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Les témoignages apparaissent d’autant plus importants que leur absence est soulignée comme problématique par les orateurs. C’est principalement le manque de témoins du côté de l’adversaire qui revient le plus fréquemment dans les discours, comme preuve de l’inanité de l’accusation. David Mirhady l’a déjà noté : « Contre l’adversaire, son incapacité à fournir des témoins est donnée comme une raison suffisante pour ne pas tenir compte de ses arguments. »170

La critique peut porter sur l’adversaire en général, capable de mener des procès sans recourir à ce moyen d’attestation, à l’image de la dénonciation par Démosthène des « procès sans témoin pendant une journée entière » qu’aurait intenté Eschine171. Mais l’accusation est plus souvent

développée par rapport à un point précis, pour détruire les propos de la partie adverse à ce sujet. Cette idée peut concerner des procès antérieurs172, mais elle est d’autant plus virulente pour

attaquer un élément que l’adversaire a exposé ou va exposer dans son argumentation concernant l’affaire en cours173. C’est le cas dans le Contre Onétor, discours dans lequel Démosthène s’attaque

au beau-frère d’Aphobos car Onétor posséderait une partie du bien d’Aphobos. L’ancien tuteur de Démosthène a été condamné à la suite du procès qui l’a opposé à l’orateur mais aurait profité de son beau-frère pour détourner des biens. Le débat tourne en particulier autour de la dot de la sœur d’Onétor, mariée à Aphobos mais divorcée selon les adversaires de Démosthène : il s’agit pour le rhéteur de démontrer que la dot n’a pas été versée, afin de récupérer les domaines censés avoir été engagés pour en garantir la restitution. Il explique174 :

« Qu’en outre, d’après ce qu’ont répondu Onétor, Timocratès et Aphobos eux- mêmes, il est impossible que la dot ait été fournie, c’est ce que je vais essayer de vous montrer. Moi, juges, j’ai interrogé chacun d’eux devant de nombreux témoins (πολλῶν ἐναντίον μαρτύρων) : à Onétor et à Timocratès [j’ai demandé] s’il y avait eu des témoins (τινες εἶεν μάρτυρες) devant lesquels ils avaient livré [la dot], à Aphobos, si des gens étaient présents (τινες παρῆσαν) lorsqu’il l’avait reçue. Ils m’ont tous répondu, chacun à son tour, qu’il n’y avait eu aucun témoin (οὐδεὶς μάρτυς παρείη) mais qu’Aphobos aurait obtenu son payement par acomptes, au fur et à mesure de ses besoins. À qui de vous fera- t-on croire (καίτοι τῷ τοῦθ' ὑμῶν πιστόν) que, la dot étant d’un talent, Onétor et Timocratès auraient remis sans témoins (ἄνευ μαρτύρων) à Aphobos une pareille somme de la main à la main (ἐνεχείρισαν) ? […] Je ne dis pas avec un homme de cette espèce, mais avec qui que ce soit, une pareille affaire ne se traite jamais sans témoins (ἀμαρτύρως). »

170 MIRHADY 2002, p. 258 : « Against the opponent, his failure to provide witnesses is given as sufficient reason to disregard his arguments. »

171 DEMOSTHENE, Sur l’ambassade (XIX), 120. Sur ce passage, voir LEISI 1907, p. 110-111. Voir aussi l’absence de témoins en général soulignée dans LYSIAS, Contre Ératosthène (XII), 33.

172 DEMOSTHENE, Sur l’ambassade (XIX), 243 ; Contre Macartatos (XLIII), 30 ; Contre Stéphanos, II (XLVI), 2 ; Contre Euboulidès (LVII), 11 ; ISEE, La défense d’Euphilétos (XII), 11.

173 Cette condamnation peut avoir une portée générale. Voir DEMOSTHENE, Contre Bœotos, II (XL), 53-54 et 61 : Mantithéos explique aux juges qu’il ne faut accepter aucune allégation de Bœotos non confirmée par des témoins. 174 DEMOSTHENE, Contre Onétor, I (XXX), 19-21.

