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Les spécialistes du droit ont déjà largement souligné la place que possèdent les serments dans le dispositif de la preuve des procès athéniens, en particulier en ce qui concerne le serment des témoins15. Les individus convoqués à la tribune peuvent effectivement appuyer leur

déposition par un serment solennel. Il s’agit, comme le signale André Soubie, « d’une sorte de contrôle de véracité des témoignages par suite de la crainte des sanctions visant le parjure »16. Il convient à ce sujet de distinguer les cas d’homicide des autres types d’affaires. Dans les procès de sang, jugés à l’Aréopage et dans les autres tribunaux pour homicide, les témoins prêtent nécessairement serment17, le même que celui de la partie qu’ils viennent soutenir18. Cette règle remonte à la loi de Dracon19 et est perceptible dans le discours Sur le meurtre d’Hérode d’Antiphon.

Dans ce procès, un certain Euxithéos est attaqué par la famille d’Hérode, qui a disparu lors d’un déplacement à Méthymne, sur l’île de Lesbos, alors que les deux hommes étaient sur le même bateau. L’affaire est complexe : elle relève d’un procès pour meurtre (δίκη φόνου) et aurait dû être plaidée devant l’Aréopage, mais l’accusé a été saisi en vertu d’une procédure nommée l’ἀπαγωγὴ κακούργων et est traduit devant un tribunal d’héliastes20. Euxithéos n’est donc pas jugé pour

homicide mais comme κακοῦργος, c’est-à-dire « celui qui a causé un dommage », sans précision de ce dommage. Il déclare dans son argumentation21 :

« D’abord, sans prêter serment (ἀνώμοτος), tu m’accuses, puis, sans prêter serment (ἀνώμοτοι), les témoins déposent contre moi (οἱ μάρτυρες καταμαρτυροῦσι), eux qui ne devraient déposer qu’après avoir prêté le même serment que toi (τὸν αὐτὸν ὅρκον σοὶ διομοσαμένους) en posant la main sur les victimes (ἁπτομένους τῶν σφαγίων). Et après cela, tu invites les juges à prononcer une condamnation pour meurtre en croyant des témoins qui n’ont pas prêté serment (ἀνωμότοις πιστεύσαντας τοῖς μαρτυροῦσι) que tu as frappés toi-même de suspicion (ἀπίστους) en transgressant les lois établies. »

15 Voir GLOTZ 1900, p. 765-766 ; BONNER 1979 (1905), p. 74-79 ; LEISI 1907, p. 56-66 ; BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 172-191 ; MACDOWELL 1999 (1963), p. 98-100 ; PLESCIA 1970, p. 53-57 et plus particulièrement p. 54-56 sur les témoins chez les orateurs attiques ; HARRISON 1971, p. 150-153.

16 SOUBIE 1973, p. 189. La formule de « contrôle de véracité » n’est plus très heureuse aujourd’hui mais rejoint bien les préoccupations précitées.

17 Ernst LEISI (1907, p. 57-58) rappelle qu’Eduard Platner est le premier à l’avoir montré, dès 1824-1825, à partir de LYSIAS, Au sujet d’une accusation pour blessure (IV), 4. Voir aussi BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 166-167 et 172-191 ; PLESCIA 1970, p. 55.

18 Voir LYSIAS, Au sujet d’une accusation pour blessure (IV), 4 : « Que ce que je dis là est la vérité, Philinos et Dioclès le savent, mais ils ne peuvent en témoigner, n’ayant pas prêté serment au sujet de l’accusation que l’on m’intente. » Il est intéressant de noter que les témoins sont introduits par la formule de véridicité (καὶ ὅτι ἀληθῆ ταῦτα λέγω). Voir LEISI 1907, p. 60. BONNER et SMITH (1968 (1938), p. 167) précisent : « Witnesses in the homicide courts also swore to the relationships of the prosecutor to the deceased. » Sur ce dernier point, voir MACDOWELL 1999 (1963), p. 94. 19 Voir GLOTZ 1900, p. 765. Joseph PLESCIA (1970, p. 55) reprend l’idée sans mentionner les occurrences. Sur la difficulté à parler de la loi de Dracon, voir le résumé effectué par Douglas MACDOWELL (1999 (1963), p. 6-7). 20 Le sens des premiers paragraphes (§ 1-7), où il est question de la légalité de la procédure, a été élucidé par Louis GERNET (1923 (éd.), p. 102-105).

