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Qu’est-ce qui donne leur légitimité aux documents produits comme preuve ? Le premier des modes d’accréditation se rapporte aux témoins. Les témoignages sont essentiels pour la production des documents écrits au tribunal, comme le remarque parmi d’autres Stephen Todd : « Les documents privés étaient normalement attestés »9 – ce qui l’amène à affirmer la prévalence

des témoins : « Les tribunaux semblent être restés foncièrement suspicieux envers l’écrit qui ne bénéficiait pas de l’appui de l’oral. Les effets de l’alphabétisation, même à cette période, ne sont pas très profonds. »10 Il suit en cela une tradition forte d’historiens et de commentateurs qui ont

régulièrement perçu l’attestation par les témoins des documents écrits au prisme d’un schéma de pensée opposant l’oral et l’écrit, à l’image de Robert Bonner : « Il était caractéristique des Athéniens qu’ils se fient aux témoins plutôt qu’aux documents »11. Seuls Fritz Pringsheim,

Rosalind Thomas et Christophe Pébarthe ont cherché à remettre en cause cette perspective, mais, en s’attachant à mettre en avant l’importance de l’écrit dans l’Athènes classique en général et chez les orateurs en particulier, ils ne font que renverser la hiérarchie sans réfuter son principe. Ainsi, Fritz Pringsheim et Rosalind Thomas perçoivent le IVe siècle comme « une étape de transition »

entre l’usage des témoins – jusqu’au Ve siècle – et celui des documents seuls – à partir de la fin du IVe siècle12. Les deux modes de preuve ne sont donc pas pensés comme pouvant normalement coexister et ne le feraient chez les orateurs qu’accidentellement, du fait de la focalisation temporelle de cette source. Christophe Pébarthe rejette quant à lui l’idée d’une nouveauté de

élaborés unilatéralement. De même, les contrats et les testaments ne peuvent être présentés au tribunal qu’avec l’accord de la partie adverse, au contraire des sommations. Pour autant, l’objet de cette étude étant de dégager des lignes de force quant à la pratique des preuves dans les procès, les types d’écrits seront regroupés de manière thématique, quoique toujours analysés successivement pour ne pas négliger leurs spécificités.

9 TODD 1990a, p. 33 : « Private documents were normally attested. »

10TODD1990a,p.33,n.23:«Thecourtsseemtohaveremaineddeeplysuspiciousofthewrittenwithoutthesupport of the spoken word. The effects of literacy, even at this period, did not run very deep. » Voir aussi p. 29, n. 15. 11 BONNER 1979 (1905), p. 39 : « It was characteristic of the Athenians to rely on witnesses rather than on documents. » Voir aussi SOUBIE 1974, p. 127 ; MAFFI 1988, p. 209 ; HANSEN 1993, p. 236-237 ; SCAFURO 1994, p. 161 et 164; COHEN 2003, p. 78-92 ; HUMPHREYS 2007, p. 159 ; JOHNSTONE 2011, p. 39-40.

12 C’est la thèse de PRINGSHEIM (1955), qui voit dans les discours judiciaires « a transitional stage in which documents did not yet replace attestation » (p. 403) et que reprendTHOMAS 1992, p. 41. Les contrats écrits prévalent donc sur les témoins, au contraire de ce qu’il a démontré dans PRINGSHEIM 1950. Cette thèse a été critiquée, voir par exemple MAFFI (1988, p. 205) : « Si nous observons la discipline qui règle l’usage du document contractuel comme moyen de preuve dans le procès attique du IVème siècle, nous nous rendons compte que celle-ci est telle qu’elle ne permet pas au document de remplacer le témoignage. » Sur les deux cas mentionnés par Pringsheim, voir plus loin.

l’écrit au cours du IVe siècle13 mais ne sort pas pour autant de la dichotomie14. Pour reprendre le

dossier, les contrats ou conventions écrites, les testaments et les sommations judiciaires seront successivement analysés à partir du nombre d’occurrences où sont présentés un ou des témoins.