L’absence de témoins est une preuve que la dot n’a pas été versée et discrédite donc la démonstration des adversaires sur ce point. Il s’agit de témoins instrumentaires, lesquels accompagnent les Athéniens dans toutes leurs affaires commerciales. Verser une somme « de la main à la main » (ἐν-χειρίζειν), c’est-à-dire « seul à seul » (μόνος μόνῳ) comme il est dit ensuite (§ 22 et 23)175, signifie ne rien dépenser du tout. L’orateur choisit

ἐγχειρίζειν plutôt que μόνος μόνῳ car il réutilise le verbe dans un sens tout différent juste après le passage cité176 : « Nous

obéissons au même motif quand nous célébrons des noces et que nous y invitons nos proches : c’est qu’il ne s’agit pas d’une chose secondaire ; c’est la vie de nos sœurs et de nos filles que nous confions (ἐγχειρίζομεν) à autrui ; en pareille occasion, on s’entoure de toutes les sûretés. » Le fait de marier une femme de la famille – littéralement la mettre dans les mains d’autrui – répond aux mêmes impératifs que les versements d’argent : ces deux actes doivent se tenir devant témoin.

À l’opposé du comportement d’Aphobos et Onétor, Démosthène mène ses entrevues entouré de nombreux témoins (πολλῶν μαρτύρων), qu’il fait d’ailleurs monter à la tribune (§ 24). Il met ainsi en pratique le comportement décrit dans ses déclarations prescriptives. Démosthène ne s’en tient d’ailleurs pas là et développe le thème par la suite, en expliquant qu’Onétor aurait d’autant plus dû recourir à des témoins qu’ils sont prépondérants en matière de remboursement d’une dette : il convient selon lui d’appeler comme témoins du remboursement ceux qui ont assistés à la reconnaissance de la dette, car dans le cas contraire ils pourraient être convoqués pour n’attester que la somme due, et non son paiement (§ 22). Une telle démonstration concernant les relations économiques est loin d’être inédite177. L’évocation par Démosthène de la

situation en matière de mariages permet d’ailleurs de dépasser ce cas spécifique : les transactions financières, tout type de circonstances familiales178 ou même les entretiens avec des ennemis

personnels179 requièrent des témoins au tribunal pour être acceptés. Dans le cas contraire, ils sont considérés comme n’ayant pas eu lieu. Si, selon le proverbe actuel, « l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence », l’absence de témoignage sur un fait est bien le témoignage de son absence dans les plaidoyers attiques180.

175 Fritz PRINGSHEIM (1950, p. 25-26, n. 9) a montré, à partir d’Aristophane qui met en parallèle μόνας μόναις et οὐ

μαρτύρων ἐναντίον (ARISTOPHANE, L’Assemblée des femmes, v. 448), que ces mots ne signifiaient pas transmettre de l’argent « in cash » mais « without witnesses ». L’expression est utilisée, dans un contexte similaire, au sujet de Phor- mion, critiqué par Apollodore d’avoir remis une somme seul à seul malgré une convention le liant (DEMOSTHENE, Contre Phormion (XXXIV), 32). Voir DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 137 ; ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 125. 176 DEMOSTHENE, Contre Onétor, I (XXX), 21.

177 Voir DEMOSTHENE, Contre Aphobos, I (XXVII), 21-22 ; 49 ; 51 ; 54 ; II (XXVIII), 1-2 ; 7 ; Contre Phormion (XXXIV), 28 ; 29-32 ; Contre Bœotos, II (XL), 21 ; Contre Olympiodoros (XLVIII), 47 ; Contre Timothée (XLIX), 37 ; 39 ; 41 ; 45 ; 55-56 ; Contre Callippos (LII), 22 ; LYSIAS, Contre Simon (III), 22.

178 Voir DEMOSTHENE, Contre Macartatos (XLIII), 41 ; ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 24-27. 179 Voir DEMOSTHENE, Contre Apatourios (XXXIII), 26 ; Contre Évergos et Mnésiboulos (XLVII), 11-12.