Euxithéos fait, à dessein, la différence avec le fonctionnement légal en matière de procès pour homicide : l’adversaire aurait dû prêter serment et ses témoins auraient dû jurer le même serment que lui22. Il utilise d’ailleurs le terme

διομοσαμένους, qui renvoie à la διωμοσία, serment que prêtent les deux parties au début du procès23 : devant l’Aréopage, l’accusateur et l’accusé doivent jurer, respectivement, la culpabilité ou l’innocence de l’inculpé24. Dans les affaires de

sang, les témoins ne s’engagent donc pas dans leur serment quant à la véracité de leur déclaration, mais se lient au sort du plaignant qu’ils supportent. Néanmoins, la double mention de la πίστις, avec les mots πιστεύσαντας et ἀπίστους, pointe l’importance du serment pour la crédibilité de la déposition. Le serment des témoins est nécessaire pour que le témoignage soit accepté par les juges comme faisant preuve. Enfin, les propos rédigés par Antiphon introduisent à la pratique concrète du serment testimonial, en évoquant le fait de toucher les victimes sacrificielles – aspect qui sera analysé par la suite.

Dans les autres types d’affaires, les témoins n’étaient pas obligés de prêter serment25 : si ce

point a été débattu au début du XXe siècle, il est aujourd’hui accepté26. Pourtant, les témoins prêtent parfois serment (voir Tableau 24, p. 165)27, comme c’est le cas dans le discours Contre Euboulidès de Démosthène. L’accusé, lui aussi nommé Euxithéos28, tente de justifier sa citoyenneté, perdue à la suite d’un procès intenté par Euboulidès lors d’une révision des listes de membres de son dème, Halimonte. Il recourt à de nombreux témoins, membres de sa famille, pour démontrer la citoyenneté de ses parents. Or les déposants prêtent serment29 :

« Vous avez entendu les parents de mon père du côté masculin : ils témoignent et ils jurent (καὶ μαρτυρούντων καὶ διομνυμένων)30 que mon père était

Athénien et leur parent. Aucun d’eux, assurément, se tenant devant des gens qui sauront qu’il témoignera un mensonge, ne se parjurerait avec imprécations contre lui-même (κατ’ ἐξωλείας ἐπιορκεῖ). »

22 Voir aussi ANTIPHON, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère (I), 8 ; 28 ; ISOCRATE, Contre Callimachos (XVIII), 56 ; LYSIAS, Au sujet d’une accusation pour blessure (IV), 4. MACDOWELL (1999 (1963), p. 99) démontre que, dans ces deux occurrences d’Antiphon, le fils de l’accusée est bien un témoin et non le plaignant. Il s’agit autant de témoins pour la défense (Antiphon (I) et Lysias) que pour l’accusation (Antiphon (V) et Isocrate).

23 Sur le moment où ce serment est prêté, voir MACDOWELL 1999 (1963), p. 96-98. 24 LYSIAS, Contre Théomnestos, I (X), 11.

25 SOMMERSTEIN (2007a, p. 4) s’en étonne : « The witnesses, strikingly, except in homicide cases, were not [sworn]. » 26 Voir le rappel effectué par BONNER et SMITH (1968 (1938), p. 172-173). Le doute provenait essentiellement d’une phrase de DIOGENE LAËRCE (Vies et doctrines des philosophes illustres, IV, 2, 7) qui parle de Xénocrate : « Il était tout à fait digne de confiance (ἀξιόπιστος), de sorte que, alors il n’était pas possible de témoigner sans prêter serment (μὴ ἐξὸν ἀνώμοτον μαρτυρεῖν), les Athéniens le permirent à lui seul. » BONNER et SMITH (1968 (1938), p. 173) se prononcent : « This cannot be correct. » Voir aussi BONNER 1979 (1905), p. 77-78 ; LEISI 1907, p. 64. À l’inverse, SOMMERSTEIN (2013, p. 87-91) cherche une explication à chacune des occurrences, pour montrer leur exceptionnalité et démontrer ainsi l’impossibilité pour les témoins de prêter serment.

27 La liste fournie dans ce tableau reprend et complète celle qu’a proposée HARRISON (1971, p. 150-151, n. 7). 28 Son nom n’est néanmoins pas mentionné dans le discours : il « ne nous est connu que par Libanios » (GERNET 1992 (1960) (éd.), p. 10). Aucun lien de parenté n’a été établi.

