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Pour examiner la place des témoins dans le dispositif de vérité, il convient aussi d’observer la place qu’ils occupent dans les discours conservés des orateurs attiques. Cette question, d’apparence futile, donne l’occasion de saisir l’écart qui existe entre les fonctionnements judiciaires athénien et contemporain. Dans les procès actuels en général et en particulier en France dans les affaires jugées par les cours d’assises216, les avocats de la défense et de la partie

civile questionnent le témoin et tirent de sa déposition des informations qui seront ensuite utilisées pour construire un raisonnement. Dans les poursuites de l’Athènes classique, outre qu’il n’y a presque pas de contre-interrogatoire217, le témoin apparaît au contraire après la présentation

par le plaignant du fait discuté et des conclusions qu’il est possible d’en tirer. Comme le remarque Christopher Carey, « dans les tribunaux athéniens, une grande partie de l’information qui, dans les tribunaux contemporains, serait fournie par les témoins est en fait fournie par le plaignant dans la partie narrative du discours, de sorte que la preuve joue uniquement un rôle de confirmation. »218

Un témoignage n’apporte pas de connaissances nouvelles aux juges : en intervenant après les déclarations de l’orateur, il ne fait qu’appuyer celles-ci219. Le rôle du témoin apparaît alors lié à la notion d’attestation.

Sur l’ensemble des dépositions convoquées dans le corpus judiciaire, presque toutes sont produites après la description des faits auxquelles elles se rapportent. La validation peut se faire point par point, comme c’est visible dans le discours Contre Euboulidès composé par Démosthène. Euxithéos s’est fait radié des listes civiques de son dème à la suite d’une accusation portée par Euboulidès. L’objectif est donc de démontrer sa citoyenneté. Après avoir fait déposer sur la façon dont s’est déroulée l’assemblée des dèmotes qui l’a exclu (§ 14), le plaignant s’attache à exposer l’appartenance au corps civique de ses deux parents. Concernant son père, il explique d’abord pourquoi il a un accent étranger (§ 18-19), argument utilisé contre lui par son adversaire, et convoque des témoins sur ce point (§ 19). Il appelle ensuite des parents de son père du côté

216 Ce type de procès est sélectionné car il a fortement irrigué notre perception de la justice contemporaine, particulièrement au travers des fictions, principal moyen d’appréhension sociale.

217 Cet aspect a beaucoup été discuté par les commentateurs : BONNER 1905, p. 56-58 ; LEISI 1907, p. 113 ; BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 297-298 ; HUMPHREYS 2007 (1985), p. 144, n. 6 ; TODD 1990a, p. 29 ; GERNET 2000, p. 100. L’avis de Stephen Todd semble aujourd’hui prévaloir : la possibilité d’un contre-interrogatoire existait avant le passage des témoignages oraux aux dépositions écrites, mais était rarement choisie. Les juges ne procèdent pas non plus à un interrogatoire : voir LORAUX 1997, p. 246.

218 CAREY 2007 (1994), p. 230 : « In the Athenian courts much of the information which in contemporary courts would be provided by witnesses is actually provided by the litigant in the narrative section of the speech, so that evidence plays a confirmatory role only. » Voir aussi TODD 1990a, p. 23 (qui se réfère à BONNER (1979) 1905, p. 54) : « The order of events within the speech is significant: whereas an English barrister examines his witnesses and then builds their evidence into his case, an Athenian litigant gives his own version of events, periodically calling witnesses to corroborate what he has said so far. » Charles GUERIN (2015, p. 43-45) expose le même déroulement concernant la Rome antique.

219 David MIRHADY (2002, p. 255) pense que c’est ce qui explique l’absence de détails concernant la plupart des dépositions, les manuscrits se contentant du lemme « Témoins » ou « Témoignages ».

paternel (§ 21), puis du côté maternel (§ 22) et des membres de la phratrie, du gènos (§ 23) et du dème (§ 23), ces derniers confirmant également qu’Euxithéos a été phratriarque. De nouveaux témoins sont produits auprès des juges pour valider le fait que son père n’a pas été révoqué lorsqu’il a subi l’examen préliminaire avant d’exercer des magistratures (§ 25) ni lors de la précédente révision des listes de dèmotes (§ 27). Viennent en outre déposer des personnes au sujet des frères d’Euxithéos, déjà enterrés dans les tombeaux des ancêtres athéniens (§ 28). De même pour sa mère, après avoir repris les critiques formulées par Euboulidès (§ 30-36), le plaignant convoque les parents encore en vie (§ 38) et ceux qui sont à Athènes lors du procès (§ 39) puis les membres du dème et de la phratrie des parents de sa mère ainsi que les personnes qui ont les mêmes tombeaux (§ 40). Il évoque par la suite les mariages de sa mère et de sa demi- sœur (§ 41-43), attestés par des témoins (§ 43). Ce moyen lui permet aussi de confirmer le travail de sa mère comme nourrice (§ 45). Enfin, des dépositions sont lues pour corroborer l’inscription d’Euxithéos dans sa phratrie, dans son dème, la proposition au tirage au sort du sacerdoce d’Héraclès, l’exercice de magistratures après examen (§ 46). À chaque fois, la succession des sections montre bien la confirmation point par point des éléments.