180 À tel point qu’Aristophane explique qu’un plaignant sans témoin n’a plus qu’à se pendre (ARISTOPHANE, Les Nuées, v. 776-780). David MIRHADY (2002, p. 255) commente : « The passage above is not alone in making clear that testimony was a matter of life and death for the viability of a judicial presentation. »

S’il n’est pas étonnant que soit dénoncée l’absence de témoins instrumentaires, c’est-à-dire qui interviennent au moment d’un événement planifié, le défaut de témoins accidentels peut également être mentionné dans le corpus conservé181. Dans le discours Sur l’olivier sacré de Lysias

par exemple, le plaignant se défend d’avoir déraciné un olivier sacré (μορία) et son enceinte (σηκός) sur le champ dont il est propriétaire. Il explique d’abord que le terrain ne présentait pas d’olivier quand il l’a acheté, ce qu’il fait confirmer par la déposition des individus auxquels il a confié l’exploitation de la terre (§ 10), dont Callistratos et Protéas (§ 9-10). Si Nicomachos, l’adversaire, ne peut donc pas citer ces témoins à comparaître, d’autres gens connaissent l’état du champ, comme les voisins et les passants (τοὺς παριόντας ἢ τοὺς γείτονας), qui auraient donc pu venir au tribunal182 :

« Parmi eux, certains sont certes mes amis (οἱ μὲν φίλοι), mais d’autres se trouvent avoir avec moi des démêlés au sujet de mes biens : c’est ceux-là qu’il devait produire comme témoins (παρασχέσθαι μάρτυρας), et ainsi ne pas seulement lancer des accusations impudentes (μὴ μόνον οὕτως τολμηρὰς κατηγορίας ποιεῖσθαι), en racontant que moi je me tenais là alors que les esclaves coupaient le tronc et que le conducteur de bœufs partît avec le bois après l’avoir chargé sur sa voiture. En vérité, Nicomachos, tu aurais dû à ce moment-là appeler les passants comme témoins (χρῆν σε τότε καὶ παρακαλεῖν τοὺς παριόντας μάρτυρας), et rendre le délit manifeste (φανερὸν ποιεῖν τὸ πρᾶγμα) : ainsi tu ne m’aurais laissé aucune possibilité de défense (οὐδεμίαν […] ἀπολογίαν). »

Ce développement est d’autant plus intéressant qu’il laisse percevoir, chose rare dans les discours, l’argumentation de l’adversaire : celui-ci a tenté de démontrer dans son réquisitoire que le paysan anonyme avait donné l’ordre de couper l’olivier à ses serviteurs avant de faire emporter le bois. En mentionnant les esclaves, il a sûrement fait sommation au plaignant de les livrer à la question, ce que ce dernier a probablement refusé. L’accusé a d’abord démenti la possibilité de leur présence par un argument logique : en agissant de la sorte, il serait devenu l’esclave de ses serviteurs, puisque son sort aurait dépendu de leur bon vouloir (§ 16). Il en vient surtout à souligner dans son raisonnement le manque de témoins en faveur de son adversaire : si les déclarations de Nicomachos étaient véridiques, celui-ci aurait dû songer tout de suite à les faire constater par des témoins, en convoquant les passants (τοὺς παριόντας), qui ne sont alors ni des témoins instrumentaires ni des témoins automatiques mais relèvent du « troisième type » déjà mentionné. Comme il n’en présente aucun lors du procès, le plaignant en conclut à l’inexistence du fait. Cet élément de preuve est tellement important que le plaignant le rappelle aux juges à de nombreuses reprises (§ 21, 23, 38 et 43).

181 Outre l’exemple développé ci-dessous, voir aussi ESCHINE, Sur l’ambassade (II), 162. 182 LYSIAS, Sur l’olivier sacré (VII), 18-20.

Surtout, le plaignant utilise une opposition fréquente chez les orateurs attiques entre les faits attestés par des témoins et les discours, que ce soit ceux de la défense (ἀπολογία) ou de l’accusation (κατηγορία). Cette opposition est encore plus explicite par la suite, quand il insiste sur la nécessité pour Nicomachos d’appeler les gens qui étaient présents183 : « Tu n’as rien fait de tel, et c’est par tes seuls discours (διὰτοὺς σοὺς λόγους) que tu prétends me faire condamner ; tu te plains que du fait de mon influence et de mon argent personne ne veut témoigner pour toi (οὐδεὶς ἐθέλει σοι μαρτυρεῖν). » À l’apport de témoins sont directement confrontés les simples discours, qui ne reposent sur aucune attestation, couple d’opposition qui n’est pas rare chez les orateurs184. Enfin, ce passage a l’intérêt là encore de laisser deviner l’argumentation de

l’adversaire, qui a dû mettre en avant l’achat des témoins par l’adversaire pour expliquer le manque d’individus à présenter à la barre – justification qui n’est pas isolée chez les orateurs185.

