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Origine du contenu lexical

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 127-130)

8. Langage et chair

8.3 L’origine des significations

8.3.2 Origine du contenu lexical

Ce que nous venons d‘exposer reste assez général et concerne la possibilité du nommer comme tel. Il faut aller plus loin : ce qui distingue un déictique d‘un autre, par ailleurs, est également à comprendre à partir de l‘expérience phénoménologique vécue que les mots ont permis de fixer. Limitons-nous à quelques exemples : dire « moi » implique une certaine auto-réflexion qui permet de s‘identifier tout en se distinguant des autres, en tant qu‘êtres spirituels; dire « ici » consiste à se rapporter au lieu occupé tout en excluant l‘« ailleurs »; dire « maintenant » nous place dans un rapport déterminé au temps et exclut des dimensions temporelles qui doivent être au moins

possibles d‘une certaine manière, et que la visée exclut implicitement. À chaque fois, la conscience

doit dépasser ce à quoi elle se rapporte immédiatement (par exemple, ce qui lui est donné par les 5 sens) et se rapporter en même temps à des possibilités déterminées : nommer consiste à « fixer » ce surplus intentionnel par rapport à l‘actuel, à en identifier l‘unité et la possibilité idéale, ce qui le rend disponible à la fois pour soi et pour autrui.

248 Ces développements sur le jeu entre présence et absence ne sont pas tirés directement de textes de Husserl.

Nous les présentons ici parce qu‘ils servent à préciser et expliciter les conditions de possibilité du nommer, et qu‘ils permettent par conséquent d‘expliquer un point majeur en regard de la théorie phénoménologique du langage (l‘origine des significations). Chez Husserl, nous croyons que c‘est surtout par le biais de la présence de l‘expressivité du corps d‘autrui (et la constitution d‘un horizon de co-humanité) que la possibilité de la signification idéale peut s‘expliquer. Nous reviendrons dans la section 9 sur cette question.

Qu‘en est-il, par ailleurs, du noyau « lexical » des noms, qui fait par exemple en sorte qu‘on comprenne et distingue les sens du mot « arbre » et du mot « lion »? Là encore, il faut chercher dans le vécu concret d‘une conscience pour en saisir la genèse. Il importe de remarquer que les concepts associés aux noms ne sont manifestement pas premiers dans l‘ordre de la connaissance. Avant de posséder un concept, une conscience possède généralement ce que Husserl nomme un « type »249.

Prenons l‘exemple de l‘arbre. Pour reconnaître une chose comme étant un arbre, être en mesure de reconnaître les aspects physiques communs aux arbres ne suffit évidemment pas, mais il s‘agit d‘un point de départ250. On commencera en effet par se rendre capable de saisir un « type » perceptuel,

c‘est-à-dire à rassembler dans un même ensemble des objectités similaires par leur apparence. Ce type se crée simplement par association, et implique une récognition des objets qui n‘est pas encore conceptuelle, mais qui s‘enracine dans des habitus perceptifs. Le « comme » de cette récognition est associatif, c‘est-à-dire qu‘il a son effectivité dans la manière dont la conscience anticipe les propriétés de l‘objet, en raison de l‘association avec des objets similaires qui se produit d‘elle- même. Il ne s‘agit donc pas encore d‘une récognition assimilable à celle qui a lieu dans une intention de signification.

Avec tout objet nouveau constitué pour la première fois (pour parler le langage de l‘analyse génétique), un nouveau type d‘objets se trouve prescrit de manière durable, en fonction duquel sont saisis par avance d‘autres objets semblables à lui. Ainsi le monde qui nous est pré-donné l‘est-il toujours comme multiforme, informé selon ses catégories régionales et typifié selon une multitude de genres, d‘espèces particuliers, etc.251

Un « type » désigne donc le corrélat objectif d‘un habitus perceptif. Ce dernier permet de

reconnaître les objets sans pour autant posséder un concept de leur nature : leur apparence seule

permet de les rattacher à un ensemble vaguement délimité d‘aspects communs. Ainsi, reconnaître

physiquement quelques arbres permet d‘abord et avant tout de se rapporter à quelque chose dont le

concept pourra ensuite peu à peu s‘éclairer, une fois que le type, nommé, deviendra un concept (d‘abord vague). Ce concept s‘éclaircira ensuite au fur et à mesure qu‘il s‘enrichira de déterminations plus abstraites que des jugements lui ajouteront. Il faut donc plus qu‘un habitus

249 Sur le thème des « concepts empiriques », c‘est-à-dire des concepts essentiellement liés à l‘expérience

perceptive et pratique des choses (expérience « naturelle »), voir Expérience et jugement, § 83 a), pp. 401-404 [398-401].

