables et identifiables, ont une unité qui leur permet d‘être nommées.

64 Le verbe « proposer » est employé, ici, dans le sens de « présenter quelque chose à l‘examen de quelqu‘un

[…] quand nous effectuons normalement un acte d‘expression comme tel, nous ne vivons pas dans les actes qui constituent l‘expression en tant qu‘objet physique; notre « intérêt » n‘appartient pas à cet objet, nous vivons au contraire dans les actes signifiants, nous sommes exclusivement tournés vers l‘objet qui apparaît en eux, c‘est cet objet que nous avons en vue, c‘est lui que nous visons en prenant ce mot dans son sens particulier, son sens fort.65

À l‘inverse, si le locuteur n‘est pas reconnu comme digne de confiance, le destinataire a tendance à retirer ce premier assentiment qu‘il accorde aux descriptions ou aux récits. Le destinataire se tourne encore « de la même manière » vers l‘objet dont il est question, mais n’investit pas de la même

façon la visée qu’il accomplit. Il en comprend le sens, mais il prend la description et le récit comme propositions : il est possible que les jugements qui lui sont suggérés soient valables ou que le récit

qu‘on lui fait soit véridique, mais il n‘en sait rien. Il vise la chose dont il est question sans s‘investir jusqu‘au bout dans cette visée. Cette attitude peut être considérée comme un retrait du premier assentiment naturel et spontané.66 Pour résumer, associons au premier assentiment spontané le

terme « énoncé », et au rapport modifié, résultant du retrait de ce premier assentiment, « la proposition ».

En distinguant l‘énoncé de la proposition, on a en fait séparé deux rapports intentionnels possibles lorsque la compréhension de la phrase a lieu (on n‘a pas distingué deux « entités » absolument distinctes, l‘énoncé d‘une part et le jugement de l‘autre) : le premier serait celui de la simple réception passive de l‘énoncé, qui consiste à « accepter simplement la communication d‘une idée »67; le second serait celui où l‘on considère l‘énoncé comme étant une « simple proposition » :

on accomplit la même « pensée », mais avec du recul, comme si on habitait une pensée qui n‘est pas nôtre, ou que l‘on n‘a pas encore faite nôtre.

Un troisième rapport peut s‘établir, au même titre que les deux précédents : celui où l‘on donne son assentiment à l‘énoncé après examen et réflexion. Un « jugement » proprement dit serait celui dont on se rend responsable, ce qui exige une prise en charge active du sens de l‘énoncé.

65 Recherche logique V, § 19, p. 214 [408-409].

66 SOKOLOWSKI, Robert, Presence and Absence: A Philosophical Investigation of Language and Being p.

102 : ―[the person sceptical about a proposition] carries out the articulation but annuls assent: this means that [the person doubting the proposition] follows the signal in "is" but also, explicitly, looks at "is" as a signal. Paul [who believed what he heard] just followed the signal, Jonathan [who was sceptical] also makes it thematic as a signal.‖

Nous approfondissons, en réfléchissant, ce que l‘autre veut dire; ce qui nous a été d‘abord simplement proposé ne doit pas demeurer en suspens, nous le mettons en question, nous visons à une décision. Et c‘est alors qu‘intervient la décision, l‘assentiment approbatif lui-même, dès lors nous jugeons nous-mêmes, et en accord avec l‘autre.68

Les « énoncés » d‘une science doivent être mis à l‘épreuve, et non simplement acceptés bêtement, si l‘on souhaite fournir à la science des bases solides. Mais ces considérations font en même temps ressortir un « danger » qui est inhérent au langage lui-même (au langage au sens propre). La lecture passive, le fait de « parler » sans vraiment réfléchir, le fait de reprendre sans question des formules toutes faites, etc. : ce genre de phénomène n‘a rien d‘accidentel mais est essentiellement lié à la nature des expressions. Le rapport passif à ce qui est dit est pour ainsi dire la possibilité « première » et naturelle, celle qu‘il s‘agit chaque fois de dépasser pour se rendre responsable de ce que l‘on affirme. Le langage, par sa nature même, comporte un danger parce qu‘il nous dispense potentiellement de juger distinctement, tout en affirmant sans plus telle ou telle chose dans la confusion.