Christopher Carey y voir « peut être un stratagème de l’accusateur pour rendre compte de son manque de témoignage »186. Il est certes impossible de dire si cette allégation est vraie ou fausse, mais elle montre néanmoins qu’il est nécessaire, pour Nicomachos, de trouver une explication pour excuser son absence de témoins.

Les orateurs peuvent même jouer sur l’argument de l’absence de témoins, en invitant l’opposant à présenter des témoins sur un point particulier, ce qui n’était pas nécessairement prévu, et en utilisant ce manque créé de toutes pièces pour valoriser leur démonstration. Dans le

Pour Polystratos de Lysias par exemple, discours prononcé en 410, le fils de Polystratos défend son

père de la grave accusation d’avoir participé à la révolution oligarchique de 411 et donc d’avoir renversé la démocratie : il a effectivement été l’un des cents commissaires qui ont dressé la liste des Cinq Mille – même si le discours explique qu’il y a été contraint (§ 13-14) – et était par conséquent l’un des Quatre Cents. L’orateur doit alors réfuter un certain nombre d’arguments en sa défaveur, dont le fait que son père est de la famille de Phrynichos, un des instigateurs du soulèvement oligarchique. Alors que lui-même passe essentiellement par un raisonnement logique (§ 11-12), il entame sa démonstration par une adresse à la foule au sujet des déclarations de ses adversaires187 :

183 LYSIAS, Sur l’olivier sacré (VII), 21.

184 Voir ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 84 ; DEMOSTHENE, Contre Bœotos, II (XL), 53-54 ; Contre Timothée (XLIX), 45.

185 Voir DEMOSTHENE, Contre Midias (XXI), 112 ; LYCURGUE, Contre Léocrate (I), 20. La plupart du temps, ce sont les témoins qui sont à l’inverse accusés d’avoir été achetés : DEMOSTHENE, Sur l’ambassade (XIX), 216 ; Contre Midias (XXI), 112 ; 139 ; Contre Aphobos, III (XXIX), 22 ; Contre Léocharès (XLIV), 3 ; LYSIAS, Contre Philocratès (XXIX), 7. Sur la corruption d’un orateur, voir les nombreuses accusations de Démosthène dans les discours Sur la couronne et Sur l’ambassade : DEMOSTHENE, Sur la couronne (XVIII), 42 ; 45 ; 52 ; 149 ; DEMOSTHENE, Sur l’ambassade (XIX), 28-29 ; 70 ; 94 ; 110-119 ; 138-142 ; 167-168 ; 178 ; 182-183 ; 223 ; 265-266 ; 329.

186 CAREY 1989 (éd.), p. 131 : « This may be a ploy by the accuser to account for his lack of testimony. » 187 LYSIAS, Pour Polystratos (XX), 11.

« Dans leur précédente action188, ils ont faussement accusé (

κατηγόρησαν ψευδῆ) de nombreuses choses notre père, ils ont notamment dit que Phrynichos était son parent. Eh bien, que celui qui le désire, dans notre propre discours, vienne témoigner (μαρτυρησάτω) qu’il est lié à Phrynichos. Mais effectivement (ἀλλὰ γάρ), ils ont accusé faussement (ψευδῆ κατηγόρουν). »

Le synégore laisse donc un temps de latence après son invitation, pour montrer le silence qui se fait parmi les auditeurs189. Il peut ainsi conclure que ce n’est qu’un mensonge. Il reprend

alors la même expression utilisée avant l’appel de témoins, afin de montrer que son propos est confirmé. Ce n’est pas le seul à employer cette méthode : Démosthène propose notamment à Eschine de fournir des témoins pour le contredire et Sosithéos, le plaignant du Contre Macartatos, reproduit la même proposition en déclarant qu’il sait que personne ne viendra à la tribune le démentir, sous-entendant par là que c’est impossible190. Le plaignant du Contre Polystratos avait d’ailleurs déjà utilisé cette stratégie à propos des magistratures exercées par son père, en passant par des termes moins explicites191 : « Ils l’accusent certes d’avoir géré de nombreuses

magistratures, mais personne ne saurait prouver (ἀποδεῖξαι δὲ οὐδεὶς οἷός τέ ἐστιν) qu’il ne les ait pas bien gérées. » Cette expression, qui se retrouve dans le corpus d’Andocide192, exprime très

probablement l’absence de témoins. Surtout, ces passages contribuent à montrer que le manque de témoignages revient à prouver l’inexistence d’un fait.