Les témoins sont prépondérants pour la production devant les juges des contrats et des conventions15, ainsi que des sentences arbitrales16, rédigés par écrit (Tableau 18, p. 114) : quatorze convocations concernant ces types d’actes sur dix-neuf au total impliquent un ou des témoins, dont sept occurrences où seuls les déposants sont appelés. L’ouvrage de Pringsheim The Greek

Law of Sale a bien montré l’importance des témoins pour les contrats, qu’ils soient écrits ou

oraux17.LedocumentquidonnelieuàcontestationdanslediscoursContreLacritosdeDémosthène

en est le meilleur exemple. Dans cette affaire, le plaignant Androclès a prêté de l’argent à Artémon, le frère de Lacritos, pour un voyage au Pont avec retour. Le contractant étant mort (§ 3), Androclès se retourne contre Lacritos, qui s’est porté garant du prêt maritime (§ 7), pour le recouvrement des sommes dues, ce à quoi Lacritos répond par une παραγραφή, c’est-à-dire une exception pour examiner la recevabilité de l’accusation. Après l’exposé de la situation qui a conduit au contrat (§ 6-8), le plaignant fait donner lecture de l’acte par le greffier (§ 10-13). Le texte18 mentionne en dernier lieu les témoins19 :

« Sont témoins (μάρτυρες) Phormion, du dème du Pirée, Képhisodotos de Béotie, Héliodoros, du dème de Pithos. »

13 PEBARTHE 2006, p. 316-317, à partir d’ARISTOPHANE, Les Nuées, v. 766-772.

14 PEBARTHE 2006, p. 329 : « Il ne paraît pas possible de considérer que les documents comptent moins que les témoignages des individus comme de nombreux historiens l’ont affirmé. […] Les sources indiquent le contraire. » En examinant les sources, il est bien obligé de constater « que la réalisation d’un document et sa production devant un tribunal ne suffit pas nécessairement et que les témoins constituent un appoint parfois décisif » (p. 330), mais évacue l’argument en évoquant la thèse des témoins comme soutiens développée notamment dans HUMPHREYS 2007 (1985) – évoquée dans le chapitre « L’ère des témoins » –, alors qu’elle ne peut être pertinente dans le cas évoqué (ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 20-21) où les témoins d’une ἐκμαρτυρία empêchent la déposition originelle d’être modifiée et sont donc appelés pour leur déclaration plutôt que comme soutiens.

15 Le lexique pour désigner les « contrats » et les « conventions » est assez flou en grec. D’une part, les termes principaux que sont συγγραφή, συνθήκη et συμβόλαιον ne sont pas clairement distingués les uns des autres et les commentateurs se sont vainement échinés à dégager des significations spécifiques : voir COHEN 1973, p. 131-132 pour cette conclusion et l’historiographie. Il résume (p. 132) : « In short, the sungraphai was the normal means of commercial agreement. Thus the written nature of the contract need not be specified by a speaker unless relevant to the particular point involved. » D’autre part, le vocabulaire de chaque type de transactions économiques peut être employé : le contrat de location (μίσθωσις) dans DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 31 est simplement nommé

συνθῆκαι dans DEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 4. Voir aussi l’article d’HARRIS (2015, p. 8-12) sur « The Meaning of Legal Term Symbolaion », qui remet en cause la traduction de « contrat » pour le terme συμβόλαιον. 16 Si les sentences arbitrales ne sont évidemment pas des transactions, elles peuvent néanmoins être associées aux contrats et conventions en cela qu’elles ne sont pas le fruit d’une décision unilatérale des arbitres, comme le sont les jugements des tribunaux, mais sont mises en place grâce à l’accord des deux parties. Elles réalisent donc une entente entre les adversaires, au même titre que les contrats et les conventions.