29 DEMOSTHENE, Contre Euboulidès (LVII), 22.

30 Sur l’utilisation du verbe διόμνυμι, voir l’explication de BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 166 : « Naturally, then, the word came to be used also of the witness oath in other types of trials. »

Le serment n’est pas mentionné avant mais à la suite de la déposition, ce qui a lieu à deux autres reprises dans le discours : il est de la même manière fait état du serment des parents de la mère d’Euxithéos qui confirment sa citoyenneté (§ 39)31 et ses mariages successifs (§ 44)32. Cela

souligne l’aspect additionnel du serment : le témoignage est la preuve du point allégué, ici la citoyenneté de chacun des parents d’Euxithéos, et le serment est un moyen d’accréditer la déposition : il rend fiable le témoignage. La citation évoque d’ailleurs le moyen qui garantit l’efficacité probante du serment, à savoir les imprécations que prononce le plaignant. Il est littéralement question de la « ruine » (ἐξώλεια) du parjure (ἐπίορκος)33 : Euxithéos affirme que

personne n’appellerait la ruine sur sa tête s’il sait qu’il sera découvert. La connaissance, par les autres individus présents, du mensonge proféré semble alors essentielle dans la réalisation de la sanction. Rendue indubitable par la confrontation de ceux qui savent la réalité, la possibilité d’une punition contenue dans la malédiction certifie ainsi à la fois le serment et le témoignage.

Robert Bonner a noté qu’Euxithéos ne fait pas référence à la sommation acceptée par son adversaire de faire prêter serment à certains de ses témoins. Il en a déduit une distinction entre les sermentsparsommations(πρόκλησις),lesquelssontselonlui«décisoires»(«evidentiaryoaths»), et les serments « réguliers » (« regular oaths »), que peuvent prêter les témoins34. Néanmoins, les

serments procédant d’une sommation ont fait l’objet d’une grande controverse au cours du

XXe siècle quant à leur dimension décisoire, laquelle désigne le fait de régler le procès sans passer

par une décision des juges. Cette procédure provient du code de Gortyne et a été largement réfléchie par les spécialistes du droit grec, à la suite de Louis Gernet35. La thèse formulée par Headlam à la fin du XIXe siècle au sujet des sommations de torturer un esclave (πρόκλησις εἰς βάσανον), qui sont selon lui décisoires, a été reprise par Mirhady pour tout type de sommation36.

À l’opposé, un grand nombre de commentateurs, menés par Thür et Gagarin37, affirment que les

plaignants font la sommation en sachant – voire en faisant en sorte – que l’adversaire refuse, pour avoir un argument supplémentaire dans leur procès. Le compromis a été trouvé par Steven Johnstone qui insiste sur la différence entre la sommation et la procédure qui en est issue : ce

31 Il est déjà fait mention du serment au § 36, mais au conditionnel.

32 Pour une formulation similaire, voir encore ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 156. Il est notable que ces quatre occurrences emploient exactement la même expression μαρτυρούντων καὶ διομνυμένων.

33 Le terme ἐξώλεια est encore utilisé § 53.

34 C’est le cas tout au long de son analyse : BONNER 1979 (1905), p. 74-79. Il précise (p. 78) : « Several instances of oaths sworn in court in the presence of the jury occur which cannot be satisfactorily explained by assuming that they are in compliance with a challenge. »

35 GERNET 1968, p. 269-271 et 2000, p. 93-95. Voir GAGARIN 1989, p. 29-54 et 2007a, p. 222-223 ; THÜR 1996a. 36 HEADLAM 1893 et 1894 ; MIRHADY 1991b (à propos des sommations de serments), 2007 (1996) et 2000 (à propos des sommations de torture). Seule Virginia HUNTER (1994, p. 93) a suivi cet avis.

37 THÜR 1977, p. 205-207 et 1996b ; GAGARIN 1996, 1997 et 2007. De nombreux auteurs se sont opposés à la théorie d’Headlam reprise par Mirhady : THOMPSON 1894 ; BONNER 1979 (1905), p. 72 ; GERNET 1955, p. 65-67 (il affirme néanmoins que la sommation de serment est décisoire devant l’arbitre (p. 110-112)) et 2000, p. 95-98 ; HARRISON 1971, p. 148, n. 1 ; SOUBIE 1973, p. 226-238 ; TODD 1990a, p. 33-35 ; CAREY 2007 (1994), p. 231-233.

sont les plaignants qui, dans chaque sommation, prévoient si la procédure secondaire sera décisive ou non38. Il souligne ainsi la flexibilité de ces moyens de résolution des conflits et nie l’idée qu’ils constituent une nouvelle étape du contentieux. Au contraire, il s’agit plutôt d’une façon d’aboutir à une résolution, en ouvrant la voie à une autre issue qu’une défaite judiciaire39.

