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En réfléchissant à ce qui permet à un témoignage d’être accepté comme véridique par les juges, le moyen qui apparaît le plus évident pour conforter le crédit d’une déposition est le serment que peuvent prêter les témoins avant leur déclaration1. Pourtant, comme le rappelle

Giorgio Agamben dans Le sacrement du langage, si prêter serment a pour fonction de garantir la vérité d’une information et est de ce fait régulièrement utilisé dans l’Antiquité, la possibilité du parjure est intrinsèquement envisagée dans l’acte juré : le parjure ne semble pas découler d’un dérèglement du procédé mais lui serait consubstantiel2. Comment penser l’efficacité du serment quand existe inévitablement l’éventualité de sa transgression ? Giorgo Agamben suit les développements de Nicole Loraux et Manuela Giordano, lesquelles ont souligné l’importance des imprécations (ἀραί) contenues dans les engagements échangés3 : en proférant contre lui-même

des clauses comminatoires en cas de parjure, celui qui prête serment a la certitude, s’il ment ou revient sur sa position, de subir un châtiment supérieur aux dommages qu’il inflige à l’individu envers lequel il s’est engagé. Il devient alors ἐναγής, comme l’expose une citation de l’Œdipe Roi de Sophocle4, c’est-à-dire sous la menace d’une malédiction ou, pour le dire avec Louis Gernet, « dans un sacré qui est l’espace inhumain des puissances terribles »5. L’ambition principale

d’Agamben est de remettre en cause la distinction opérée par les chercheurs entre le religieux et le juridique. Il se situe ainsi dans la perspective historiographique dénonçant l’idée de « miracle grec », dont une des composantes est l’évolution d’une société dominée par la religion à l’époque archaïque à un âge de la raison à la période classique, ce qu’illustrerait la diminution, perçue par certains chercheurs, de la place du serment au Ve siècle6.

1 LEISI 1907, p. 56 : « Das Hauptmittel, um den Zeugen zur Wahrheit zu zwingen, ist der Zeugeneid, der im Moment des Aussage abgelegt wird. »

2 AGAMBEN 2009 (2008), en particulier p. 14-17.

3 LORAUX 1997, p. 121-145 et GIORDANO 1999. Voir aussi le chapitre « Oath and curse » de Kyriaki KONSTANTINIDOU (2014a). Agamben cherche néanmoins à dépasser ces visions : voir notamment les conclusions qu’il tire de ses recherches, p. 101-103.

4 SOPHOCLE, Œdipe Roi, v. 656. Le chœur rappelle à Œdipe, qui soupçonne Créon de vouloir le renverser, qu’il doit respecter son beau-frère car celui-ci s’est placé sous le coup d’une imprécation (v. 644-645).

5 GERNET 1968, p. 271. Il précise (p. 270) : « Jurer, c’est donc entrer dans le domaine des forces religieuses, et bien entendu des plus redoutables », au point d’y voir « un pari total que signifie un changement d’état ou, pour parler plus juste, un déplacement de l’être ».

6 C’est tout le propos de l’ouvrage de GLOTZ 1906 (voir en particulier le chapitre sur « Le serment » (p. 99-185), qui reprend en le remaniant GLOTZ 1900). Il en vient à déclarer (p. 51) : « Dans le cours du Ve et du IVe siècle, la législation de la démocratie athénienne prenait d’année en année un caractère plus laïque. » Voir aussi PLESCIA 1970, p. 54 : « In Athens, the gradual secularization of the oath can be traced with some certainty. » Pour une déconstruction de cet argument, voir AGAMBEN 2009 (2008), p. 47-48. Voir aussi GAGNE 2013, p. 80-158.

L’accréditation d’un propos réside alors dans la performativité de la malédiction inhérente à chaque serment, qui ne fonde pas tant la vérité des déclarations que la sanction du parjure. Cela rejoint l’idée traitée par Paul Veyne dans Les Grecs ont-il cru à leurs mythes selon laquelle les Grecs ont, vis-à-vis des mythes, « leur manière de ne pas y croire » : « les Grecs ont une manière, la leur, de croire à leur mythologie ou d’être sceptiques, et cette manière ne ressemble que faussement à la nôtre. »7 Il s’agit pour l’historien d’expliquer comment les Grecs pouvaient avoir foi en des

récits mythiques invraisemblables et parfois contradictoires. Pour lui, « ces mondes de légende étaient crus vrais, en ce sens qu’on n’en doutait pas, mais on n’y croyait pas comme on croit aux réalités qui nous entourent »8. Certes, ces réflexions ne s’appliquent pas directement à la

confiance interpersonnelle. Mais le serment peut jouer comme le point d’articulation entre domaine religieux et procédural, du fait de la place particulière assignée aux puissances divines, lesquelles sont essentielles dans l’efficacité des serments9.

Néanmoins, ces différents historiens et philosophes ne se sont pas attachés à analyser cet aspect à propos du témoin dans les sources judiciaires10. L’enquête reste donc à mener à ce sujet.