17 PRINGSHEIM 1950, p. 13-83. Il généralise même cette thèse à tous les types d’acte écrit : « Evidence given in writing has also to be itself attested by numerous witnesses and is in fact always attested. » (p. 25)

18 L’authenticité des documents restitués chez les orateurs en général a fait l’objet d’un long débat. Dans ce discours, le contrat et les témoignages ont été considérés comme relativement sûrs, même si le manuscrit S (Parisinus 2934), qui remonte au Xe siècle, se contente de la mention « Contrat. Témoins. » Voir le chapitre « Le savoir du témoin oculaire ».

Documents officiels

Documents écrits Nb Occurrences

Lettre (ἐπιστολή) 31

DEMOSTHENE, Philippiques, I (IV), 37 ; Sur la couronne (XVIII), 39 ; 76-78 ; 156- 157 ; 166 ; 167 ; 212 ; 214 ; 221 ; Sur l’ambassade (XIX), 38 ; 40 ; 51 ; 161 ; 187 ; Contre Aristocrate (XXIII), 115 ; 151 ; 159 ; 160 ; 161 ; 161 ; 161 ; 162 ; 174 ; 174 ; 178 ; 178 ; 183 ; DINARQUE, Contre Démosthène (I), 27 ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 90 ; 128 ; 134 ; ISOCRATE, Trapézitique (XVII), 52.

Documents privés

Documents écrits Nb Occurrences

Contrat (συγγραφή) 9

DEMOSTHENE, Contre Phormion (XXXIV), 7 ; Contre Lacritos (XXXV), 9 ; 37 ; Pour Phormion (XXXVI), 4 ; Contre Spoudias (XLI), 10 ; Contre Stéphanos, I (XLV), 31 ; Contre Dionysodoros (LVI), 6 ; 36 ; 38.

Convention (συνθήκη) 4

ESCHINE, Contre Timarque (I), 115 ; HYPERIDE, Contre Athénogène (IV), 12 (col. VI) ; ISOCRATE, Contre Callimachos (XVIII), 19 ; LYCURGUE, Contre Léocrate (I), 24.

Testament (διαθήκη) 4 DLa succession de Philoktémon (VI), 7 ; IEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 7 ; Contre Stéphanos, I (XLV), 28 ; ISOCRATE, Éginétique (XIX), 12. SEE,

Documents judiciaires

Documents écrits Nb Occurrences

Relevé (ἀπογραφή20, ἀπόφασις, κατάλογος,

βιβλίον, ἀριθμὸς)

22

ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 13 ; 15 ; 35 ; 47 ; DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 106 ; 106 ; 305 ; Contre Leptine (XX), 78 ; Contre Midias (XXI), 130 ; Contre Phormion (XXXIV), 7 ; Pour Phormion (XXXVI), 40 ; Contre Spoudias (XLI), 28 ;Contre Phénippos (XLII), 16 ; 25 ; 26 ; 27 ; Contre Polyclès (L), 65 ; ISEE, La succession de Dikaiogénès (V), 3 ; LYSIAS, Contre Agoratos (XIII), 38 ; Affaire de confiscation (XVII), 9 ; Sur les biens d’Aristophane (XIX), 27 ; 57.

Plainte (ἔγκλημα,

γραφή, ἀντιγραφή,

ἀντωμοςία, φάσις)

20

DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 53 ; Contre Phormion (XXXIV), 16 ; Contre Panténétos (XXXVII), 22 ; 25 ; 26 ; 28 ; 29 ; 32 ; Contre Nausimachos et Xénopeithès (XXXVIII), 14 ; 15 ; Contre Bœotos, I (XXXIX), 38 ;Contre Stéphanos, I (XLV), 46 ; Contre Théocrinès (LVIII), 7 ; 36 ; HYPERIDE, Contre Philippide (I), 13 (col. IX) ;ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 7 ; La succession de Dikaiogénès (V), 2 ; 4 ;ISOCRATE, Sur l’échange (XV), 29 ;LYSIAS, Contre Alcibiade, I (XIV), 47.

→ Exception

(παραγραφή) 2 DEMOSTHENE, Contre Zénothémis (XXXII), 23 ; Contre Phormion (XXXIV), 17. → Protestation

(διαμαρτυρία) 2 DEMOSTHENE, Contre Léocharès (XLIV), 45 ; ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 7.