Les plaignants peuvent également choisir d’attester conjointement un ensemble de faits. Dans le Contre Timothée par exemple, discours prononcé dans un procès où Apollodore cherche à retrouver des sommes que doit Timothée à son père Pasion, aucun témoin n’est fourni avant le paragraphe 33, mais la convocation fait venir beaucoup de monde à la tribune220 :

« [Pour prouver] que je dis vrai sur tous ces points, on va vous lire la déposition des témoins : d’abord de ceux qui étaient alors employés à la banque et qui, au compte de celle-ci, ont remis l’argent aux personnes déléguées par Timothée ; ensuite, de celui qui a reçu le prix des coupes.

TEMOIGNAGES

Vous avez entendu par la lecture des témoignages que je ne vous mens pas, Que, d’autre part, Timothée ait reconnu lui-même que les bois amenés par Philondas ont été transportés dans sa maison du Pirée, on va vous lire le témoignage qui en fait foi.

TEMOIGNAGE »

Apollodore fait donc attester à ce moment précis l’ensemble des éléments mentionnés depuis le début de l’accusation, à savoir : le paiement par Pasion des mille drachmes dues par Timothée à Philippe (§ 17-21), le versement de cet argent par Phormion (§ 18), la demande de biens (couvertures, manteaux et deux coupes d’argent) et d’argent adressée par Timothée à Pasion par l’intermédiaire d’Aischrion son domestique (§ 22-23), la cession des biens par Phormion (§ 31), le retour des biens à l’exception des coupes (§ 24), le paiement par Pasion du fret de bois de Timothée (§ 25-30), le versement de cet argent par Phormion (§ 29-30), la

réclamation par Timosthénès des coupes données à Timothée et le paiement des coupes par Pasion (§ 31-32). Tous ces éléments auraient pu être attestés un à un, mais l’orateur choisit explicitement de ne pas le faire, comme il l’explique au sujet des sommes payées à Philippe par Pasion pour le compte de Timothée221 : « [Pour prouver] que je dis la vérité, je vous fournirai

comme témoin Phormion, qui a donné l’argent, mais d’abord je veux vous exposer le reste de l’affaire, afin qu’attendant de ce témoignage l’ensemble des dettes vous sachiez que je dis vrai. » Phormion n’est pas le seul à déposer : sont appelés d’autres employés de la banque (§ 33), ainsi que Timosthénès, le possesseur des coupes qui ont été données par Phormion à Timothée et payées au prix de l’argent par Pasion (§ 31-32), puis les personnes qui ont connaissance des bois récupérés par Timothée (§ 33-34), ce qui permet de confirmer tous les éléments de la narration d’Apollodore. Surtout, que les points soient validés un à un ou tous ensemble, ils sont à chaque fois exposés avant les témoins qui les entérinent. La répartition est donc nette, comme le signalent Robert Bonner et Gertrude Smith : « À Athènes, les dicastes comptent sur l’orateur pour la loi et les faits et sur les témoins pour leur corroboration. »222

Quelques très rares passages fonctionnent de façon inverse, c’est-à-dire en tirant ou en déduisant des éléments à partir des dépositions. Stephen Todd n’en perçoit qu’un de façon certaine223, à savoir une mention dans le Contre Apatourios de Démosthène224. Le plaignant parle de

la tentative de Parménon et d’Apatourios de trouver un nouvel accord (§ 30), après la disparition de l’acte du compromis qu’ils avaient trouvé (§ 18), et mentionne aussi la défense faite par Parménon à Apatourios, après l’échec de cette nouvelle conciliation, de faire prononcer une sentence par l’arbitre Aristoclès selon la convention perdue (§ 31). Ces deux faits sont certes rapportés alors que toutes les dépositions ont déjà été fournies, mais ils ont déjà été mentionnés par l’orateur (§ 19), juste avant la convocation de témoignages, ce qui s’accorde avec la logique de confirmation. Le litigant rappelle ces éléments pour en tirer de nouvelles conclusions : le fait d’avoir envisagé la rédaction d’un nouvel arbitrage montre bien que le premier était caduc et la défense de Parménon rend la sentence d’Aristoclès inopérante. La nouveauté se cantonne donc aux conclusions déduites par l’orateur à partir des faits sur lesquels ont déjà déposé les témoins.