Nb Occurrences

Serments prêtés40 4 DESCHINEEMOSTHENE, Sur l’ambassade (II), 155-156. , Contre Euboulidès (LVII), 21-22 ; 36-39 ; 43-44 (voir aussi § 53 et 56).

Serments évoqués 17

ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 12 ; 15 ; Sur le choreute (VI), 25.

DEMOSTHENE, Contre Aphobos, III (XXIX), 26 (voir § 33) ; 51-5241 ; 54 ; Contre Bœotos, I (XXXIX), 3 (voir § 25-26 et Contre Bœotos, II (XL), 2 et 10-11) ; Contre Stéphanos, I (XLV), 58 ; Contre Timothée (XLIX), 20 ; Contre Callippos (LII), 28 ; Contre Conon (LIV), 26.

ISEE, La succession d’Astyphilos (IX), 19 ; 24 ; Pour la défense d’Euphilétos (XII), 9 ; 10. ISOCRATE, Contre Callimachos (XVIII), 52-56.

LYSIAS, Au sujet d’une accusation pour blessure (IV), 4.

Tableau 24 : Le serment des témoins dans les discours judiciaires

Par ailleurs, les trois occurrences du Contre Euboulidès sont les seules, avec la citation d’Eschine dans le plaidoyer Sur l’ambassade, où il n’est pas question d’une πρόκλησις42. La distinction opérée par Robert Bonner l’amène ainsi à souligner le faible nombre de témoins spontanés et à insister de ce fait sur leur faible importance43. Si certains spécialistes ont souscrit à

cette conclusion44, il est aussi possible d’imaginer que le plaignant n’a pas jugé utile de

s’appesantir sur un point connu des juges. Surtout, comme l’ont montré les historiens du droit, une sommation est évoquée par un orateur pour valoriser sa démonstration quand l’adversaire ne l’a pas approuvée. Mais, quand le serment a été validé et effectué, pourquoi y aurait-il encore besoin de parler de la sommation ? Le serment prêté est un argument bien plus imposant. Or les seuls cas où la sommation n’est pas mentionnée sont précisément ceux où le serment a été accepté. Il est de ce fait raisonnable d’affirmer que les serments des témoins, à l’exception des affaires de meurtre, ne sont produits au tribunal que par voie de sommation.

38 Voir le chapitre « Dares, or truth » dans JOHNSTONE 1999, p. 70-92. Voir aussi SOMMERSTEIN 2013, p. 102-103. 39 JOHNSTONE 1999, p. 81 : « In a highly competitive society, dares allowed a way out without the loss of honor a decisive defeat would bring. »

40 Dans DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 137, le serment est seulement évoqué dans la déposition restituée. 41 Tout comme ISEE, Pour la défense d’Euphilétos (XII), 10, ce passage est particulier : Démosthène défend un de ses témoins dans le procès principal (Contre Aphobos, I et II) et n’est pas le plaignant mais le synégore. En proposant son serment, il agit donc en tant que témoin. Sur la possibilité pour le synégore de témoigner, voir THÜR 2005, p. 152. 42 Voir aussi DEMOSTHENE, Contre Timothée (XLIX), 20, qui embarrasse Robert Bonner, lequel ne sait pas dans quelle catégorie la placer, au point de créer spécialement un troisième type (BONNER 1979 (1905), p. 79, voir aussi BONNER

et SMITH 1968 (1938), p. 173), en parlant d’un serment prononcé à l’instigation de la partie pour laquelle il témoigne à la suite d’une suspicion qu’il veut anéantir.

43 BONNER 1979 (1905), p. 76-77. Voir p. 76 : « The almost complete silence of the Orators regarding the oath is a clear indication that it was of slight importance. » Voir aussi BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 173.

