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discorde, le tournant de la « désinstitutionalisation »

Chapitre 2. Cadre méthodologique d’une recherche de terrain en psychologie clinique

A. Secteur et psychothérapie institutionnelle

L’ensemble des stages que nous avons faits dans le milieu de la santé mentale a eu lieu dans des structures dont la référence était soit ouvertement, soit dans des discussions plus informelles, celle de la psychothérapie institutionnelle. Cette empreinte a donc fortement marqué notre cursus de psychologie clinique. Notre premier stage nous a amenée à être élue pendant deux ans au Conseil d’Administration d’un Club thérapeutique parisien ; nous avons également passé un été peu avant la mort de Jean Oury à la Clinique de La Borde, au moment du tournage du film de Martine Deyres, Le sous-bois des insensés. Plus que par le personnage Jean Oury lui-même, nous avons été fascinée par son écriture, et petit à petit par l’ensemble des retours d’expériences des psychiatres réformateurs – ceux qui, après la Seconde Guerre mondiale, ont posé tant les bases de la psychothérapie institutionnelle que celles de ce qui allait devenir la politique française d’organisation des soins aux malades mentaux : la sectorisation. C’est cependant en revenant de la Clinique de La Borde qu’a germé en nous la conviction qui a fait le lit de cette recherche, à savoir que les principes de la psychothérapie institutionnelle étaient faits non pas pour s’incarner dans un lieu, mais pour guider le quotidien de toute structure de soins à l’intérieur de ce dispositif novateur qu’était et est toujours la psychiatrie de secteur.

Notre deuxième point particulier de sensibilité, que nous avons évoqué dans notre introduction, concerne l’état actuel du dispositif de santé mentale français. L’ensemble des difficultés traversées par la psychiatrie, dont nous avons montré qu’elles s’intégraient dans

140 une problématique plus large de l’hôpital public, pourrait faire oublier le travail quotidien des équipes dans le sanitaire - mais aussi le médico-social, qui accueille aujourd’hui nombre de personnes dites « handicapées psychiques ». Les professionnels nous en ont parlé en off, dans les couloirs, à des séminaires ou à des colloques : la psychiatrie a une tradition de la transmission orale, et a du mal à valoriser ce qu’elle fait. Nous sommes ainsi consciente qu’en allant rencontrer des professionnels, en les observant et en faisant « parler » l’espace dans lequel ils pratiquent et leurs pratiques elles-mêmes, nous nourrissons le fantasme de faire entendre la voix de ceux qui sont fort peu écoutés dans le débat public. Il s’agit de montrer que le savoir-faire psychiatrique dépasse et subvertit parfois les difficultés au niveau le plus microscopique, celui du colloque singulier et de la collégialité ; pour reprendre un terme très usité dans le rapport du Groupe de Recherches en Soins Infirmiers sur l’informel en psychiatrie (2012), qu’il faut « démutiser » la pratique des soins et de l’accompagnement des personnes souffrant de troubles psychiques. Ainsi avons-nous été guidée, dans cette recherche, par le souhait de faire parler la praxis dans sa diversité et donc de nous décaler d’un point de vue centré sur la capitale, au profit d’une hétérogénéité des terrains qui reflétait bien mieux la disparité de l’offre en santé mentale en France.

Cette double sensibilité que nous venons d’évoquer a déterminé le champ disciplinaire de notre thèse – établissements sanitaires et médico-sociaux pour adultes en France - et sa méthode – entretiens semi-directifs retranscrits accompagnés et complétés par des observations de terrain. Il nous semble cependant tout aussi important de signaler certaines prénotions avec lesquelles nous avons débuté cette recherche et dont nous avons dû, au cours de la thèse, corriger les effets. Si le terme de prénotion vient de la philosophie, c’est la sociologie d’Emile Durkheim qui l’a popularisé et lui a donné sa connotation relativement négative pour le travail de recherche :

« Durkheim appelle à rompre avec les prénotions (terme qu’il emprunte au philosophe Francis Bacon) avant et afin de s’engager dans une démarche sociologique. C’est là, selon lui, « la base de toute méthode scientifique » […] Produits de l’expérience, les prénotions sont formées « par la pratique et pour elle ». Elles sont donc indispensables à la vie en société. Par contre, d’un point de

141 vue théorique, elles peuvent être non seulement fausses, mais également « dangereuses ». Si le sociologue travaille au niveau de ces idées toutes faites, il développe en effet une « analyse idéologique » et non une « science des réalités » ; il n’accède pas aux choses, mais à un « substitut » de celles-ci. Ces prénotions sont en outre trompeuses : « Elles sont […] comme un voile qui s’interpose entre les choses et nous et qui nous les masque d’autant mieux qu’on le croit plus transparent. » (Béraud in Paugam, 2010)58

Deux de nos prénotions ont particulièrement été bousculées par la rencontre avec le terrain. La première dérivait d’un discours particulier sur l’état de la santé mentale en France, discours auquel nous étions sensible car il était majoritairement porté par des praticiens (psychiatres, psychologues, infirmiers…) d’orientation psychanalytique : celui de l’engloutissement de la discipline psychiatrique dans le « santémentalisme » (Bellahsen, 2014), qui recouvrait plus globalement l’hypothèse d’un lien de causalité direct, descendant, entre les politiques publiques et la pratique quotidienne des acteurs de terrain. C’est cette prénotion qui nous a amenée à intégrer une question dans notre guide d’entretien au sujet de l’impact des lois sur la pratique ; nous détaillerons tout à l’heure la raison pour laquelle nous avons, au bout de quelques semaines de terrain et d’entretiens, décidé de laisser cette question de côté afin de nous concentrer sur la réalité psychique des professionnels au travail.

Notre deuxième prénotion, fortement liée à la première, consistait à penser qu’il était possible d’analyser ce qu’on regroupe sous le terme des « politiques publiques » en matière de santé mentale de la même façon que l’on analysait un discours. Ce postulat posait un problème qui nous a suivi pendant toute une partie de notre parcours de thèse : celui d’une interdisciplinarité conduite à l’aveugle. En effet, partie de la nécessité de comprendre le contexte dans lequel pratiquaient les professionnels, nous avons lu rapports, lois, circulaires et autres textes émanant du champ « politique » au sens large ; plus encore, consciente de notre sensibilité au sujet que nous abordions, nous avons emprunté notre pratique de terrain

58 L’article, définissant ce qu’est une « prénotion » pour la sociologie, est disponible en ligne à l’adresse suivante :

142 à la sociologie, pour ensuite réaliser que si notre cadre de travail en était inspiré, notre positionnement disciplinaire ne nous permettait pas de produire une analyse sociologique et qu’ainsi nous devions trouver, pour l’analyse de notre matériel, un cadre spécifique à la psychologie clinique d’orientation analytique.

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