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La phénoménologie « statique »

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 73-79)

5. Le problème du langage et la phénoménologie statique

5.2 La phénoménologie « statique »

Notre question n‘a, de fait, reçu qu‘une réponse partielle parce que plusieurs points restent non- résolus. Comme l‘introduction de ce travail l‘annonçait, on peut ramener la plupart des « limites » de la pensée de Husserl sur le langage aux problèmes de la phénoménologie statique. Tentons de caractériser plus clairement cette dernière pour montrer ce en quoi elle consiste, et faire voir les raisons de la dépasser.

Pour la première phénoménologie, soit celle qui s‘échelonne des Recherches logiques (1900-1901) jusqu‘aux Idées (1913), en passant par La philosophie comme science rigoureuse (1911), les actes de la conscience intentionnelle valent, de manière générale, en tant qu’exemples139. Ce qu‘on

cherche ultimement derrière toute performance concrète de la conscience, ce sont ses possibilités considérées du point de vue de leur identité et de leur réitérabilité.

Les Idées se déploient dans la recherche d‘« objets » (pour la conscience) descriptibles d‘une manière qui soit universellement valable. L‘objet individuel comme tel est en quelque sorte évacué à titre de problème, et Husserl s‘intéresse plutôt à ce qu‘il nomme les essences pures : « L’essence

(Eidos) est un objet (Gegenstand) d’un nouveau type. De même que dans l’intuition de l’individu ou intuition empirique le donné est un objet individuel, de même le donné de l’intuition éidétique est une essence pure. »140 Ce qu‘on cherche à se rendre présent, comme phénoménologue qui étudie les

possibilités de la conscience et de sa constitution d‘objets, ce sont les « types » purs d‘objectités possibles : par exemple, on cherche à décrire fidèlement ce qui constitue « l‘essence » de l‘objet

138 Logique formelle et logique transcendantale, § 1, pp. 28-29 [17]. 139 Idées I, § 3, p. 23 [12].

intentionné par tel ou tel sens (qu‘est-ce qui appartient nécessairement à l‘objet visuel comme tel?), ou encore, de l‘objet de l‘imagination (comment l‘imagination permet-elle à quelque chose de se rendre présent, et que peut-on dire d‘universellement valable à ce sujet?), de la mémoire; etc. Ce qu‘on obtient est une sorte de « typologie » des formes possibles d‘objectités pour la conscience, quelque chose qui concerne toute conscience intentionnelle comme telle. La phénoménologie ainsi conçue s‘établit comme science rigoureuse, c‘est-à-dire comme une science dont les résultats n‘ont rien de simplement provisoire, temporaire ou dépendant d‘un quelconque contexte. Pour Husserl, c‘est là la forme authentique de scientificité que la phénoménologie peut et doit rechercher. Husserl voit son idéal dans « une science radicale, qui part d‘en bas, s‘établit sur des fondements sûrs et progresse selon la plus rigoureuse méthode. […] Les visions du monde peuvent [selon lui] entrer en conflit, seule la science est en mesure de trancher, et son verdict est marqué au coin de l‘éternité. »141 L‘intuition des essences, en tant que saisie dans l‘évidence d‘un objet qui est reconnu

comme universellement accessible à toute conscience, fonde une « validité objective »142, une

validité qui ne doit rien au contexte où elle advient, et qui vaut donc de manière universelle et éternelle.

Cette forme de la phénoménologie peut être qualifiée de statique, parce que les descriptions s‘articulent en prenant comme point de départ des objets déjà donnés. Elle part d‘exemples, elle prend appui sur des intuitions empiriques dont elle se sert pour trouver ce que leur « type » doit

nécessairement posséder comme propriété : elle cherche ce qu‘il y a d‘invariant dans chaque type

d‘intuition (perception, imagination, intuition catégoriale, etc.). La phénoménologie…

…veut être une science dans le cadre de la pure intuition immédiate, une science éidétique purement « descriptive » […] Sa tâche est de placer sous nos yeux à titre d‘exemples de purs événements de conscience, de les amener à une clarté parfaite, de leur faire subir dans cette zone de clarté l‘analyse et la saisie éidétiques, de suivre les relations évidentes d‘essence à essence. »143

La position de Husserl est tout à fait conséquente : puisqu‘il n‘y a de science que du général, il est tout à fait sensé de chercher à décrire l’eidos, et à ne pas faire de l‘objet singulier comme tel (l‘individuum) l‘objet de ses questionnements. L‘intuition du général auquel le phénoménologue accède constitue le fondement absolu (c‘est-à-dire universel, atemporel, indépendant de tout

141 La philosophie comme science rigoureuse, p. 80 [57] [337]. 142 La philosophie comme science rigoureuse, p. 64 [44] [325]. 143 Idées I, § 65, p. 214 [123].

contexte facticiel d‘émergence) pour la science philosophique : Husserl en fait le « principe des principes »144 pour la philosophie.