Sommation

(πρόκλησις) 20

DEMOSTHENE, Contre Aphobos, III (XXIX), 21 ; Contre Onétor, I (XXX), 36 ; Pour Phormion (XXXVI), 4 ; 7 ; 40 ; Contre Panténétos (XXXVII), 27 ; 43 ; Contre Bœotos, II (XL), 44 ; Contre Phénippos (XLII), 23 ; Contre Stéphanos, I (XLV), 61 ; Contre Olympiodoros (XLVIII), 34 ; Contre Timothée (XLIX), 42 ; Contre Conon (LIV), 40 ; Contre Calliclès (LV), 27 ; 35 ; Contre Dionysodoros (LVI), 17 ; Contre Nééra (LIX), 124 ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 127 ; ISEE, La succession de Philoktémon (VI), 16 ; LYCURGUE, Contre Léocrate (I), 28.

Déposition écrite

(ἐκμαρτυρία)21 3

DEMOSTHENE, Contre Lacritos (XXXV), 20 ; 34 ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 19.

Sentence arbitrale 2 DEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 16 ; Contre Nééra (LIX), 47.

Sentence et décision

(κρίσις, δόγμα) 2

DEMOSTHENE, Contre Aristogiton, I (XXV), 62 ; LYSIAS, Contre Agoratos (XIII), 50.

Opposition (ἀντίληξις) 1 DEMOSTHENE, Contre Bœotos, I (XXXIX), 38.

Tableau 17 : Liste des documents écrits convoqués dans les discours judiciaires

20 Il ne s’agit pas ici du sens légal du mot. Pour ce sens, voir OSBORNE 1985, p. 44-48 et son appendice I, p. 54-55. 21 Il n’est question ici que des dépositions reçues d’une personne dans l’incapacité de se présenter au procès, du fait d’une absence de la cité ou d’une maladie. Ne sont donc pas pris en compte les dépositions rédigées pour un procès précédent et réemployées dans un discours : voir DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 8 ; 19 ; 24 ; 25 ; ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 7 ; 12 ; 14. Voir aussi DEMOSTHENE, Contre Aphobos, II (XXVIII), 10-13 ; Contre Stéphanos, I (XLV), 55 ; ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 56 ; La succession de Dikaiogénès (V), 18.

Contrats et conventions

Nb Occurrences

C-/T+ 7

DEMOSTHENE, Contre Apatourios (XXXIII), 8 ; 1522 ; Contre Lacritos (XXXV), 23 ; 33 ; Contre Olympiodoros (XLVIII), 1123 ; LYCURGUE, Contre Léocrate (I), 2324 ; LYSIAS, Affaire de confiscation (XVII), 2.

C+/T+ 5 D(XLI), 10EMOSTHENE25 ; ESCHINE, Contre Lacritos (XXXV), 9-14 et 37 ; Pour Phormion (XXXVI), 4 ; Contre Spoudias , Contre Timarque (I), 11526 ;LYCURGUE, Contre Léocrate (I), 24.

C+/T- 5

DEMOSTHENE, Contre Phormion (XXXIV), 7 ; Contre Stéphanos, I (XLV), 31 ; Contre Dionysodoros (LVI), 6, 36, 38 ; HYPERIDE, Contre Athénogène (IV), 12 (col. VI) ; ISOCRATE, Contre Callimachos (XVIII), 19.

Conciliations par sentence arbitrale

Nb Occurrences

S+/T+ 2 DEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 16 ; Contre Nééra (LIX), 47.

Testaments

Nb Occurrences

T-/T+ 2 DEMOSTHENE, Contre Spoudias (XLI), 627 ; LYSIAS, Sur les biens d’Aristophane (XIX), 41. T+/T+ 2 DEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 7 ; ISEE, La succession de Philoktémon (VI), 728. T+/T- 2 DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 28 ; ISOCRATE, Éginétique (XIX), 12.

