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Dans La fabrique du droit, Bruno Latour étudie en ethnographe le fonctionnement du Conseil d’État et suit, dans son deuxième chapitre « Savoir faire murir un dossier », la constitution progressived’uneplainteétudiéeparladernièreinstancejuridiquefrançaise1.Undescasexaminés

concerne un jeune homme décédé en descendant une piste de ski, accident pour lequel son père demande réclamation à la commune où le drame s’est déroulé. Le plaignant doit prouver que le maire a commis une faute en ne fermant pas sa station, et ce au moyen de documents recevables. Aucune information n’est acceptée si elle n’a pas été mise en forme : les témoignages d’anonymes ayant assisté à la scène passent obligatoirement par un procès-verbal de gendarmerie, l’état de santé préalable et l’état du corps autopsié doivent être démontrés par des certificats médicaux, la description des lieux est retransmise par un dossier de la gendarmerie qui compile des cartes d'état-major et des photographies, les conditions climatiques sont communiquées par le bulletin de la météorologie nationale, même la filiation du requérant avec le défunt doit être validée par le certificat d’hérédité établi par la mairie et la mort n’est pas acceptée sans la facture du curé pour les obsèques. « On le voit, un quadrillage inlassable d’enquêteurs et de témoins, de formulaires et de cartes, de tampons, de signatures et d’instruments, de professionnels et de responsables a seul permis de nourrir le dossier de preuves assez complètes. […] Enlevons ces institutions, ces services de gendarmerie, de police, de météorologie, d’hôpital, d’assurance, mettons fin à cette vigilance continuelle des passants, des gens de l’art et des élus, et rien, absolument rien n’aurait pu être versé au dossier, sinon la douleur d’un père absent lors de la mort de son fils. »2 Bruno

Latour souligne ainsi l’importance des organismes ayant autorité pour donner aux pièces produites leur recevabilité. Si tout document peut constituer une preuve3,tout ne fait pas foi dans

la preuve et il est possible de distinguer la partie énonciative, qui expose l’information principale, de la partie probante, qui permet à la preuve d’être valide. Cette distinction avait déjà été perçue par Paul Ricœur : « Dans le témoignage, deux versants sont articulés l’un à l’autre : d’un côté, son énoncé consiste dans l’assertion de la réalité factuelle d’un événement rapporté ; de l’autre, il comporte la certification ou l’authentification de la déclaration du témoin. »4

1 LATOUR 2004, p. 83-118.

2 LATOUR 2004, p. 89.

3 Voir LATOUR 2004, p. 88 : « La France entière, si l’on accepte de la regarder ainsi, produit inlassablement et, pour ainsi dire, sécrète par tous ses pores des documents innombrables qui peuvent se transformer d’un seul coup, si les circonstances l’exigent, en preuves utilisables dans une affaire. »

Un tel principe est-il pertinent pour analyser le dispositif de vérité dans les tribunaux athéniens ? Il faut évidemment se garder d’appliquer mécaniquement le fonctionnement du Conseil d’État sur le déroulement de la justice dans l’Athènes classique, puisque les deux systèmes juridiques sont fortement hétérogènes. De fait, le Conseil d’État est la plus haute juridiction de l’ordre administratif français, ordre nettement séparé de l’ordre judiciaire dont dépendraient les procès politiques et civils dont il est question dans les discours judiciaires des Ve et IVe siècles.

Néanmoins, la différenciation entre parties informative et probante concerne la notion de preuve et dépasse le seul cadre des dossiers du Conseil d’État. Quels sont, alors, les mécanismes qui donnent autorité aux actes fournis dans les plaidoiries attiques ? L’idée d’une fabrique c’est-à-dire d’une construction des preuves conduit à chercher à déconstruire la preuve, la démanteler, pour percevoir la façon dont elle est élaborée. Analyser ce qui rend crédible la partie énonciative des moyens de persuasion athéniens amène par conséquent à les examiner en profondeur, plutôt qu’à les envisager comme un tout homogène. Cela conduit alors à poser la question de leur imbrication : qu’est-ce qui fait preuve dans une preuve ?

Pour rentrer de façon plus précise dans la compréhension des preuves judiciaires, l’enquête se propose d’étudier, à partir du postulat d’une partie probante de la preuve, l’utilisation par les plaignants des documents écrits en tant que moyens de persuasion. Il n’est pas question de partir de manière anachronique des documents évoqués dans les dossiers du Conseil d’État, qui sont tous des actes rédigés, ce qui s’explique par l’importance de l’écrit dans le droit français5. Il

s’agira seulement d’appliquer la perspective tirée des réflexions de Bruno Latour à une partie des preuves fournies aux juges. De nombreux types de textes écrits sont en effet convoqués par les orateurs attiques dans leurs argumentations : trente-et-une lettres, treize contrats ou conventions, quatre testaments et soixante-et-un actes produits par ou pour la procédure judiciaire (Tableau 17, p. 113)6. Pour autant, tous ne sont pas des éléments probants : Aristote place parmi les moyens

de persuasion non artificiels – ἄτεχνοι πίστεις – les contrats, les conventions et les sommations7. Avec les testaments, ces trois types de documents apparaissent comme les principales pièces à conviction écrites dans les discours conservés. Il ne sera donc question que des contrats et conventions, des testaments et des sommations8, même si les autres types d’écrits pourront

5 Voir HONORE 1981, et en particulier p. 181-185. De même du point de vue lexical, les termes « attestation » et « certificat » se réfèrent à l’accréditation en général mais peuvent aussi recouvrir le sens particulier de document écrit. 6 Les différents types d’écrits fournis sont évidemment plus nombreux que cette liste, à commencer par les lois et décrets, mais ne sont considérés ici que les documents pouvant effectivement être produits devant les juges.

7 Respectivement ARISTOTE, Rhétorique, I, 2, 1355b35-39 (συγγραφαὶ), 15, 1375a22-24 ; 1376a33-b30 (συνθῆκαι) ; Constitution des Athéniens, 53, 2 (προκλήσεις). Anaximène, quant à lui, n’évoque pas les documents écrits : il ne parle que de l’expérience de l’orateur, du témoignage, de la torture et du serment (PSEUDO-ARISTOTE, Rhétorique à Alexandre, 7, 2, 1428a16-23).

8 Ces différents documents pourraient être traités à tour de rôle dans la mesure où ils diffèrent largement les uns des autres. Par exemple, les contrats sont le résultat d’une entente bilatérale quand les testaments et les sommations sont

fournir des parallèles intéressants pour mieux comprendre ce qui fait précisément une preuve. Comment, alors, ces documents acquièrent-ils une autorité ? Quelles sont les implications de l’articulation entre une part informative d’un côté et une part probante de l’autre dans l’emploi de ce type de pièce à conviction par les plaignants ?