250 Il s‘agit d‘un point de départ qu‘il faut dépasser parce qu‘il n‘existe probablement aucun trait physique qui

soit commun à tous les arbres.

perceptif et qu‘un type de même genre pour obtenir un concept de la chose. L‘activité pratique permet d‘ailleurs d‘enrichir le contenu d‘un type pour en faire plus qu‘un ensemble d‘objets qui se ressemblent physiquement.

Saisir ce qu‘est un arbre implique par exemple qu‘on développe une certaine compréhension des

fonctions qu‘il réalise (pousser, fleurir, mourir), qu‘on saisisse les relations les plus importantes

qu‘il entretient avec ce qui l‘entoure (boire, tirer de l‘énergie du soleil), que ses mouvements caractéristiques (sa croissance, l‘absence de locomotion) nous soient devenus familiers, etc. L‘activité pratique nous porte à discerner et reconnaître ainsi les caractéristiques des objets de notre environnement, leurs propriétés les plus importantes, et ainsi de suite. Avant même de nommer les propriétés d‘une chose (comme par exemple le fait de produire des fruits), je peux me rapporter à cette propriété et la reconnaître dans et par mon rapport pratique à elle (j‘anticipe la production de fruits et j‘en profite, sans faire entrer cette propriété dans l‘idéalité de la signification). Chacune de ces propriétés possède, au sein du rapport pratique au monde, une certaine unité typique qui prépare celle du langage. Nommer ces propriétés les fait accéder au concept et elles acquièrent ainsi une unité idéale. Il faut noter encore une fois, ici, que la description d‘un rapport simplement pratique au monde et précédant l‘activité de la pensée n‘est qu‘une abstraction. La plupart du temps, par exemple, on connaît les choses d’abord par le biais des « récits » et des « comptes rendus »252 (au

sens le plus large) qu‘on en reçoit.

Ces considérations permettent de commenter, au passage, la citation donnée en exergue de ce travail, tirée du roman 1984. Dans le monde orwellien, l‘appauvrissement systématique et planifié de la langue a comme objectif d‘appauvrir la pensée. L‘État procède à cet appauvrissement en publiant des dictionnaires au vocabulaire étiolé, comme si c‘était là la « source » du langage, à partir de laquelle les gens l‘apprendraient pour le plaquer après coup sur leur environnement. Nous pouvons constater que l‘activité pratique, celle qui consiste à nous orienter selon les différents buts que nous nous donnons quotidiennement et qui s‘organise selon une certaine complexité,

appellerait encore la complexification d‘une telle langue. Autrement dit, il ne peut pas suffire

d‘altérer une source de référence comme le dictionnaire pour appauvrir effectivement une langue.

252 Nous entendons par « compte rendu » tout énoncé ou ensemble d‘énoncés sur le monde, mais qui portent

sur des objectités, situations ou événements qui ne peuvent être rendus présents. Un compte rendu décrit ou affirme quelque chose au sujet d‘une chose absente.

L‘activité pratique quotidienne qui profite et use de distinctions nécessaires à son déploiement, et qui sont déjà inscrites dans la langue, ne s‘appauvrirait pas du seul fait de la disparition d‘une référence officielle et consignée. Bien sûr, pour tout ce qui dépasse les simples intérêts pratiques, la disparition du vocabulaire riche et précis (disparition de la littérature scientifique et des œuvres littéraires majeures) serait très dommageable.

En ce sens, l‘univers du monde orwellien présente une autre méthode de s‘attaquer au langage qui est plus prometteuse (dans la perspective de l‘État totalitaire). La propagande qui consiste à marteler des slogans contradictoires et qui détourne le sens propre des mots a un pouvoir plus insidieux parce qu‘il neutralise (potentiellement) l‘usage d‘un vocabulaire précis pour faire des distinctions et discerner adéquatement les situations et les états de fait de notre monde ambiant. Dans le même ordre d‘idée, s‘attaquer à la littérature serait une bonne manière d‘appauvrir la capacité de penser d‘un peuple. Rappelons que le langage fait partie d‘une dynamique entre les phénomènes du réel qui sont « à dire » et les signes qui nous permettent de fixer notre regard sur lui dans certaines directions déterminées. C‘est cette dynamique qu‘il faut entraver ou dérégler, si l‘on souhaite nuire à la pensée. La littérature nous permet de se rapporter à des situations ou des mondes fictifs d‘une richesse potentiellement infinie, permettant une grande liberté dans le maniement et l‘usage du langage; elle permet l‘exploration fictive détaillée de phénomènes du monde courant, ainsi que le partage et la confrontation des cultures. S‘il est un « bagage » du monde objectif et public qui sert à nourrir la pensée, c‘est bien celui-là. Bref, le langage a une « vie », il répond à quelque chose que notre conscience rend possible, et il ne suffirait donc pas de s‘attaquer aux références du dictionnaire pour empêcher un peuple de penser le monde qui l‘entoure.

Dans le document Le langage comme habitus chez Husserl (Page 127-130)