Tableau 18 : Les convocations concernant un contrat ou une convention (C), une conciliation par sentence arbitrale (S) ou un testament (T)

dans les discours judiciaires

*-/T+ : Document évoqué mais non convoqué avec convocation de témoin(s). *+/T+ : Document et témoin(s) convoqués.

*+/T- : Document convoqué sans convocation de témoin(s).

Ne sont listés que les documents utiles au discours en cours, c’est-à-dire ceux qui sont ou peuvent être produits dans le discours. Les testaments relevant d’un procès précédent ou du discours de l’adversaire ne sont ainsi pas répertoriés29.

22 L’acte du compromis entre Parménon et Apatourios ne peut pas être convoqué : il a été perdu par Aristoclès (voir plus loin).

23 La convention entre le plaignant et Olympiodoros ne peut pas être produite : Olympiodoros s’est opposé à la sommation de produire l’acte au tribunal (§ 48-50).

24 Ce contrat de vente est perçu par PRINGSHEIM (1955, p. 404) comme le deuxième cas où une convention écrite n’a aucun témoin. Pour autant, des témoins sont convoqués et, le témoignage par ouï-dire étant interdit, rien ne s’oppose à ce qu’ils soient les témoins du contrat.

25 Le cas a été débattu mais il semble impossible aujourd’hui de soutenir qu’une femme ne peut pas réaliser de contrat. Voir plus loin. En outre, Aristogénès, le témoin convoqué au § 10, se révèle le dépositaire de l’acte au § 21. Il est donc bien le témoin de l’acte de la femme de Polyeucte et pas seulement des paroles de Polyeucte mourant (§ 8). 26 Les témoins n’ont pas « assisté » à la convention mais ont joué un rôle dans sa réalisation : Leuconidès l’a contractée avec Timarque et Philémon a remis l’argent. Ils sont donc bien placés pour attester l’existence de l’acte et, puisque le contractant ne correspond pas à une des deux parties du procès, sa déposition était sans doute considérée comme la plus appropriée pour valider l’existence de l’accord. Il n’était par conséquent pas besoin d’appeler d’autres témoins, ni même de les mentionner dans le discours.

27 HARRISON (1968, p. 153), tout comme GERNET (1957 (éd.), p. 65, n. 3), voit ce testament comme probablement oral, à partir d’un passage postérieur (§ 16). Il n’y a cependant pas de raison de penser que τὸ τελευταῖον indique ici la prononciation à voix haute plus que la réalisation en général.

28 La convocation des témoins n’est pas notée dans le manuscrit, le testament figurant seul. Néanmoins, le passage du discours qui annonce les preuves mentionne explicitement des témoins qui ont assisté à la rédaction de l’acte et/ou à la remise au dépositaire Chairéas, à tel point que la mention de la convocation été rajoutée par G. F. Schoemann, dans son édition allemande de 1830, modification suivie par les éditeurs postérieurs.

29 Pour les contrats et conventions, voir DEMOSTHENE, Contre Panténétos (XXXVII), 29-30 ; Contre Calliclès (LV), 31 ; ISOCRATE, Trapézitique (XVII), 24 ; LYSIAS, Contre Simon (III), 22. Pour les testaments, voir DEMOSTHENE, Contre Macartatos (XLIII), 4 ; ISEE, La succession de Cléonymos (I), 3, 10-11 ; La succession de Nicostratos (IV) ; La succession de Dikaiogénès (V), 6 ; 15 ; La succession d’Astyphilos (IX), 2-5 ; La succession d’Aristarchos (X), 22-23 ; La succession d’Hagnias (XI), 8.

Selon David Cohen, Androclès développe toute son argumentation autour du contrat et n’anticipe pas du tout une réfutation du document par l’adversaire car elle ne serait tout simplement pas possible. Le document écrit seul importerait dans les affaires commerciales, à l’opposé de ce qui a lieu dans les autres types de procès : « Dans les affaires d’héritage et de citoyenneté discutées plus tôt, les documents écrits était subsidiaires au témoignage oral que les parties utilisaient comme fondement principal de leurs réclamations. […] Dans le Contre Lacritos au contraire, le besoin n’est pas ressenti d’introduire un témoignage qui revendique une connaissance personnelle des détails de la transaction et de ses obligations pour montrer que ces obligations ont bien été contractées. »30 La dichotomie entre texte écrit et déposition orale est

ainsi vivement mise en jeu.