44 LEISI 1907, p. 62-63 ; HARRISON 1971, p. 150 : « Witnesses in Athenian trials […] might take an oath either as the result of a challenge by one of the litigants or voluntarily to render their statements more persuasive. » Voir aussi PLESCIA 1970, p. 55.

Dès lors, le serment est soit proposé par le plaignant45, soit exigé par la partie adverse46

– même s’il est parfois difficile de se prononcer dans certains cas – et, comme le remarque Ernst Leisi, les serments de témoins apparaissent dans les procès privés, mais aussi dans les procès publics47. Le serment serait réglé par l’adversaire, comme l’expose Apollodore dans le Contre Callippos. L’orateur explique en effet qu’Archébiadès a témoigné en sa faveur « en sachant que, s’il

plaît à Callippos de le prendre à partir pour faux témoignage et même, tout simplement, de lui faire prêter serment, il sera obligé de jurer dans les termes dictés par l’adversaire »48. Cela

signifieraitquel’adversairepeutdemanderautémoindeconfirmersontémoignageparunserment et, comme l’a induit Leisi, que la rédaction du serment dépend de la partie adverse49. Néanmoins,

le passage du corpus démosthénien est le seul à l’indiquer et fait partie d’un raisonnement par l’absurde pour augmenter le crédit des propos d’Archébiadès : pourquoi le témoin ferait-il une déposition alors qu’il pourrait avoir à en subir les conséquences ? Cette démonstration alambiquée n’est pas nécessairement probante50. Il convient plutôt de revenir à la distinction proposée par Steven Johnstone entre sommation et procédure secondaire pour comprendre que, dans ce cas hypothétique, c’est parce que la sommation proviendrait de l’adversaire que celui-ci pourrait dicter le serment à prêter. Si l’orateur offrait, dans une sommation, le serment de ses propres témoins, il pourrait très bien, lui aussi, y inclure le texte à déclarer.

Une autre grande différence entre témoignage seul et témoignage assermenté se fait jour dans la procédure de la πρόκλησις, laquelle a lieu avant la séance du procès. Dans la mesure où les serments sont prêtés à l’extérieur des tribunaux, la déclaration n’est plus opérée devant les juges51. Cet aspect de la sommation est essentiel, comme le signale Louis Gernet : « Dans la

pratique, le serment n’est rien d’autre qu’une confirmation de la déposition. […] Et l’externalité à la déposition est mise en évidence par le fait qu’il a lieu en dehors du tribunal. »52 La disposition même de ce type de serment illustre sa fonction : accréditer le témoignage qu’il vient appuyer.

45 DEMOSTHENE, Contre Aphobos, III (XXIX), 51-52 ; 54 ; Contre Timothée (XLIX), 20 ; ISEE, Pour la défense d’Euphilétos (XII), 9. Voir aussi ISEE, La succession d’Astyphilos (IX), 24 : Hiéroclès, le témoin de l’adversaire, voudrait que le plaignant lui défère le serment.

46 DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 58 ; Contre Callippos (LII), 28 ; Contre Conon (LIV), 26.

47 LEISI 1907, p. 61, en ajoutant XENOPHON, Apologie de Socrate, 24 à la liste fournie dans le tableau. C’est vrai pour les serments effectivement prêtés (ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 155-156) mais beaucoup moins pour les serments évoqués, aucun ne l’étant dans une procédure politique.

48 DEMOSTHENE, Contre Callippos (LII), 28.

49 LEISI 1907, p. 61 : « Die Vereidigung des Zeugen geschieht gewöhnlich durch den Beweisgegner […] Der Eid wurde abgelegte, indem man die vorgesagte Formel Wort für Wort nachsagte. »

50 Elle s’opposerait en outre à la manière de rédiger un témoignage, dont il a été vu plus tôt qu’il était composé par la partie en faveur de laquelle le témoin participe au procès. Voir le chapitre « La fabrique de la preuve ».