Une telle position, pour scientifique qu‘elle soit, ne manque toutefois pas de soulever plusieurs questions. Est-on réellement fidèle aux choses-mêmes, du moment qu‘on décide que l‘invariant absolument objectif constitue « l‘essentiel » du flux de conscience? Une telle position n‘implique-t- elle pas d‘emblée que la phénoménalité « brute » du monde soit évacuée? Pour autant qu‘on réduise la chose à ce qu‘on en maîtrise, ce qu‘on en anticipe, ce qu‘on peut dire d‘elle avec assurance, n‘a-t- on pas évacué une dimension de sa phénoménalité qu‘il aurait mieux valu tenter de cerner? Se placer dans l‘horizon de la « validité objective » absolue est-il compatible avec « le phénomène » tel qu‘il est en lui-même, avec sa donation et sa constitution telles qu‘elles adviennent?

Par ailleurs, notons que Husserl nomme les « unités » que la conscience a ainsi prises en vue des unités de « sens » (Sinn). Comme on l‘a vu, la conscience intentionnelle qui se rend activement présent un objet le fait en le visant selon un certain sens. Or, tout ce qui « correspond » à une visée de sens doit manifestement être de même nature. C‘est pourquoi dans la phénoménologie statique la conscience est considérée comme donatrice de sens (sinngebendes)145. On peut la représenter

comme le pôle entièrement actif qui vise et constitue ses objets, c‘est-à-dire s‘ouvre à leur « présence », permet leur « donation ». Ces visées, comme les Recherches logiques ont permis de l‘établir, sont des visées de sens : elles s‘articulent selon la structure de l‘« en tant que », et ce « als

was » ouvre un rapport déterminé à la chose. C‘est en réponse à cette visée (via un sens) que la

chose se présente ou non.146 Les intuitions de toutes sortes, puisqu‘elles répondent à ces visées en

se présentant comme ce qui était visé, et qui est maintenant présent en chair et en os, sont elles aussi des unités de « sens »147. « En tout cogito actuel un "regard" qui rayonne (ausstrahlender) du moi

pur se dirige sur "l‘objet" (Gegenstand) de ce corrélat de conscience, sur la chose, sur l‘état de

144 Idées I, § 24, p. 78 [43]. 145 Idées I, § 55, p. 183 [106].

146 La section 6 reviendra plus en détail sur ces questions, que nous souhaitons exposer brièvement ici pour

donner une idée des questions qui nous intéresserons par la suite, et que notre travail cherchera à résoudre.

147 Le terme de « sens » s‘applique, de fait, même à un contenu entièrement « sensoriel », parce que tout

contenu sensoriel, dans les Idées, est considéré comme l‘exemple d‘un type général (par exemple, tel rouge doit être reconnu comme portant en lui quelque chose « du » rouge, de l‘essence de rouge, pour être reconnu d’abord comme rouge. Pourtant, il y a quelque chose d‘étrange à qualifier un contenu sensoriel de « sens » (Sinn), quand on pense que le discours a lui aussi un « sens ».

chose, etc.; ce regard opère la conscience (d‘espèce fort variée) qu‘on a de lui. »148 La caractérisation de la conscience comme « active » eu égard à ce qu‘elle constitue (qui en fait un centre qui dirige activement, vers la périphérie, ses faisceaux) est cohérente lorsqu‘on s‘intéresse aux possibilités de la conscience « pure » dans son activité, et à l‘exemplarité de ce qu‘elle peut

accomplir comme visée.

Il est légitime de douter, encore une fois, que ce soit là la façon la plus fidèle d‘étudier, c‘est-à-dire de laisser « se montrer de lui-même » le rapport conscience-monde, et qu‘une telle façon de procéder puisse rendre compte de tous les phénomènes. On remarque en effet que la conscience, souvent, anticipe quelque chose par rapport aux objets de son monde qui se révèle après coup erroné : elle doit « biffer » certaines de ses attentes, certaines de ses visées. Comment ce qui lui fait face parvient-il à « s‘imposer » de la sorte face à elle, comment le monde comme visé peut-il se

refuser à certaines de visées de sens du « pôle » conscience ? L‘activité de la conscience à elle seule

permet-elle d‘en rendre compte?

Dans le même sens, n‘écarte-t-on pas un peu rapidement tous les phénomènes que la conscience est impuissante à « dire », à « saisir » (comme dans l‘étonnement profond, dans l‘imprévu total, dans le surprenant, etc.)? N‘y a-t-il pas des phénomènes qui demandent en quelque sorte à être dits, dont on « pressent » seulement ce qu‘ils sont mais pour lesquels les mots manquent encore? De tels phénomènes ne pourraient essentiellement pas devoir leur « apparaître » ou leur donation à une visée préalable! Ils ne peuvent pas nous être « donnés » grâce à une visée qui n‘aurait jamais pu avoir lieu, puisque le sens du phénomène nous est étranger, et reste à dire.