Pour autant, ils illustrent aussi, paradoxalement, le fait que les témoins ne sont pas forcément convoqués dans les plaidoiries. Malgré la récurrence de ces déclarations suggérant le besoin de fournir des dépositions pour prouver un fait, de nombreux points ne sont pas attestés par des témoignages dans les discours judiciaires conservés, comme le relèvent Robert Bonner et Gertrude Smith : « Que les juges croyaient quand même les déclarations non confirmées d’un plaignant est clair. […] Certain types d’information étaient régulièrement donnés dans un discours sans confirmation directe. »193 S’il est impossible d’en faire le relevé précis, puisqu’un

188 Elles peuvent correspondre, comme l’expliquent Louis GERNET et Marcel BIZOS (1967 (1926) (éd.), p. 57-58), aux procès qui ont eu lieu dans l’intervalle de temps entre la chute des Quatre Cents et le rétablissement de la démocratie, c’est-à-dire pour la reddition de compte de Polystratos devant les Cinq Mille, oligarques plus modérés. Il peut aussi être question, de la première partie d’une eisangélie, qui se déroule devant le Conseil avant une accusation devant le peuple ou les héliastes : voir GERNET et BIZOS 1967 (1926) (éd.), p. 60.

189 Ce temps d’attente est rendu par Louis GERNET et Marcel BIZOS (1967 (1926) (éd.), p. 64) au moyen d’un tiret inséré dans la traduction.

190 Respectivement DEMOSTHENE, Sur l’ambassade (XIX), 32 et Contre Macartatos (XLIII), 40-41. Voir aussi ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 25-26.

191 LYSIAS, Pour Polystratos (XX), 5.

192 ANDOCIDE, Sur la paix avec les Lacédémoniens (III), 4 ; 6 ; 10.

193 BONNER et SMITH 1938, p. 124 : « That juries did believe the unconfirmed statements of a litigant is clear. […] Certain types of information were regularly given in a speech without direct confirmation. » Voir les remarques dans JOHNSTONE 1999, p. 164, n. 99 et MIRHADY 2002, p. 267, n. 59. Steven Johnstone fait référence à ESCHINE, Contre Timarque (I), DEMOSTHENE, Contre Évergos et Mnésiboulos (XLVII) et Contre Conon (LIV), trois discours dans lesquels les plaignants présentent des témoins. Il ne s’agit donc pas, comme Ernst Leisi (voir plus loin), d’analyser les discours dans lesquels n’apparaissent aucun témoignage mais d’étudier les éléments précis qui, malgré leur importance pour l’affaire en cours, ne sont pas attestés par des dépositions.

grand nombre d’éléments peut jouer sur la nécessité ou non d’une déposition, la pratique usuelle s’opposerait par conséquent à la théorie régulièrement énoncée dans les discours. Néanmoins, en concevoir l’idée que la « réalité » invaliderait les propos des orateurs serait d’une part faire fi de l’importance des propos des orateurs pour atteindre les conceptions partagées par les Athéniens. D’autre part, un certain nombre d’affirmations non attestées ont une explication.

Par exemple, si certains discours ne présentent absolument aucun témoignage, Ernst Leisi a dégagé les raisons principales de ce manque194. Tout d’abord, certaines plaidoiries sont

fragmentaires195 et des dépositions ont pu être fournies dans les passages manquants. C’est tout

particulièrement le cas dans le Contre Lochitès d’Isocrate, dont seule la fin nous est parvenue et qui commence par évoquer des témoignages donnés précédemment196. Les textes conservés peuvent également être une deutérologie197, c’est-à-dire le deuxième discours prononcé pour un même

procès. Les témoins ayant déjà été appelés, il n’est pas nécessaire de les faire monter à nouveau à la tribune, comme l’explique par exemple l’orateur du Contre Aristogiton de Démosthène qui s’exprime après Lycurgue et « qui l’a vu appeler les témoins de la malhonnêteté de celui-ci [Aristogiton] (καὶ τοὺς μάρτυρας τῆς πονηρίας τῆς τούτου τοῦτον ἑώρων προσκαλούμενον) »198.

Enfin, Ernst Leisi signale des causes conjoncturelles pour cette absence : pour les affaires de sang et d’impiété, les témoins doivent prêter serment sur la cause entière, par conséquent, il devait être difficile d’en trouver199 ; le plaignant peut se sentir tellement sûr de son cas qu’il n’a pas besoin d’en prévoir200 ; ou encore le cas peut être trop spécifique, comme le Contre Euthynous d’Isocrate.