51 Gerhard THÜR (2005, p. 149), à propos des aveux sous la torture et des serments, déclare : « Both of these could be described as evidence in today’s sense, but Athens was peculiar in that these types of evidence took place outside of court, not before the jurors. »

52 GERNET 2000, p. 110 : « Nella pratica, il giuramento non è altro che una conferma della testimonianza. […] E l’esteriorità alla testimonianza è evidenziata dal fatto che essa si effetua fuori dal tribunale. »

La question de la procédure conduit à examiner le cadre rituel dans lequel sont prêtés les serments judiciaires, essentiel pour comprendre leur efficacité, comme l’a montré Cléo Carastro53. À ce sujet, il convient à nouveau de distinguer procès de sang et autres types d’affaires. Dans le premier cas, on peut se reporter à un passage du Contre Aristocrate de Démosthène54 :

« Vous savez tous, je suppose, qu’à l’Aréopage où la loi permet et ordonne que le meurtre soit jugé, d’abord celui qui accuse quelqu’un d’un pareil crime prêtera serment avec imprécations contre lui-même, sa descendance et sa maison (διομεῖται κατ’ ἐξωλείας αὑτοῦ καὶ γένους καὶ οἰκίας ὅ τιν’ αἰτιώμενος εἰργάσθαι τι τοιοῦτον) ; de plus, la forme du serment n’est pas une forme quelconque : elle n’est jamais observée que dans ce cas ; on jure debout sur les chairs des victimes (στὰς ἐπὶ τῶν τομίων) – un verrat, un bélier, un taureau – lesquelles ont été immolées (ἐσφαγμένων) par des gens qualifiés et aux jours convenables, de manière que toutes les règles de la religion soient respectées quant aux moments et quant à la personne des officiants (ἐκ τοῦ χρόνου καὶ ἐκ τῶν μεταχειριζομένων). Après cela, celui qui a prêté un tel serment n’est pas cru pour autant (οὔπω πεπίστευται) : s’il est convaincu de ne pas dire la vérité (ἐὰν ἐξελεγχθῇ μὴ λέγων ἀληθῆ), il y aura seulement gagné de faire retomber son parjure sur ses enfants et sur sa descendance (τὴν ἐπιορκίαν ἀπενεγκάμενος τοῖς αὑτοῦ παισὶν καὶ τῷ γένει). »

Il n’est certes question que du serment de l’accusateur. Mais il est ensuite déclaré que les mêmes règles s’appliquent à l’accusé, à la seule exception qu’il a le droit de s’exiler après la première plaidoirie (§ 69). Surtout, il a été dit précédemment que les témoins prêtent le même serment que les parties en procès. Il n’y a alors pas de raison que les démarches diffèrent, d’autant plus que le passage d’Antiphon cité précédemment invite au rapprochement55. La dimension

pratique de la prestation du serment rejoint les formes étudiées par Gustave Glotz au sujet du serment grec en général56 : le jureur est debout (

στὰς)57 et la position de ses mains est

fondamentale58. Il touche les victimes59, évoquées avec le terme technique de « pièces coupées » (τομίων)60 qui fait écho aux chairs sacrées (

ἱερῶν) sur lesquelles sont habituellement prêtés les serments61.

53 CARASTRO 2012, à partir des travaux de Benvéniste et Gernet (signalés p. 83-85). 54 DEMOSTHENE, Contre Aristocrate (XXIII), 67-68.

55 Voir aussi FARAONE (2002, p. 82) : « Witnesses at murder trials also had to perform the same type of self-curse as the principle litigants. »

56 GLOTZ 1900, p. 751-753.

57 Voir HOMERE, Iliade, XIX, v. 175. Le verbe n’est cependant pas exactement le même : ἀναστάς.

58 Glotz pense que le jureur est debout sur les victimes, mais, comme l’a montré Nicole LORAUX (1997, p. 135, n. 5), il est plus probable que seules les mains touchent les victimes.

59 Les victimes du serment prêté à l’Aréopage sont aussi mentionnées dans ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 11 (σφαγίων) et 88 (τόμια). Elles sont évoquées pour le Palladion dans ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 87 (τόμια).

60 Les τόμια pourraient signifier les testicules de victimes mâles, ce qui redoublerait la malédiction sur la lignée, selon une historiographie que TORRANCE (2014, p. 140, n. 32) fait remonter au livre de STENGEL (1910, p. 78-85) – suivie aussi par LORAUX (1997, p. 135-136). Torrance liste également ceux qui se sont opposés à cette thèse (p. 141, n. 38). 61 Voir par exemple ESCHINE, Contre Timarque (I), 114 et le serment de réconciliation après la crise oligarchique des Quatre-Cent, inclus dans le décret de Dèmophantos, cité dans le texte d’ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 98.

Les bêtes sacrifiées forment une trittys, à savoir trois animaux mâles d’espèces différentes, que l’on rencontre en général, à l’image du verrat dans le passage d’Homère évoqué plus haut62.