Pourtant, le plaignant invoque successivement (§ 14) le témoignage du dépositaire du contrat – Archénomidès, fils d’Archédamas, du dème d’Anagyrous – puis celui des témoins qui ont assisté à la rédaction du document – les trois personnages mentionnés dans l’acte, auxquels sont ajoutés Théodotos, isotèle, Charinos, fils d’Épicharès, du dème de Leuconoè. La distinction entre partie probante et informative se révèle ainsi opérante : il est fondamental pour la démonstration de donner à la fois le texte, qui expose en détail les sommes et conditions du prêt, et les témoins, qui garantissent son authenticité.

Les individus mentionnés dans l’acte lui-même sont les témoins instrumentaires, dont le rôle futur est capital, comme le signale Sally Humphreys, à propos de ce passage : « Le document devait être rédigé et déposé en présence de témoins prêts à aller au tribunal et à attester sa validité, il n’était pas suffisant d’avoir simplement un contrat signé par des témoins. »31 La fonction probante des témoins ne se limite pas à inscrire leurs noms au bas du texte, mais repose sur l’engagement de défendre le contrat conclu si besoin et n’advient que par l’accomplissement de cette promesse. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer le nombre plus élevé de personnes venant effectivement déposer, par rapport à celles qui sont consignées dans le document, alors qu’ils sont tous caractérisés comme « présents » (τῶν παραγενομένων) : les trois témoins qui figurent dans le texte seraient ceux qui avaient assumé le risque d’une convocation32, alors que les autres

n’auraient pas nécessairement prévu de témoigner et acceptent finalement cette éventualité.

30 COHEN 2003, p. 94 : « In the inheritance and citizenship cases discussed above, written documents were subsidiary to the oral testimony that the parties used as the principal foundation for their claims. […] In Against Lacritus, on the other hand, there is no felt need to introduce testimony that claims personal knowledge of the details of the transaction and its obligation as a way of showing that those obligations in fact had been incurred. » Sa thèse par rapport aux affaires commerciales est démontrée p. 92-96.

31 HUMPHREYS 2007, p. 159 : « The document would have to be written and deposited in the presence of witnesses prepared to appear in court and testify to its validity; it was not sufficient merely to have a contract signed by witnesses. »

Ensuite, l’appel conjoint aux témoins et au dépositaire est intéressant. Il n’est certes pas rare que les dépositaires du texte soient appelés à déposer33, comme l’expliquent Carey et Reid : « Quand un accord écrit était établi, il était confié à un tiers qui, s’il n’était pas déjà lui-même un des témoins, pouvait être utilisé comme preuve en complément d’autres témoins. »34 Néanmoins,

cette occurrence est une exception dans les plaidoiries : dans tous les autres cas, soit le dépositaire monte seul à la tribune, soit ce sont les témoins qui se présente sans le dépositaire. La double convocation du Contre Lacritos démontre en fait que ces deux attestations ne sont pas équivalentes : les témoins « signataires » de l’acte confirment le fait que le prêt a bien été rédigé et le dépositaire certifie que le document produit devant les juges est bien celui qui a été établi à l’époque. Ces individus sont donc complémentaires.

Enfin, le prêt est produit aux yeux des juges au début du procès, après l’exorde et la description de la situation. Les contrats autour desquels tournent les discours occupent régulièrement cette position initiale : c’est le cas à quatre reprises35. Percevoir le texte de l’acte en tant que partie informative rend cette caractéristique limpide : il s’agit pour le plaignant de donner aux juges les points en débat, puis de développer la démonstration concernant l’acte au moyen de preuves. C’est d’ailleurs la même idée pour les témoignages incriminés dans un procès pour faux témoignage36 : ils sont lus en premier, afin d’exposer aux juges ce dont il est question dans le

procès et d’en permettre ensuite la réfutation grâce aux vraisemblances et aux témoins. La déposition fournie ne représente donc pas une preuve mais n’est convoquée que pour les allégations qu’elle contient.

