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Anticipation et affects

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 119-125)

8. Langage et chair

8.1 L’aporie du rapport entre la sensation et le sens conceptuel

8.1.3 Anticipation et affects

Apportons encore quelques précisions. Ce qui précède n‘implique nullement qu‘une objectité, pour apparaître, doive être activement et actuellement nommée ou énoncée. Mais la capacité de nommer

ou énoncer quelque chose est toujours présente sous forme d‘habitus. S‘initier à un nouveau domaine233 passe par conséquent souvent par l‘apprentissage lent et laborieux de nouveaux termes,

cet apprentissage étant nécessaire pour que se déploient et se précisent, pour l‘apprenant, toute la richesse et les subtilités du domaine qu‘il explore. Une fois qu‘une objectité est bien reconnue et identifiée, le « mot » n‘a pas nécessairement besoin d‘être activement remémoré chaque fois qu‘on a affaire à elle. Mais la capacité à se rapporter à elle selon la modalité déterminée qui correspond au mot est désormais ancrée dans la conscience sous forme d‘habitus : le mot aura au moins servi à fixer et motiver ce rapport au monde.

Ensuite, ce que nous venons de dire sur l‘importance du langage et de l‘horizon protentionel n‘implique pas que ce qui affecte la conscience doive nécessairement d‘abord avoir été anticipé

comme tel pour se manifester (par exemple, pour entendre un son donné, nul besoin de s‘y

attendre). Il est tout à fait courant d‘être surpris par un bruit, une lumière, un choc contre un objet, etc. Pour que ces affects nous soient donnés, il faut néanmoins qu‘ils soient précédés d‘une certaine forme d‘ouverture à eux : c‘est ce que permet d‘expliquer l‘ouverture primordiale et fondamentale de la chair, décrite plus haut. Pensons au son du réveille-matin qui ne s‘infiltre que progressivement au sein du rêve, pour finir par nous réveiller au fur et à mesure que l‘attention se dirige vers lui. Cet exemple montre qu‘il ne suffit pas d‘avoir des oreilles pour entendre : la différence entre l‘éveil et le sommeil indique qu‘il y a une sorte de réceptivité aux sons qui, bien que latente et indéterminée234, appartient proprement à l‘éveil. Les gens qui sont « dans la lune » ont, de la même

manière, souvent besoin qu‘on s‘adresse à eux à plusieurs reprises pour qu‘ils finissent par « entendre » nos appels.

Tout ceci pour dire qu‘un affect peut tout autant survenir en nous surprenant qu‘en venant

confirmer une attente. Dans le premier cas, ce qui affecte fait encontre pour une réceptivité latente

et indéterminée; dans le second, ce qui affecte survient comme en réponse à une visée déterminée qui attendait pour ainsi dire confirmation. C‘est sur ce dernier type d‘affect que notre capacité à nous exprimer peut avoir une influence. S‘habituer à nommer des nuances, à reconnaître certains

233 Pensons aux « arts » classiques comme la navigation en mer, la cordonnerie, ou encore n‘importe quel type

d‘artisanat spécialisé.

234 C‘est-à-dire qu‘elle n‘a rien d‘une écoute active, dans laquelle on se rendrait expressément attentif à un son

pouvant survenir; et qu‘elle n‘a rien d‘une attente déterminée quant au contenu de ce qui pourrait être entendu.

types de situations, à distinguer différents objets, etc., peut nous permettre de nous ouvrir précisément à leur donation. Cela ne présume en rien de leur existence effective, mais contribue à rendre la conscience activement réceptive en regard de telle ou telle chose particulière. La « constitution » d‘une objectité doit être vue comme le résultat de ce jeu de va-et-vient entre la conscience et ce qui l‘affecte.

[The] constitution of sense is in a certain sense inescapably circular. The distinction between an active constitution, which is exclusively the work of the ego cogito, and a passive pre- constitution, which engages the ego as subject of selftemporalization and of affective tendencies prior to the triggering of attentive attitude serves not to avoid but to emphasize the circle of constitution.235

Si « percevoir » à l‘aide des sens est plutôt passif, nous sommes maintenant en mesure de voir que cette passivité n‘est que le contre-pied d‘une activité qui va toujours de pair avec elle. Les protentions de la chair articulent toujours déjà ce qu‘il convient d‘appeler des actes de sensation : percevoir à l‘aide des sens implique que la conscience aille au-devant de la chose et articule (plus ou moins) activement ses moments. Ce qui en revanche est perçu sans jamais avoir été anticipé ne peut être perçu qu‘en appelant les faisceaux actifs de la conscience. Les contrastes intenses, par exemple, « forcent » pour ainsi dire la conscience active à se diriger vers eux, à les viser comme tels. Mais pour pouvoir être ainsi appelée par ce qui lui est étranger, la conscience doit être déjà réceptive à cet appel. Sentir n‘est jamais la simple apparition (intérieure) de stimuli, causés par une interaction réelle d‘un objet avec nos organes : la chair est toujours à la fois sensation de soi et de ce qui est autre. Pâtir implique ce qu‘il conviendrait d‘appeler une certaine forme d‘« hospitalité » à l‘altérité. La chair ouvre la première distance au creux de laquelle se déploie l‘intentionnalité. Pour toutes ces raisons, le schéma « matière-forme » qu‘on peut rattacher à la phénoménologie statique était insuffisant.

