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Après avoir distingué les deux parties de la preuve testimoniale, il est possible de s’attacher à définir les conditions concrètes de la convocation du témoin. Que doit faire exactement le témoin pour certifier les propos lus par le greffier ? Douglas MacDowell a imaginé l’existence de quelques phrases à prononcer : « Le témoin confirmait simplement que la déclaration lue à haute voix était correcte. (La formule verbale utilisée pour cette confirmation n’est pas connue ; elle pouvait ou non inclure un serment.) »213 Cette formule est même imaginée par Alan Sommerstein : « Nous ne savons pas exactement comment cette confirmation était donnée. Nous savons néanmoins que la déposition était d’abord lue à haute voix par le greffier du tribunal, et que le mot pour la confirmer était marturein, “témoigner” […]. Le greffier se tournait probablement vers le témoin, après avoir lu la déposition, et lui demandait “est-ce que tu témoignes ceci (martureis tauta) ?” et la réponse était “je le témoigne (marturô)”. »214 Il n’y a

cependant aucun élément pour valider cette hypothèse, qu’il s’agisse de la formule conçue par Sommerstein ou du serment supposé par MacDowell.

Au contraire, il semblerait que le silence soit de mise, comme le laisse penser la narration de la déposition d’Æsios dans le Contre Aphobos215 : « Æsios, qui a témoigné parmi les témoins, ne

l’a pas contesté au tribunal quand les dépositions étaient lues et qu’il se tenait près de celui-ci [Aphobos] (ἔν τε τοῖς μάρτυσιν μεμαρτυρηκὼς Αἴσιος οὐκ ἠρνήθη ταῦτ' ἐπὶ τοῦ δικαστηρίου τούτῳ παρεστηκὼς τῆς μαρτυρίας ἀναγιγνωσκομένης). » Ainsi, le témoin doit se présenter à la tribune216 – il est dit de Misgolas qu’il doit « venir » (

παρελθὼν)217 – et ne surtout pas commenter

sa déposition. Gerhard Thür définit ainsi la déposition d’un témoin comme « une déclaration formulée par le plaignant que le témoin confirme silencieusement. »218 À l’inverse, dans l’idée d’un

refus, deux possibilités s’offrent au témoin : soit ne pas paraître en prenant le serment d’excuse – qui se prête à l’extérieur du tribunal –, comme c’est le cas d’Hégésandre (§ 67-69), soit dénoncer la déposition lue, comme l’envisage Euxithéos pour les proches d’Euboulidès qu’il veut faire témoigner pour lui219 : « Ils ne pourront pas nier (ἔξαρνοι γενέσθαι) ce que j’ai écrit (ταῦτα

213 MACDOWELL (1978, p. 242-243) : « The witness simply confirmed that the statement read out was correct. (The verbal formula used for this confirmation is unknown; it may or may not have included an oath.) »

214 SOMMERSTEIN 2013, p. 89, n. 98 : « We do not know exactly how this confirmation was sought and given. We know, however, that the deposition was first read out by the clerk of the court, and that the word used for confirming it was marturein “testify” […]. Probably, after reading the deposition, the clerk turned to the witness and asked “Do you testify to this (martureis tauta)?” and the reply was “I do testify (marturô)”. »

215 DEMOSTHENE, Contre Aphobos, III (XXIX), 18.

216 PLESCIA 1970, p. 56 : « No depositions, not even those sworn before the magistrate, could be read in court if the witness were not present to confirm them in persona. »

217 ESCHINE, Contre Timarque (I), 46.

218 THÜR 2005, p. 163 : « A statement formulated by the litigant that the witness only silently confirmed. »

219 DEMOSTHENE, Contre Euboulidès (LVII), 14. Voir aussi LYSIAS, Contre Agoratos (XIII), 32 : le verbe est employé pour introduire l’interrogatoire (ἐρώτησις) de la partie adverse.

γέγραφ’) à leur intention. Lis. » Ce qui a été rédigé par le plaignant est soit confirmé soit nié (ἔξαρνέομαι). Le verbe est d’ailleurs employé plusieurs fois par Démosthène par rapport à Æsios220. Le fait de nier implique une parole, comme l’explique Pierre Chantraine qui distingue le verbe ἔξαρνέομαι de « ne pas parler » (οὔ φημι) en ce qu’il signifie plutôt « refuser »221. À

l’inverse, le client d’Isée dans l’affaire sur La succession d’Astyphilos explique que son adversaire ne dirait rien contre le fait qu’Astyphilos a été exposé et enseveli par les amis du défunt et emploie le verbe dans une proposition négative222 : « Lui-même ne le nierait pas (οὐδ’ <ἂν> αὐτὸς ἔξαρνος γένοιτο), comme il vous l’a été témoigné. » L’opposé du désaveu est de se taire. C’est donc bien le silence du témoin qui est le signe de son assentiment à la déclaration lue par le greffier.