221 DEMOSTHENE, Contre Timothée (XLIX), 18.

222 BONNER et SMITH 1968 (1938), p. 123 : « In Athens the dicasts looked to the speaker for the law and facts and to the witnesses for corroboration. »

223 TODD 1990a, p. 23, n. 6. Les cas qu’il repère comme incertains peuvent être rejetés. Dans ANDOCIDE, Sur les mystères (I), 113-116, il n’y a d’abord rien de nouveau après la déposition (§ 112-114) puis les faits supplémentaires (§ 115-116) ne peuvent avoir été évoqués par la déclaration du témoin Euclès convoqué au § 112. De même dans DEMOSTHENE, Contre Aphobos, I (XXVII), 8, l’information du taux de la symmorie – c’est-à-dire le groupe de contribuables – dans laquelle a été placé Démosthène – à savoir un cinquième – est déjà donnée au § 7 et la suite n’a que peu à voir avec les témoins qui ont pu attester de ce premier élément. Enfin, dans LYSIAS, Pour Polystratos (XX), 26, des témoins sont appelés juste après l’évocation des faits et il serait très étonnant que ce soit les témoins convoqués au § 25 pour d’autres allégations qui valident les propos du § 26.

Néanmoins, certaines dépositions sont sans nul doute exposées et commentées après la convocation des témoins, à l’image de celles que contient le deuxième discours de Démosthène

Contre Aphobos. En effet, l’orateur s’oppose dans les deux Contre Aphobos à l’un de ses anciens

tuteurs, Aphobos, qu’il accuse d’avoir accaparé son héritage. Il convoque d’abord de façon générale les témoignages qu’il a transmis au greffier, pour que ce dernier les réunisse225 : « Prends- moi les témoignages et lis-les dans l’ordre aux juges, pour que, se rappelant ce qui a été témoigné et ce qui a été déclaré, ils jugent très précisément concernant ceux-ci. » Par la suite, Démosthène appelle des témoins pour confirmer successivement les points importants de son argumentation : son classement dans la symmorie des fortunes de quinze talents (§ 11), la dot de sa mère reçue par Aphobos (§ 11), l’exploitation de l’atelier de couteaux (§ 12), l’utilisation et la disparition des esclaves ouvriers dans l’atelier de meubles (§ 12) et des matières premières que sont l’ivoire et le fer (§ 13), la réception des sommes (§ 13) et les déclarations des tuteurs reconnaissant les montants acquis suivant le testament (§ 14). Il s’agit ainsi d’un des cas les plus clairs où les dépositions certifient chacune un élément précis. Or la narration semble toujours se rapporter à la convocation qui précède plutôt qu’à celle qui suit. Ainsi au § 11, juste après la demande adressée au greffier de lire des témoignages, Démosthène déclare : « Cette dot (ταύτην τὴν προῖκα), les cotuteurs témoignent (καταμαρτυροῦσιν) qu’il l’a reçue, comme d’autres devant lesquels il a reconnu l’avoir. Il ne l’a pas rendue, pas plus qu’il n’a versé la pension. Prends les autres [témoignages] et lis (λαβὲ τὰς ἄλλας καὶ ἀναγίγνωσκε). » L’évocation des autres tuteurs se rapporte à une déposition déjà lue, comme l’indiquent le pronom démonstratif (ταύτην) et le verbe καταμαρτυρεῖν au présent. À l’inverse, la formule de convocation qui suit mentionne clairement d’autres témoins. De la même manière, un « autre » témoignage (ἑτέραν) est appelé à deux reprises au § 12. Cette idée est également appuyée par l’absence d’élément attesté avant la première déposition produite (§ 10) et la présence de faits à attester après la dernière (§ 14). En outre, ce réquisitoire est une réplique, c’est-à-dire qu’il a été prononcé après un premier discours beaucoup plus développé, lui aussi conservé, et les arguments sont repris de ceux qui ont déjà été avancés. Les témoignages se révèlent eux aussi identiques et appelés dans le même ordre226. Or le

taux de la taxe de la symmorie dans laquelle est placée Démosthène – évoqué au § 11 du deuxième Contre Aphobos, c’est-à-dire après les premiers témoignages convoqués – est le premier fait attesté par des témoins dans le premier Contre Aphobos (§ 8). De même, l’information selon laquelle les tuteurs témoignent les uns contre les autres au sujet des sommes figurant dans le testament – à laquelle il fait référence au § 14 du deuxième Contre Aphobos, c’est-à-dire juste après le dernier témoignage produit et donc sans aucune déposition la confirmant a posteriori –