Celle-ci, en amenant à examiner les risques auxquels s’exposent les témoins convoqués au tribunal, pousse à analyser la procédure du procès pour faux témoignage, dans la mesure où cette dernière implique également une punition du témoin mensonger. Dès lors, peut-on appliquer au témoignage la logique de sacrement du langage mise au jour par les chercheurs au sujet du serment ? Cette hypothèse amènerait à penser que les juges athéniens n’acceptent pas nécessairement comme véridiques les témoignages déclamés à la tribune. Ils savent effectivement que les témoins peuvent mentir, mais ils accepteraient cette éventualité grâce à la certitude que le témoin mensonger sera puni. Une telle similitude pointe l’absence de discontinuité entre le contexte judiciaire et la sphère religieuse, ce qui recoupe l’investigation d’Agamben.

La sanction incluse dans le serment et le procès pour faux témoignage impliquent la notion de responsabilité : c’est parce que les individus venant témoigner peuvent être punis pour leurs déclarations que ces dernières peuvent être acceptées par les juges. Ils sont ainsi responsables mais pas coupables : s’ils peuvent comparaître en justice pour rendre compte de leur déposition, ils ne sont pour autant pas nécessairement coupables de propos mensongers. L’élément central de la confiance qui peut leur être conférée réside dans la possibilité d’un

7 VEYNE 1992 (1983), respectivement p. 13 et 15. 8 VEYNE 1992 (1983), p. 28.

9 C’est toute la thèse de CARASTRO 2012.

10 Gernet approfondit le cas de Gortyne mais s’arrête à la διαμαρτυρία, qui sera traitée dans les pages qui suivent. Giordano consacre son étude à Homère et aux poètes lyriques jusqu’à Théognis. Loraux part d’une phrase d’Hésiode pour déployer des passages tirés des tragédies, d’Hérodote ou d’inscriptions. Si elle emploie tout de même quelques occurrences d’orateurs, il s’agit de revenir sur son dossier principal, l’amnistie de 403, et pas sur les serments testimoniaux. Agamben, enfin, convoque principalement, dans les sources grecques, l’Iliade et les philosophes, malgré l’accent porté sur la sphère juridique (voir néanmoins le serment des parties lors d’un procès, p. 93-94).

châtiment – que celui-ci passe par un procès pour faux témoignage ou une sanction divine – du fait du risque qu’ils ont à supporter.

La responsabilité juridique a déjà été largement abordée par les historiens, en particulier depuis le chapitre intitulé « Comment la notion de responsabilité se transforme » de l’ouvrage

Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce de Louis Gernet, dont les analyses

ont été poursuivies par Jean-Pierre Vernant dans l’article « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque »11. Gernet a étudié la charge que prend progressivement le terme ἁμαρτάνειν

pour se placer du point de vue de la faute répréhensible ou excusable. La responsabilité est par conséquent envisagée en rapport à un acte par essence délictuel, dont il s’agit, après coup, de comprendre la portée intentionnelle. Le jugement ne cherche pas à déterminer s’il y a forfait ou non mais l’imputabilité de cette infraction. Or c’est tout l’intérêt du témoignage – lequel n’est pas forcément trompeur – d’ouvrir la possibilité, sans obligation, d’une évaluation ultérieure pour décider de la culpabilité ou de l’innocence du déposant. Le témoin est responsable dans le sens où il s’expose à une sanction pour sa déposition, dans le cas seulement où celle-ci est mise en accusation puis reconnue comme mensongère. Il est a proprement parler responsable mais pas coupable, car pas encore jugé.

En outre, la place accordée à la responsabilité des témoins dans leur capacité à attester une allégation implique que les tribunaux ne règlent pas les conflits mais les laissent en quelque sorte toujours ouverts, prêts à être relancés, à la faveur d’un nouveau procès. Ce point de vue amène à se placer dans les pas de Nicole Loraux qui, dans son ouvrage La cité divisée, a cherché à « repolitiser la cité »12 en démontrant l’importance du conflit (

στάσις) dans la communauté : la division, au sens de la dimension polémique, est un des piliers de la construction civique en permettant l’équilibre des forces opposées. Pourtant, comme l’a rappelé Paulin Ismard, les historiens du droit athénien ont néanmoins montré que « les procès si nombreux dans la cité classique, caractérisée par une véritable frénésie procédurière, s’ils se présentent formellement comme un affrontement tranché entre deux camps, constituaient en réalité un instrument essentiel de régulation et de médiatisation du conflit, au cœur du fonctionnement de la vie démocratique athénienne »13. La nécessaire éventualité d’un procès pour faux témoignage place les témoins athéniens dans une perspective semblable : la possibilité qu’éclate une nouvelle lutte procédurale14 est essentielle à l’acceptation des dépositions et, par là, au fonctionnement judiciaire, mais pose les bases de la confiance des juges, ce qui limite les affrontements.

11 GERNET 2001 (1917), p. 305-347 et VERNANT 1972b. Voir aussi, sur la responsabilité contractuelle, l’article de Julie VÉLISSAROPOULOS-KARAKOSTAS (1994) intitulé « Altgriechische πίστις und Vertrauenshaftung ».

12 LORAUX 1997, p. 41-58. Le chapitre est tiré d’un article paru dans la revue L’Homme : LORAUX 1986. 13 ISMARD 2014, § 21. Voir les références bibliographiques n. 9.