La formulation de la convocation renseigne aussi sur la manière dont témoins et témoignages peuvent s’articuler. En effet, en étudiant les ordres donnés par les plaignants au greffier dans les tribunaux, Suzanne Amigues a constaté que l’impératif présent est utilisé pour les témoignages, alors que toutes les autres pièces à conviction sont introduites par l’impératif aoriste223. Or le présent attire selon elle l’attention du public sur l’action commandée et insiste

donc sur les témoignages : « Κάλει signifie non point simplement “appelle” comme le fait

κάλεσον dans son seul emploi connu (Lysias, XXI, 10), mais “invite à comparaître”, la citation des témoins par le héraut supposant leur venue à la tribune et leur déposition. […] D’autre part, pour ce qui est de la “mise en scène”, l’emploi du présent, en attirant l’attention du public sur l’action commandée, signale que le locuteur s’efface momentanément devant l’agent. »224 Cette remarque est intéressante car elle montre l’insistance placée sur les témoins, au contraire des autres pièces, désignées quant à elles par l’aoriste λάβε. Un autre passage du discours Contre Timarque est exemplaire à ce sujet. Eschine fait la liste des biens du père de Timarque, que ce dernier a vendu pour récupérer l’argent nécessaire à sa vie dissolue. Par exemple, la maison en ville a été achetée par le poète comique Nausicratès (§ 98), et les dettes remboursées, comme celle de Métagène de Sphettos (§ 100), ont été dépensées225 :

« Appelle (κάλει) ici Métagène de Sphettos. Lis (ἀνάγνωθι) en premier lieu la déposition de Nausicratès, l’acheteur de la maison, puis prends (λαβέ) les autres dont j’ai aussi parlé. »

220 Voir DEMOSTHENE, Contre Aphobos, III (XXIX), 16-18.

221 CHANTRAINE 1999 (1968), p. 112. Le verbe est utilisé par ailleurs chez les orateurs pour désigner ceux qui désavouent un engagement ou une déclaration : voir par exemple DEMOSTHENE, Contre Midias (XXI), 173 (lois) ; Contre Aristocrate (XXIII), 176 (conventions) ; Contre Aphobos, I (XXVII), 16 (déclaration) ; Contre Phormion (XXXIV), 43 (accord). L’étymologie pointée par Chantraine, qui rapproche ἔξαρνοῦμαι et ἀρά, va dans le sens du serment envisagé par MacDowell.

222 ISEE, La succession d’Astyphilos (IX), 5. 223 AMIGUES 1977.

224 AMIGUES 1977, p. 228-229. 225 ESCHINE, Contre Timarque (I), 100.

Eschine fait le choix du présent (κάλει) quand il se tourne vers le héraut pour appeler le témoin mais passe ensuite à l’aoriste (ἀνάγνωθι et λαβέ) quand il s’adresse au greffier pour fournir les dépositions. Il distingue ainsi entre une tournure sommaire à propos des documents écrits que sont les témoignages et une formulation insistante pour introduire la présence des témoins. Les déposants sont ainsi mis en évidence, ce qui souligne leur valeur probante. C’est sur eux que repose la pièce à conviction, que représente la déposition, et donc l’argument détaillé par l’orateur dans son discours. Cet usage se retrouve pour d’autres convocations de témoins, en particulier chez Eschine mais aussi chez d’autres orateurs226. Mais les façons de faire venir

témoins et témoignages varient fortement dans l’ensemble des sources judiciaires et il ne convient pas pour autant d’y voir un trait caractéristique : l’aoriste peut être utilisé pour appeler un témoin227, le présent pour lire une déposition228.

Quand la notion de lecture est évoquée, il n’est pas possible de ne pas penser à l’ouvrage fondamental de Jesper Svenbro, Phrasikleia, dans lequel l’historien a développé l’idée que « les lettres sont vides de sens jusqu’à leur vocalisation »229 et que le lecteur prête sa voix à l’écrit pour redonner vie au scripteur. Dans le cas des dépositions judiciaires, il s’agit certes bien d’une lecture instrumentale – le greffier lit pour quelqu’un d’autre – mais la situation d’énonciation est radicalement différente : Jesper Svenbro considère des objets parlants dans un contexte funéraire, où les scripteurs sont nécessairement absents puisque morts, alors que les témoins peuvent être présents au tribunal. Dans ce cas, les phrases sont vides de sens jusqu’à l’acquiescement de l’individu qui est censé en être à l’origine. Ce n’est donc plus tant le lecteur qui est essentiel à l’écriture que la présence de celui qui est désigné par la troisième personne. L’ensemble ne fait d’ailleurs que confirmer la démonstration de Svenbro : quand le scripteur est là, la présentification par le lecteur n’a plus de raison d’être.