8.2 La « motivation »

Nous venons de caractériser la différence entre une ouverture « déterminée » à un objet, c‘est-à-dire une anticipation particulière de quelque chose, et l‘ouverture indéterminée et latente qui caractérise en général la chair dans l‘éveil, c‘est-à-dire dans les sens (la vue, l‘ouïe, etc.) dont elle est l‘organe. C‘est l‘intentionnalité particulière et fondamentale de la chair, celle qui permet de créer la distance

et le rapport à autre chose, qui rend possible quelque chose comme la « réception » d‘un affect. En effet, ce qui affecte la conscience l’appelle en quelque sorte :

Avant que l‘orientation-vers ait lieu, l‘objet nous tire pour ainsi dire par la manche ou nous crie à l‘oreille, il frappe. Une excitation part de l‘objet apparaissant et va vers le moi. Cette excitation peut avoir des grades très différents… locomotive… sifflement…: elle bombarde pour ainsi dire la porte du moi et force finalement l‘entrée [...]236

L‘exemple d‘un tel phénomène, assez courant, montre que la manière dont Husserl comprend le rapport entre la conscience et le monde est quelque peu différente de celle qui avait cours à l‘époque des Idées I. La conscience était alors le pôle actif qui constituait les objets du monde, par le biais des noèses (des visées intentionnelles, par exemple de perception, d‘imagination, de mémoire ou de pensée). Or, un phénomène comme l‘excitation met en relief le fait qu‘une telle description n‘est peut-être pas fidèle, si l‘on s‘intéresse aux phénomènes tels qu‘ils se donnent. La conscience apparaît, dans l‘exemple donné ici par Husserl, comme une « instance répondante »237,

en regard de l‘affect qui l‘appelle et qui attire l‘attention de son faisceau actif. La dynamique décrite ici est tout à fait particulière, et il est important de bien la saisir pour comprendre l‘effectivité d‘un habitus. Le concept d‘« appel » est intéressant, notamment parce qu‘il ne ramène pas l‘affection des objets du monde à un effet causal. Un appel peut « motiver » celui qui le reçoit, mais ne peut pas causer la réponse. C‘est ainsi qu‘il faut comprendre la liberté de la conscience, qui se joue entre l’appel et la réponse, entre la motivation et la reprise de celle-ci.

[Le] sujet de la motivation peut tantôt céder aux excitations, tantôt leur résister – toutes choses qui sont des rapports phénoménologiques que l‘on ne peut trouver et décrire que dans la sphère purement intentionnelle. Au sens le plus vaste, nous pouvons aussi désigner l‘attitude personnelle ou l‘attitude de motivation comme attitude pratique: il s‘agit en effet toujours de l‘ego qui agit ou pâtit et ce, au sens proprement intérieur du terme.238

La « motivation » décrit phénoménologiquement la manière dont une conscience peut être « poussée » à faire quelque chose. Une action de la conscience n‘est jamais causée au sens où le mouvement d‘une boule est causé par un choc antérieur. La liberté qui est celle d‘une conscience incarnée se joue dans sa manière de subir plus ou moins passivement des motivations.

236 HUSSERL, Ms AVI 12I/17a, cité par MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de

Husserl, p. 223.

237 MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224. 238 Idées II, § 50, p. 267 [189-190].

Le « parce que – donc » de la motivation a un tout autre sens que la causation au sens de la nature. Aucune recherche causale, aussi loin qu‘on la poursuive, ne peut améliorer la compréhension que nous avons quand nous avons compris la motivation d‘une personne.239

L‘idée de motivation que Husserl développe dans les Idées II annonce à merveille ce thème, que nous considérons comme crucial, du rapport fondamental entre l‘activité et la passivité. Nous cherchons en effet à montrer que l‘une et l‘autre n‘adviennent qu‘en se confrontant, et n‘ont d‘effectivité qu‘au sein de ce rapport : « Le phénomène de l‘affection [fait] surgir l‘acte d‘un arrière-plan implicite de motivation, faisant de l‘agir un "ré-agir" à la stimulation d‘un pré-donné, une réponse à sa provocation […] »240.