De même en ce qui concerne les testaments, les témoins sont appelés majoritairement (Tableau 18, p. 114) : sur six cas où un testament est ou pourrait être convoqué car il favorise le plaignant, quatre voient l’appel de témoins, dont la moitié sans l’acte de la succession37. Ainsi,

dans le discours de Lysias Sur les biens d’Aristophane – discours dans lequel le plaignant cherche à minimiser la richesse d’Aristophane dont il est accusé d’avoir détourné une partie avant la confiscation par la cité –, le testament que Conon a rédigé à Chypre38 est convoqué pour montrer

33 C’est le cas à trois reprises : outre Archénomidès dans le Contre Lacritos, voir DEMOSTHENE, Contre Spoudias (XLI), 10 et 21 (Aristogénès) ; Contre Olympiodoros (XLVIII), 11 (Androcleidès).

34 CAREY et REID (1985 (éd.), p. 200) : « When a written agreement was drawn up it was entrusted to a third party who, if not already one of the witnesses, would be available for proof in addition to the other witnesses. »

35 DEMOSTHENE, Contre Phormion (XXXIV), 7 ; Contre Lacritos (XXXV), 10-13 ; Pour Phormion (XXXVI), 4 ; Contre Dionysodoros (LVI), 6. Voir aussi pour les testaments : DEMOSTHENE, Pour Phormion (XXXVI), 7.

36 Voir DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 8 ; ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 7.

37 En outre, il est souvent fait mention des témoins en faveur des testaments qu’ont ou que vont convoquer les adversaires : voir DEMOSTHENE, Contre Macartatos (XLIII), 4 ; ISEE, La succession de Nicostratos (IV), 12-18 ; 22 ; 24 ; La succession de Dikaiogénès (V), 15 ; La succession d’Astyphilos (IX), 7-14 ; La succession d’Aristarchos (X), 22-23.

38 Le fait que Conon teste alors qu’il a des héritiers légitimes a été débattu : TODD (1993, p. 226) explique cette anormalité par le fait que ces dispositions ont été prises à Chypre, alors que HUNTER (1994, p. 12-13) y voit une configuration habituelle. HARRISON (1968, p. 151-152) semble pourtant avoir résolu le problème : si une loi existe, des exceptions sont possibles et les juges ont à décider à chaque fois si le testateur est allé ou non trop loin.

que lui aussi, proche d’Aristophane, avait moins de biens que ce qu’il était permis de penser. Les témoins sont appelés dans le discours (§ 41), mais pas le testament. Or les dispositions qu’avaient prises Conon ont déjà été résumées dans le texte du plaidoyer (§ 39-40) : il a consacré 5 000 statères – soit 20 000 drachmes39 –, a légué 10 000 drachmes à son neveu, 18 000 drachmes à son

frère et plus de 100 000 drachmes à son fils. Le total se porte à 230 000 drachmes, soit plus de 38 talents, ce qui correspond aux « quarante talents environ » allégués par le beau-frère d’Aristophane (§ 40)40. Surtout, la partie narrative est passée de l’acte du défunt au discours de

l’orateur. Surtout, ce ne sont pas tant les sommes que cherche à confirmer le plaignant que le moment où Conon a rédigé ses volontés : l’ayant fait juste avant de mourir – mais avec son bon sens, ce qui est précisé (§ 41) puisque c’est une obligation pour la validité du testament41 –, il est certain qu’il n’y a rien à retrancher de ces comptes, aucune dette n’ayant pu être contractée après l’établissement de l’acte42. Le plaignant craint peut-être une attaque de son adversaire sur ce point

précis. Les témoins apparaissent seuls car c’est uniquement la date du testament qui doit être certifiée, et non pas le contenu.

La place des témoins dans le testament fait retour à l’étymologie latine du mot