Le problème est évacué d‘emblée, dans Idées I, parce que la « typologie » qui se constitue sépare la couche « sensorielle » (la couche hylétique) et la couche « noétique », soit la couche où se constituent les visées de sens.149 Tout ce qui est « passif » est relégué à la couche hylétique : la sensation brute est effectivement ce que la conscience ne « constitue pas ». La conscience

l‘« informe » après coup : la sensation brute est ce qui « emplit » les visées noétiques et qui seulement ainsi entre dans la constitution de l‘objet. On verra dans la prochaine section en quels sens cette façon de voir la « couche » hylétique est problématique.

148 Idées I, § 84, p. 284 [168-169]. 149 Idées I, § 85, p. 294 [175].

La phénoménologie statique, finalement, s‘intéresse au « temps » d‘abord parce que c‘est en lui qu‘un objet peut être « maintenu » dans son identité et qu‘on peut faire « varier » certaines de ses propriétés afin de saisir ce qu‘il a d‘invariant, ce qui lui appartient nécessairement en tant qu‘objet de tel type, son eidos. Le « temps » en tant qu‘il pourrait avoir un pouvoir génétique, en tant qu‘il pourrait être ce qui permet et rend possible de manière tout à fait essentielle la constitution d‘objectités, est écarté. Husserl ne s‘intéresse pas, dans les Idées I, au temps en tant qu‘il est toujours vécu passivement, et au temps en tant qu‘histoire et tradition qui nous précèdent sans qu‘on puisse absolument les maîtriser.

Au niveau de considération auquel nous nous limitons jusqu‘à nouvel ordre, et qui nous dispense de descendre dans les profondeurs obscures de l‘ultime conscience qui constitue toute temporalité du vécu, nous acceptons plutôt les vécus tels qu‘ils s‘offrent à la réflexion immanente en tant que processus temporels unitaires.150

Ce « temps » de la phénoménologie statique n‘est pas celui, par exemple, qui permettrait

d’expliquer l’évolution d’une langue. Ce problème, comme on a tenté de le montrer dans la section

2.3, est évacué en s‘appuyant sur le caractère accessoire des signes. Mais si la langue (le lexique, les mots usuels, les expressions courantes, etc.) évolue, si elle change et permet d’exprimer de nouveaux phénomènes, le phénoménologue lui-même n‘est-il pas d‘une manière absolument irréductible « historique »? N‘est-il pas lui-même, en tant qu‘il est situé, que son existence est facticielle et inscrite dans une tradition, aux prises avec quelque chose qui le précède et qu‘il ne maîtrise jamais totalement, « sa » langue? Qu‘adviendrait-il, le cas échéant, de l‘idéal d‘une validité objective atemporelle?

Ces questions, bien que Husserl les entrevoie151, ne deviennent pas un obstacle essentiel pour une

phénoménologie statique : l‘eidos à chaque fois atteint est censé garantir la validité universelle des descriptions scientifiques, de même que leur transparence et leur traductibilité. Si l‘on dépasse la phénoménologie statique, doit-on en conclure que la phénoménologie n’est jamais entièrement au clair avec ses propres résultats? Doit-on en comprendre que le langage, ce dans quoi elle se meut, est quelque chose qu‘elle doit à chaque fois gagner, qui comporte essentiellement une part irréductible de non-maîtrisé? Cette part de non-maîtrisé condamne-t-elle la phénoménologie à rester

150 Idées I, § 85, p. 288 [171].

151 Cf. La section « Historicisme et philosophie comme « vision du monde » », La philosophie comme science

quelque chose de douteux, une simple « vision du monde »152, ou ce qui apparaît là n‘est-il pas plutôt une dynamique essentielle qui appartient à la conscience comme telle, celle de la passivité et de l‘activité? Autrement dit, le caractère scientifique de la phénoménologie est-il mis en péril du simple fait qu‘on n‘en aura jamais « fini » avec ses fondements? L‘idéal d‘une philosophie « rigoureuse » tombe-t-il à l‘eau, si elle ne peut se constituer comme système et édifice

éternellement valide? Ou n‘entrevoit-on pas plutôt là la seule et véritable manière dont le

phénoménologue pourrait se rendre à chaque fois « responsable » de ce qu‘il avance?

II - Vers un concept du langage comme habitus chez Husserl

La deuxième partie de notre travail vise à montrer comment Husserl peut penser le langage dans le cadre de sa phénoménologie génétique. Dans un premier temps, nous porterons un regard critique sur la phénoménologie statique, ce qui permettra de mettre en relief les points « névralgiques » auxquels la phénoménologie génétique devra s‘attaquer. Par la suite, nous tenterons d‘exposer comment le fait d‘envisager le langage du point de vue de l’habitus acquis à s’exprimer permet de penser le langage tout en prenant en compte les avancées de la phénoménologie génétique.

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