L‘ouverture de la conscience au monde, si tant est qu‘on la considère du point de vue de la perception, est cette capacité du moi à être touché par quelque chose qui ne vient pas de lui. La chair est le lieu originaire de cette distance du monde à soi, parce que toute sensation est à la fois sensation de soi et de l’autre. La chair ouvre la « réceptivité à… » autre chose : cette capacité à pâtir est tout aussi fondamentale que sa capacité à réagir à ce qui l‘affecte. La dynamique de la motivation (que nous décrivons comme celle entre l‘appel et la réponse) trouve sa première description dans les analyses portant sur la chair. Ces descriptions permettent de penser à neuf la « passivité ». Celle-ci est en soi un pouvoir, une capacité tout à fait remarquable, et qui prépare et amorce l‘activité. Biceaga note que Husserl, lorsqu‘il s‘intéresse notamment à des questions d‘éthique, reconnaît peu à peu ce rôle positif de la passivité:

…some of [Husserl‘s] remarks about human ethical vocation are consonant with a broader understanding of passivity as openness toward and responsibility for the foreign. […] responsibility means not only the will to obey self-imposed rational norms, but also the capacity to hear and to respond to a call that is coming from without.241

Au niveau le plus originaire, le rapport conscience-monde s‘ouvre dans l‘affect sensible. C‘est en lui que la distance entre conscience et monde prend naissance, c‘est dans la sensation charnelle que

239 Idées II, § 56, p. 316 [229].

240 MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 224.

s‘instaure et se fonde la différence qui fait du « moi » qu‘il est l‘appelé en face de ce qui l’appelle, en face du monde242.

En fait, le moi originaire n‘est rien sans ce à quoi il s‘ouvre puisqu‘il se constitue en ouvrant précisément ce à quoi il s‘ouvre. Autrement dit, l‘affect n‘est pas un objet du monde perçu et ne se confond pas non plus avec le sujet affecté. À mi-chemin entre le sujet et l‘objet, plus exactement en deçà de cette distinction, il est ce qui instaure un premier écart à soi qui ne relève cependant pas encore de l‘ordre de la représentation. Le sujet ne s‘apparaît pas à lui-même comme sujet affecté; bien plutôt, il se sent lui-même à travers cette affection.243

Ces développements doivent permettre de comprendre ceci : au niveau le plus originaire de la scission entre la conscience et le monde, scission qui ouvre et fonde le rapport au sein duquel se déploie la phénoménologie, se met en place un jeu entre appel et réponse, entre passivité et activité. Nous croyons que cette dynamique doit être transposée à des phénomènes plus complexes, et notamment à ceux du langage : l‘idée de comprendre le langage comme un habitus sert justement à rattacher le langage à cette dynamique fondamentale. C‘est elle que nous avons esquissée, à la section 6.2, en nous appuyant sur un exemple tiré de Du côté de chez Swann. Proust y décrit des affects qui percent pour ainsi dire la routine et l‘habituel et se manifestent soudain comme appelant celui qui les vit244. Ils renferment quelque chose, une richesse qui dépasse ce que la conscience peut

en saisir activement, ils demandent en quelque sorte à « être dits ». Nous pouvons considérer qu‘à l‘opposé, dans le monde routinier et quotidien au sein duquel l‘habitude a accompli son œuvre, c‘est-à-dire dans le monde qui ne renferme plus rien d‘extraordinaire, on considère peut-être à tort que « tout est dit », parce qu‘on croit toujours savoir à quoi s‘en tenir. Autrement dit, dans le monde routinier, la dynamique de l‘appel et de la réponse s‘est essoufflée, le jeu de va-et-vient n‘a plus d‘effectivité et la confrontation s‘est aplanie.

Ces dynamiques entre passivité et activité, de même qu‘entre l‘appel et la réponse, permettent de se défaire de la conception qui fait du conceptuel le simple reflet de l‘anté-prédicatif. Nous voulons montrer que ce dernier déborde (ou menace toujours de déborder) le domaine du conceptuel articulé

242 À noter que ce dont nous traitons ici diffère de ce que Michel Henry nomme « l‘auto-affection ». Chez lui,

l‘affection désigne ce que Heidegger nomme les « tonalités » affectives (comme la peur, la soufrance, etc.), et il s‘agit donc d‘un pâtir qui n‘est pas nécessairement et en tant que tel réceptivité pour l‘altérité.

243 MONTAVONT, Anne, De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, p. 239.

244 On peut dire de tels phénomènes qu‘ils éveillent la dynamique toujours latente de l‘appel et de la réponse,

grâce au langage. Nous verrons en 8.3 que l‘inverse est aussi vrai, ce qui permettra de clarifier le caractère « circulaire » de la constitution de sens.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 119-125)