Ce dernier discours a d’ailleurs été désigné comme un réquisitoire ἀμάρτυρος, « sans témoin »201,

dès l’Antiquité si l’on en croit Diogène Laërce qui attribue cette dénomination à Speusippe et Antisthène202. Pour André Soubie, « ce fait paraît tout de suite exceptionnel, étant donné

194 Voir LEISI 1907, p. 110-112.

195 Voir ANTIPHON, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère (I) ; ISOCRATE, Sur l’attelage (XVI) ; Contre Lochitès (XX) ; LYSIAS, Pour le soldat (IX) ; Au sujet de l’examen d’Évandre (XXVI). Liste à laquelle il faut ajouter tous les discours d’Hypéride à l’exception du Contre Athénogène qui mentionne une voire deux convocations (§ 33 et 34).

196 ISOCRATE, Contre Lochitès (XX), 1 : « Que, donc, Lochitès m’a frappé et a été l’agresseur, tous ceux qui étaient présents vous l’ont témoigné (ἅπαντες ὑμῖν οἱ παρόντες μεμαρτυρήκασιν). »

197 DEMOSTHENE, Contre Androtion (XXII) ; DINARQUE, Contre Aristogiton (II) ; Contre Philoclès (III).

198 DEMOSTHENE, Contre Aristogiton, I (XXV), 14. Voir aussi § 55 sur la violence d’Aristogiton envers sa mère, « comme vous venez de l’entendre des témoins (ὥσπερ ἀρτίως ἠκούσατε τῶν μαρτύρων) ». Des témoins sont néanmoins produits deux fois devant les juges (§ 58 et 62).

199 ANTIPHON, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère (I) et LYSIAS, Au sujet d’une accusation pour blessure (IV). Le discours de Lysias est clair (§ 4) : « Ce que je dis là est la vérité, Philinos et Dioclès le savent ; mais ils ne peuvent en témoigner, n’ayant pas prêté serment au sujet de l’accusation que l’on m’intente. » La règle est donnée dans ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 12. Voir aussi THÜR 1977, p. 132-134.

200 LYSIAS, Pour l’invalide (XXIV) et Pour un citoyen accusé de menées contre la démocratie (XXV). Il en est fait fort cas dans DEMOSTHENE, Contre Macartatos (XLIII), 38-39 et 47.

201 Ce terme a déjà été aperçu dans le passage du Contre Onétor précédemment cité (§ 21). Il est donc utilisé dès le

IVe siècle.

202 DIOGENE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, IV, 5 et VI, 15. Voir les commentaires de MATHIEU et BREMOND1979 (1929) (éd.), p. 3 et de MIRHADY et TOO 2000 (éd.), p. 128.

l’organisation des procès à Athènes et les longs défilés de témoins habituels. »203 Une telle notion

d’exception confirme plus qu’elle n’infirme la règle de l’importance des témoins dans les discours judiciaires.

En outre, le manque de témoins peut être constaté par le plaignant lui-même. En effet, si l’absence de témoins peut être soulignée au sujet de certains éléments de la plaidoirie de l’adversaire, l’orateur peut également mentionner le fait de n’avoir aucune déposition à présenter. Il s’agit alors de s’excuser d’une telle défaillance – probablement dénoncée par l’adversaire – afin d’en minimiser l’impact, ce que détaille David Mirhady : « Quand un orateur n’a pas de témoins, il se doit d’affirmer que le contexte ne l’a pas permis. »204 De nombreuses causes peuvent être

avancées. Outre la corruption des témoins par l’adversaire, déjà aperçue au sujet de Nicomachos dans le discours Sur l’olivier sacré de Lysias, les orateurs peuvent mettre en avant leur propre manque de préparation205, ce qui concourt à dresser l’image d’hommes inexpérimentés qu’ils

prennent soin de construire206. Mais même ce défaut de préparation peut être imputé à l’adversaire, à l’image de Démosthène qui, dans son opposition avec son tuteur Aphobos, explique qu’il aurait bien voulu faire attester par des témoins que son grand-père, à sa mort, n’était plus débiteur envers la cité mais qu’il a été pris de court car Aphobos a attendu le dernier