Conclusion

Le cheminement à partir de la distinction tirée des réflexions de Bruno Latour a mené à reconsidérer la relation entre les actes rédigés et les témoignages qui les accréditent d’une part et entre les documents et les sceaux qui y sont apposés d’autre part. L’ensemble paraît fonctionner en complémentarité. Ainsi, différencier partie probante et partie narrative ne consiste pas à remettre en cause la preuve que constituent les documents. Au contraire, leur place dans le

226 Voir ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 54 ; 67 ; ISEE, La succession de Philoktémon (VI), 11.

227 Voir par exemple ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 113 (μαρτύρησον) ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 143 (ἀνάβηθι) ; LYSIAS, Pour Polystratos (XX), 29 (ἀνάβητε) ; Défense d’un anonyme accusé de corruption (XXI), 10 (κάλεσον).

228 Voir par exemple DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 267 (φέρε et λέγε) ; ESCHINE, Contre Timarque (I), 65 (ἀναγίγνωσκε).

dispositif de vérité est essentielle. Il s’agit plutôt de faire varier les échelles pour comprendre ce sur quoi porte exactement la force probante de chaque preuve. Les actes écrits certifient l’argumentation des orateurs et les témoins assurent leur authenticité. Se placer dans cette perspective permet de ne pas opposer oral et écrit mais de percevoir les articulations qui existent entre eux : les documents n’ont aucune efficacité sans les témoins, mais aucune déposition n’auraient d’intérêt sans la référence préalable aux actes écrits230. De même, si les témoins

déposent sur le fait que le texte a été établi ou copié et sont par conséquent la confirmation de l’acte même, les sceaux, en garantissant le fait que les dispositions n’ont connu aucune modification, certifient le temps long de la conservation à partir de la fermeture attestée par les témoins. Présenter le document, dûment cacheté, ne peut avoir d’efficacité que s’il a d’abord été validé, grâce aux témoins. Le dépositaire, auquel les parties confient leur accord, occupe une place àpartdanscesystème,puisqu’ilassurel’existenced’unacteetlaconformitédeceluiqu’ilprésente. Or ces mécanismes de preuve sont liés les uns aux autres : le témoin atteste la déposition qu’il prononce lui-même ou entend lire par le greffier, témoignage certifiant l’existence de documents écrits dont l’authenticité est garantie par les sceaux qu’il comporte, le tout afin d’appuyer l’argumentation que développe le plaignant. Se dévoile ainsi une imbrication des preuves, où chaque rouage tire son efficacité d’un autre élément de l’ensemble. Pour autant, il convient de se garder de le percevoir comme un système idéal dont tous les rouages seraient bien huilés. Cette structure n’est effectivement jamais montrée dans son ensemble à l’intérieur des plaidoiries judiciaires : ne sont mentionnés que les points d’articulation qui ont de la pertinence pour l’affaire en cours et surtout pour la démonstration du litigant. La reconstruction proposée ici dans une perspective d’analyse historique n’a jamais été développée telle quelle dans la pratique attique des tribunaux.

L’ensemble du dispositif repose sur la personne du témoin en tant que témoin. À ce propos, Renaud Dulong a montré l’importance du moment où le déposant se déclare témoin, ce qu’il a nommé « la qualification du narrateur comme témoin »231 : « Lorsque quelqu’un certifie biographiquement un événement passé, il fait bien plus que consolider la validité de ses dires […]. Les simples mots “j’y étais” confèrent à ses déclarations une valeur transcendant la situation présente. Cet énoncé factualise ce qui est relaté, mais cette factualisation, appuyée sur le caractère irréfutable de l’expérience singulière, rend le contenu de son récit, du moins pour un temps, indissociable de sa personne. » Après avoir étudié la place des témoins dans le dispositif de la vérité, cette remarque ouvre sur les manières de présenter un témoin pour le rendre crédible.

230 Exemple du Contre Olympiodoros : Olympiodoros refuse la lecture de la convention, ce qui est très problématique. Les témoins n’attestent que du fait qu’il y ait eu une convention et pas du contenu de cet acte.