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Dans le chapitre « Des fondements de la persuasion positive, ou des raisons de croire » du

Traité des preuves judiciaires, Jeremy Bentham se demande1 : « Quelle est la cause de la persuasion produite par le témoignage ? » Si la réponse qu’il propose peut paraître simpliste – c’est selon l’expériencequijustifiel’acceptation des témoignages, car ils sont la plupart du temps véridiques – la question a le mérite de remettre en cause l’idée qu’une déposition serait une preuve faisant naturellement foi2. Au contraire, il convient de s’interroger sur le principe qui conduit un témoin

à être l’élément central du dispositif de vérité, thèse analysée dans la partie précédente. Qu’est-ce qui fait que les Athéniens pouvaient croire un témoin ? Pourquoi celui-ci constituait-il le procédé principal d’attestation d’une information dans les tribunaux attiques ? Le chapitre concernant la « fabrique de la preuve » a déjà fait envisager l’accréditation des témoignages à partir de leur dimension interne, en étudiant sur quoi, au sein des dépositions, reposait leur force probante. Il a été montré que le témoin avait une place fondamentale et, en tant que tel, que son apparition à la tribune était essentielle pour valider ses dires. Il convient maintenant d’élargir l’enquête pour l’ouvrir aux aspects extrinsèques des déclarations testimoniales. Quelles données permettaient aux orateurs de présenter aux juges leurs déposants comme dignes de confiance ?

Deux points semblent prépondérants pour appuyer un témoignage auprès des juges. D’abord, les témoins peuvent – et, dans certains cas, doivent – prêter serment. C’est le moyen le plus évident pour certifier leur déposition : l’assermentation du langage est bien connue pour la Grèce ancienne en général et pour l’Athènes classique en particulier. Elle permet, avant l’introduction du témoignage, de lui apporter un crédit d’une autorité spécifique, relevant du domaine des puissances divines. Celles-ci ne sont pas pensées métaphoriquement mais comme les garants concrets de l’engagement pris. Ce dernier thème introduit l’importance de l’aspect pratique des serments : les dispositions adoptées quant au lieu choisi, aux gestes effectués et aux divinités invoquées sont les fondements de la créance accordée. Le second moyen permettant de confirmer la véracité d’un témoignage aux yeux du public réside dans la possibilité pour le témoin de subir un procès pour faux témoignage. À l’inverse du serment, il a lieu après la déposition, et

1 BENTHAM 1829, p. 254. Il parle en note de la « force probante du témoignage » (n. 1, p. 254).

2 Cette interrogation a déjà été envisagée par Charles GUERIN (2015, p. 15 et 305) à propos des témoins dans les tribunaux romains : « Le « dire-vrai » du témoin révèle un embarras rhétorique et épistémologique très profond : comment, en effet, croire autrui ? […] Confronté à un savoir qui ne provient pas de lui, l’auditeur doit en effet trouver des raisons d’accorder sa confiance à l’information qu’on lui fournit. »

même, comme il en sera question, après la décision des juges dans le procès principal. La temporalité mérite à ce sujet un examen minutieux, puisqu’elle conduit à pénétrer dans le fonctionnement même du mécanisme de la preuve. Serment et procès pour faux témoignage doivent aussi être réfléchis l’un par rapport à l’autre, dans les modalités par lesquelles ils s’exercent.

L’ensemble de ces deux modes d’accréditation amène à traiter de la question complexe de l’autorité des témoins. À la suite des travaux de Marcel Detienne sur Les maîtres de vérité3, il

pourrait être imaginé une autorité intrinsèque des individus se présentant à la tribune : comme les poètes ou les rois de justice, les témoins pourraient bénéficier d’un statut particulier leur conférant une parole chargée d’efficacité, à la fois incontestée et indémontrable. Or les statuts juridiques et sociaux conditionnent justement la façon dont les personnes peuvent s’exprimer au tribunal. Les hommes libres peuvent déposer sans contrainte, tandis que les femmes libres doivent nécessairement prêter serment et les déclarations des esclaves ne sont acceptées que si elles ont été recueillies au moyen d’un passage à l’épreuve, souvent réduit à la torture. L’identité sociale des énonciateurs serait alors un critère de leur crédibilité. Pour autant, les allégations des femmes libres ou des esclaves peuvent jouir d’un certain crédit, précisément du fait du serment ou de l’examen par lesquels elles sont transmises aux juges. L’autorité de la preuve testimoniale se construirait donc par les actes : c’est par les procédures bien plus que par les statuts sociaux que s’élabore la confiance prêtée aux paroles d’un individu intervenant dans un procès.

Le dernier élément pouvant conférer un pouvoir de persuasion aux témoignages concerne le rapport du témoin aux faits rapportés4. Comme il peut l’être escompté dans notre société occidentale contemporaine, il est attendu des déposants qu’ils aient une connaissance directe des événements décrits. Ils doivent le plus possible apparaître comme des témoins oculaires, ayant vu eux-mêmes les actions attestées. L’idée d’une autopsie est néanmoins à remettre en cause quant à son unique dimension visuelle. L’expression même de témoin « oculaire » doit être questionnée : si elle est répandue dans les langues actuelles, comme l’illustrent l’eyewitness anglais ou l’Augenzeuge allemand, il convient de ne pas se laisser piéger par cette catégorisation qui pourrait être anachronique. La façon dont est désigné le témoin qui a assisté aux faits détaillés par les plaignants souligne l’impératif qu’il lui est fait d’avoir assisté soi-même à un événement, à savoir un impératif d’expérience directe. Il conviendra alors de saisir comment ce critère s’intègre dans le dispositif de vérité.

3 DETIENNE 1990 (1967).

4 Gerhard THÜR (2005, p. 159) a synthétisé les deux dispositions évoquées pour fonder la confiance accordée à un témoin : « Only the fact that he was there in person, that he was either praised or insulted by the litigants in their speeches, and that by testifying he risked a suit for false witness gave the jurors an idea whether he was telling the truth in the testimony created for him by the litigant. »

Chapitre 1