225 DEMOSTHENE, Contre Aphobos, II (XVLIII), 10.

correspond assez bien aux réponses des tuteurs à la sommation que leur a adressée Démosthène de produire le testament, attestées par deux convocations de témoins dans le premier Contre

Aphobos (§ 41-42). Cependant, le statut du discours, à savoir une réplique, pourrait expliquer cette

spécificité, puisque dans cette seconde plaidoirie Démosthène reprend les arguments déjà avancés.

Les quelques autres passages qui vont dans le même sens proviennent de contextes particuliers. Par exemple, le plaignant anonyme du discours Contre Évergos et Mnésiboulos de Démosthène, dans lequel il accuse ses adversaires d’avoir fait un faux témoignage pour le compte de Théophèmos dans un procès antérieur, termine son accusation en faisant lire le témoignage des autres victimes de ces trois opposants mais ne donne aucune information sur ce que les témoins vont déclarer (§ 82)227. Il justifie l’absence d’indications par le manque de temps, puisque

dans les procès privés la clepsydre est arrêtée pendant la lecture des pièces à conviction. Ce dernier argument possède évidemment une dimension rhétorique, puisqu’il permet de souligner la multiplicité des forfaits commis par les trois adversaires, mais il n’en demeure pas moins que les juges vont apprendre des témoins eux-mêmes ces nouvelles informations. Cependant, le cas est ici comparable à une synégorie, c’est-à-dire à une allocution d’un tiers sur certains aspects de l’affaire en faveur et à la place du plaignant228 : placés de la sorte en fin de réquisitoire229, dans un

procès pour faux témoignage230 et concernant des informations sans rapport direct avec le procès, ces témoins sont aussi proches de déposants habituels que de synégores. Ces quelques contre- exemples231 illustrent donc surtout le caractère particulier des rares cas où les témoins apportent

eux-mêmes des informations. La norme pour les témoins est d’attester des éléments déjà exposés par l’orateur232.

227 La situation est très proche dans DEMOSTHENE, Contre Polyclès (L), 68, où le synégore Euripide est aussi une victime de Polyclès, et dans DEMOSTHENE, Contre Calliclès (LV), 35, où malheureusement les témoins sont tout autant inconnus que leurs déclarations.

228 Même s’il s’en distingue précisément par le fait que la synégorie n’interrompt pas l’écoulement du temps de parole. Cette convocation n’est donc pas étudiée par Lene Rubinstein dans son ouvrage de référence sur les synégores dans les procès attiques (RUBINSTEIN 2000).

229 Des synégores peuvent avoir cette position dans le discours : voir par exemple DEMOSTHENE, Contre Dionysodoros (LVI), 50 ; Contre Théocrinès (LVIII), 70. Des témoins peuvent tout de même également occuper cette situation finale, à l’image des deux cas signalés note 227, ainsi qu’ISEE, La succession de Pyrrhos (III), 80.

230 Lene RUBINSTEIN (2000, p. 67) montre que les synégories sont fréquentes dans les procès pour faux témoignage. 231 Auxquels il serait possible d’ajouter DEMOSTHENE, Contre Stéphanos, I (XLV), 8, où est d’abord lue la déposition de Stéphanos avant de donner des explications sur son contenu afin de le récuser pendant tout le reste du réquisitoire. La nature particulière du témoignage, à savoir un document provenant d’un procès précédent et attaqué pour faux témoignage, explique néanmoins la logique inversée. Sur ce passage spécifique, voir le chapitre « La fabrique de la preuve ».

232 Il est notable à ce sujet que les ἐκμαρτυρίαι procèdent d’une manière similaire. Cette procédure, qui rend possible le témoignage de personnes non présentes, car absentes ou malades, si elles ont été fournies devant témoins, repose sur le témoignage des assistants pour certifier la déposition initiale. Or, dans les quelques occurrences d’ἐκμαρτυρίαι

conservées dans les discours (DEMOSTHENE, Contre Lacritos (XXXV), 20 et 34), l’information passe d’abord par une déposition habituelle, puis sont ajoutés d’autres témoins, après la formule πρὸς τούσδ’ ἐξεμαρτύρησεν, c’est-à-dire « témoignent pour ceux-ci ». Les propos d’un témoin sont donc attestés de la même manière que celles d’un orateur.

