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La façon dont la rhétorique a été considérée dès l’Antiquité encourage l’étude des moyens déployés par les orateurs pour présenter aux juges un élément comme acceptable : les théoriciens anciens de la rhétorique ont avancé l’idée qu’une argumentation peut développer tout et son contraire. Par exemple, selon Diogène Laërce, Protagoras « fut le premier à affirmer que, sur chaque chose, il y avait deux discours (δύο λόγους) possibles, contradictoires (ἀντικειμένους ἀλλήλοις) »93. Protagoras a d’ailleurs rédigé des Antilogies (Antilogiai), deux livres qui devaient

regrouper des arguments contraires appliqués à un même thème, et est lié à l’ouvrage anonyme

Doubles dits (Dissoi Logoi), qui énonce des raisonnements opposés sur différents sujets94. L’ensemble rejoint la critique portée aux sophistes par Socrate, chez Platon, à travers Tisias et Gorgias : « Par la force de leurs paroles ils donnent aux petites choses l’apparence de la grandeur, aux grandes celle de la petitesse ; ils donnent à la nouveauté un air d’antiquité, aux choses antiques un air de nouveauté. »95 Laurent Pernot y voit « une réflexion profonde sur l’usage de la

parole dans toutes les situations où la vérité n’est pas identifiée préalablement et extérieurement, où la discussion se situe dans l’ordre des valeurs et des probabilités, non des affirmations certaines et des démonstrations scientifiques. »96

Cette réflexion concerne aussi les orateurs97. Comme le remarque Christopher Carey, Antiphon semble imiter les Antilogies de Protagoras dans les Tétralogies, lesquelles sont un pur exercice de style98. De même, Isocrate explique dans le Panégyrique pourquoi il reprend un sujet déjà traité99 : « Mais puisque les discours ont une nature telle qu’on peut s’expliquer de bien des

façons sur le même sujet, rendre petites les grandes choses et donner de la grandeur aux petites, exposer de façon nouvelle les idées anciennes et parler sur les événements récents avec un style ancien, on doit, non pas fuir les sujets dont d’autres ont déjà parlé, mais tenter de faire mieux qu’eux. » La proximité avec les propos du Socrate platonicien est flagrante, néanmoins cette affirmation ne s’applique pas qu’aux sophistes Tisias et Gorgias mais généralise le fait à toute personne qui développerait une argumentation100. En outre, Lysias, afin de défendre Polystratos

93 Ce fragment (A 20-21) provient de DIOGENE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 51. La traduction est celle de GAGARIN 2008, p. 27. Sur le fragment et ses interprétations, voir SCHIAPPA 2003 (1954), p. 89-102. 94 Sur les Dissoi Logoi, voir en français l’édition de Jean-Louis Poirier dans DUMONT (1988 (éd.), p. 1167-1178). Voir aussi l’édition et le commentaire de ROBINSON 1984 (1979) (éd.), et en particulier p. 54-59 pour les liens avec Protagoras. Ce traité date selon Robinson de la période 403-395 (voir p. 34-41).

95 PLATON, Phèdre, 267a7-b1. Voir aussi le cas de Palamède, évoqué plus tôt (261d). 96 PERNOT 2000, p. 29.

97 Ce que note également Laurent PERNOT (2000, p. 29) au sujet des argumentations antithétiques chez les sophistes : « Ce postulat est illustré, et en partie inspiré, par la situation judiciaire, scène rhétorique archétypale, dans laquelle les discours s’opposent et la justice et la vérité ne sont pas préexistantes, mais prononcées après-coup. »

98 CAREY 1996, p. 36.

99 ISOCRATE, Panégyrique (IV), 8. L’œuvre date de 380 avant Jésus-Christ et est par conséquent antérieure au Phèdre de Platon, généralement placé dans les années 375-365. Platon reprend donc le texte d’Isocrate.

accusé pour son rôle lors de la première révolution oligarchique de 411, explique que les adversaires du plaignant s’attaquent à tous ceux qui ont participé à la vie politique de cette période troublée101 : « Les mêmes accusations sont faites contre ceux qui présentèrent une telle

proposition au Conseil et contre ceux qui ne le firent pas. » Il place ainsi la partie adverse du côté des professionnels du discours et témoigne d’une critique partagée vis-à-vis de ceux-ci, qu’ils soient orateurs au tribunal ou sophistes dans leurs écoles.

Or l’argumentation contradictoire est liée à la rhétorique. C’est ce qu’affirme notamment Michael Gagarin, pour qui Tisias et Corax, considérés traditionnellement comme les inventeurs de la rhétorique, ont mis en place « the reverse argument from eikos », c’est-à-dire un argument sophistique pouvant être retourné contre le plaignant qui l’a utilisé en premier lieu102. La rhétorique est souvent connotée négativement dès l’Antiquité, en particulier chez les philosophes, en tant que l’ensemble des techniques employées par un orateur et enseignées par les sophistes pour entraîner un auditoire à prendre la décision escomptée. Platon lui refuse notamment le statut d’art (τέχνη)103 au profit de la philosophie. Cette critique a perduré, jusqu’à connaître un

regain très fort au XIXe siècle : les orateurs sont alors perçus comme des menteurs professionnels104. Il n’est cependant pas question de considérer la rhétorique en suivant Platon,

dont la position est partie prenante de la rivalité qu’il entretient avec les sophistes. Depuis le milieu du XXe siècle105, les recherches ont montré que « la rhétorique [antique] ne se réduit pas à l’art de persuader », comme l’explique François Hartog à partir des analyses de Carlo Ginzburg106.

Au-delà du « sens restreint » du terme centré sur le fait de peaufiner techniquement des discours, Victor Bers a ainsi proposé d’y inclure « tout ce qui est dit dans le but de persuader la personne qui occupe la scène avec celui qui parle »107. Contrairement aux philosophes qui considèrent la

vérité comme une réalité extérieure au discours, les orateurs s’inscrivent dans une démarche affirmative de la vérité – ce qui est totalement différent. Les textes issus du corpus des tribunaux attiques fournissent donc une matière tout à fait pertinente pour mener une enquête sur les moyens de gagner l’adhésion de l’auditoire dans l’Athènes classique.

101 LYSIAS, Pour Polystratos (XX), 7.

102 GAGARIN 2007a, p. 224. Sa démonstration vise néanmoins à établir que la rhétorique est déjà perceptible dans l’Hymne homérique à Hermès.

103 PLATON, Gorgias, 465a.

104 Voir TODD (1990b, p. 161-163), qui explique par cette vision dépréciative le déclin de l’étude du corpus des orateurs à partir du XIXe siècle.

105 Françoise WAQUET (2003), en examinant l’importance de l’oral dans les pratiques intellectuelles, pointe la deuxième moitié du XXe siècle comme le moment où a pris fin le discrédit de la rhétorique. Elle explique le « retour de la rhétorique » par « l’influence de l’anti-positivisme contemporain et du rôle reconnu à la discursivité » (p. 52). 106 HARTOG 2013, p. 138. Voir GINZBURG 2003 (2000), p. 52 et l’ensemble du chapitre « Aristote et l’histoire, encore une fois » (p. 43-56). Voir aussi le chapitre intitulé « Deciding » dans JOHNSTONE (2011, p. 148-170), sur la revalorisation de la rhétorique.

107 Victor BERS (1994, p. 183) : « anything that is said with the intent to persuade any person who shares the stage with the speaker ». Sur la « narrow view » de la rhétorique, voir p. 177-179.