Dans le juger qui s‘exprime dans le langage, l‘effectuation explicite du juger, effectuation qui accompagne les indications, s‘appelle à bon droit: « Juger effectivement et à proprement parler »; car cette effectuation seule a le caractère essentiel de l‘originel dans lequel le jugement est donné originaliter en tant que jugement lui-même, alors que, ce qui est ici la même chose, il est construit « syntaxiquement » dans l‘action effective et proprement dite de celui qui juge.69

La distinction entre « énoncé », « proposition » et « jugement » vise à faire ressortir le fait qu‘au sein même du signifier au sens propre, la passivité et l‘activité sont deux possibilités ouvertes. La reprise active et pour soi d‘un énoncé n‘est pas l‘attitude première et naturelle de celui qui énonce. Ce thème, abordé déjà dans les Recherches logiques, vise seulement à spécifier, comme en passant, qu‘une science comme la logique ne peut être véritablement fondée que si les énoncés qui la constituent sont effectivement et activement accomplis, comme jugements. Par contre, le problème menace de devenir plus fondamental lorsqu‘on considère que toute vie intellectuelle s‘effectue en

rapport à la tradition, à ce que d‘autres ont dit, et par conséquent à des énoncés dont le sens nous

est d‘emblée étranger. Ce n‘est donc pas un hasard si la chose préoccupe toujours Husserl à l‘époque de la Krisis (1934-37), parce que l‘histoire et l‘inscription du philosophe dans sa tradition

68 Recherche logique V, § 29, p. 256 [448].

y sont abordées. De manière générale, il faut être attentif au type de « modification intentionnelle » comme celles dont il a été question ici, impliquant le retrait puis l‘accord actif de l‘assentiment. On peut faire remarquer encore autre chose. Une philosophie du langage qui partirait, par exemple, d‘« énoncés » formalisés complètement abstraits de tout contexte, en tentant de comprendre comment ceux-ci peuvent être vrais ou faux, ou comment l‘agencement des mots « possède » un « sens », ferait peut-être d’emblée fausse route. La manière dont Husserl pense le langage permet de comprendre que c‘est la visée concrète de la chose, selon le mode déterminé que suggère l’énoncé, qui permet à la chose de se donner ou non dans l‘évidence. C‘est donc d‘abord et avant tout dans la possibilité d‘un remplissement intuitif que l‘épreuve de la vérité ou fausseté du jugement peut s‘effectuer. « Le sens » ou « la signification », par ailleurs, ne sont pas des entités au statut ontologique flou, qui se rattachent mystérieusement à des objets particuliers (les mots)70. C‘est la visée elle-même, selon le rapport déterminé au monde dans lequel elle se place, qui est

« signifiante ». La pensée « n‘est que dans ce rapport, elle n‘est même que ce rapport (= logos), cet écart constitutif de son objet »71. Parler de « la signification » d‘une phrase, comme s‘il s‘agissait d‘une « propriété » qui lui appartient (abstraitement), aurait en ce sens quelque chose de trompeur. Le sens du mot n‘est pas sa propriété, puisqu‘elle lui vient de la manière dont il est employé par une conscience pensante pour viser le monde selon un mode déterminé.

Nous sommes donc en mesure de comprendre la difficulté qu‘il y aurait à saisir, par exemple, « la signification » d‘un énoncé de prime abord abstrait. La signification d‘un énoncé qui ne serait qu‘une « construction » artificielle (n‘ayant jamais signifié concrètement quoi que ce soit pour quiconque)72 serait en effet problématique : la signification n‘est pas « quelque chose » (au statut

ontologique indéterminé) qui est associé à l‘objet linguistique « phrase ». C‘est dans l’intention de

70 Préjugé que Quine dénonce également dans « Two Dogmas of Empiricism », p. 22. ―…meanings

themselves, as obscure intermediary entities, may well be abandoned‖.

71 RICHIR, Marc, « Le problème de la logique pure. De Husserl à une nouvelle position phénoménologique »,

p. 506.

72 Quine, dans « Two Dogmas of Empiricism », prend son point de départ dans de telles analyses portant sur

des énoncés abstraits (« No bachelor is married » ; « No unmarried man is married »). Quine montre qu‘il est vain de chercher à déterminer quelles propriétés formelles de l’énoncé lui-même (et des termes qui le composent) lui donnent sa valeur de vérité. L‘erreur qu‘il met en évidence, c‘est qu‘il est ainsi fait abstraction de l‘usage de l’énoncé pour dire quelque chose du monde. Bien sûr, la théorie qu‘avance Quine diverge en plusieurs points par rapport à celle de Husserl, mais les deux penseurs ont ceci en commun qu‘ils soulignent l‘absurdité de traiter le langage comme une entité autonome, abstraction faite de ce qu‘il dit du monde.

signification qui l’anime qu‘a lieu le « sens » d‘une phrase. L‘« énoncé » abstrait n‘a finalement que

la forme de l‘énoncé, mais il lui manque tout ce qui fait d‘une expression qu‘elle est effectivement une expression : le rapport intentionnel d‘une conscience au monde.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 39-45)