Cette disposition spécifique des témoins à l’intérieur du discours n’est pas innocente. Elle reflète en fait le rôle qu’ils ont à jouer, comme l’expose David Mirhady : « La déposition d’un témoinalepouvoirrhétoriquedetransformercettedéclarationenfait.»233C’estcequesoulignent

à plusieurs reprises les orateurs eux-mêmes234. Ainsi, dans le discours Sur le meurtre d’Hérode

d’Antiphon, le plaignant Euxithéos, accusé de la mort d’Hérode, commence par détailler l’affaire, à savoir la disparition d’Hérode alors qu’ils voyageaient tous les deux sur le même navire vers Ainos, sur la côté thrace, et avaient fait escale à Méthymne, sur l’île de Lesbos. Selon le principe habituel, chaque point est confirmé par des témoins : d’abord l’embarquement d’Euxithéos à Mytilène sur le bateau d’Hérode (§ 20), puis la non préméditation du plaignant pour ce voyage en commun et pour le changement de vaisseau qui a eu lieu (§ 22), enfin la nuit passée à boire et la disparition d’Hérode (§ 24). Or juste après la troisième déposition, Euxithéos affirme235 : « Ce

sont les faits ; d’après eux, considérez maintenant les vraisemblances (τὰ μὲν γενόμενα ταῦτ’ ἐστίν· ἐκ δὲ τούτων ἤδη σκοπεῖτε τὰ εἰκότα). » Le plaidoyer détaille alors des arguments logiques, ce qui témoigne une nouvelle fois de l’utilisation conjointe des témoignages et des présomptions. D’autres témoins sont encore appelés (§ 28, 30, 35, 56, 61), pour parler des démêlés judiciaires postérieurs dus aux adversaires. Finalement, Euxithéos évoque les signes divins, c’est-à-dire ses nombreuses navigations qui se sont bien passées, qui dénotent la bonne volonté des dieux en sa faveur et donc nécessairement son innocence (§ 81-83), ces voyages étant attestés par des témoins (§ 83). Il conclut alors l’ensemble de ces dépositions par une sentence sans équivoque236 :

« Et mes accusateurs vous demandent de ne pas accorder votre confiance aux témoins (τοῖς μὲν μαρτυροῦσιν ἀπιστεῖν) : c’est à leurs discours à eux qu’ils vous disent qu’il faut croire (τοῖς δὲ λόγοις οὓς αὐτοὶ λέγουσι πιστεύειν ὑμᾶς φασὶ χρῆναι). Et si les autres hommes démontrent par des faits leurs discours (τοῖς ἔργοις τοὺς λόγους ἐλέγχουσιν), eux cherchent à rendre non crédibles les faits par leurs discours (τοῖς λόγοις τὰ ἔργα ζητοῦσιν ἄπιστα καθιστάναι). »

Le début de la phrase suggère l’irrégularité des accusateurs qui, selon Euxithéos, auraient prescritauxjugesdenepascroirelestémoinsmaisuniquementleursparoles.L’articulation μὲν/δὲ

renforce d’ailleurs la distinction entre dépositions et discours. Puis est mise en place une double confrontation entre les discours et les faits dans la deuxième partie de la déclaration, qui prend une dimension programmatique : dans les procès, les plaignants ne se contentent pasd’exposer leurraisonnement mais leconfirmentpar desfaits, au contraire des adversaires d’Euxithéos. Le chiasme ἔργοις/λόγους//λόγοις/ἔργα, appuyé une nouvelle fois par μὲν/δὲ, souligne cette différenciation, que Steven Johnstone perçoit comme récurrente dans les procès : « Les plaignants

233 MIRHADY 2002, p. 257 : « Witness testimony has the rhetorical power to turn that statement into a fact. »

234 Outre les occurrences d’Antiphon développées par la suite, voir par exemple DEMOSTHENE, Contre Calliclès (LV), 6 ; LYSIAS, Sur les biens d’Aristophane (XIX), 60.

235 ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 25. 236 ANTIPHON, Sur le meurtre d’Hérode (V), 84.

mettent souvent en valeur les erga au détriment des logoi. Ils affirment fréquemment que les juges ne doivent accorder aucune attention aux seuls arguments et que le langage rhétorique est contraire à la vérité. »237 La double opposition, entre les témoins et les discours d’une part et entre

les discours et les faits d’autre part, conduit alors à rapprocher les témoignages et les faits : les dépositions engendrent des faits assurés, sur lesquels les juges peuvent se fonder pour prendre une décision certaine. Les témoins occupent donc une position centrale dans l’argumentation :