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La redécouverte du travail d’équipe : une pluriprofessionnalité facteur de transversalité

Chapitre I. Opportunités et risques pour la clinique institutionnelle dans le système de santé actuel

A. La redécouverte du travail d’équipe : une pluriprofessionnalité facteur de transversalité

Prendre soin des soignants ne trouve sa pertinence clinique - pour autant, nous l’avons dit, que les questions de QVT s’apparentent à une démarche proche de la clinique institutionnelle – qu’à partir du moment où l’on reconnaît l’« l’équipe de soins » comme l’échelon clé de toute réorganisation (Reeves, Lewin, Espin, & Zwarenstein, 2011). Plusieurs études ont d’ailleurs promu le travail en équipe au rang de facteur capital de la performance des organisations de santé (Idris, Suhaimi, & Ahmad, 2014; Salas, Rico, & Passmore, 2017). Il ne sera pas ici question de retracer une histoire du management des équipes en santé ni même de déplier l’évolution des équipes de soins en psychiatrie : nous tenterons plutôt de montrer d’une part comment la littérature scientifique aujourd’hui disponible au sujet des équipes de soins est unanime sur les facteurs de réussite de ce travail d’équipe, d’autre part – et c’est ce qui intéressera plus précisément notre étude – que les découvertes de la littérature scientifique, dont nous présenterons quelques exemples plus bas, sonnent plutôt comme une re-découverte du facteur relationnel et libidinal dans le travail de soin.

Les équipes peuvent être définies en fonction de leurs interactions sociales formelles et

informelles (Dumas, Douguet, & Fahmi, 2016), l’interdépendance des expertises de leurs

membres nécessitant une forte coopération interprofessionnelle (Burke, 2016; Casimiro, Hall, Kuziemsky, O’Connor, & Varpio, 2015), une certaine autonomie et un pouvoir d’agir sur les

décisions (Tanco, Jaca, Viles, Mateo, & Santos, 2011) ainsi que des valeurs, objectifs, identités,

comportements et modèles mentaux partagés12, des rôles et responsabilités clairement définis

12 Le nombre de références que nous pourrions ici citer dépasse largement la proportion insérable dans un corps

de texte. Le taux de présence de cette grille d’analyse d’orientation cognitiviste est en effet extrêmement fort, ce qui pourrait laisser penser qu’il n’existe pas dans la littérature scientifique américaine de corpus équivalent à la psychodynamique du travail à la française en termes d’impact social (Casimiro et al., 2015; Fernandez & Grand,

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sans être pour autant rigides (Clements, Dault, & Priest, 2007; Huzzard, Welp, & Kolbe, 2016;

MacDonald et al., 2010; Nugus, Green, Travaglia, Westbrook, & Braithwaite, 2010; Olupeliyawa, Balasoooriya, & Hughes, 2009; Tanco et al., 2011), des sentiments de confiance, de respect, de reconnaissance et d’acceptation (Dumas et al., 2016; Shamian, El-Jardali, Clements, Dault, & Priest, 2007).

Le fonctionnement par équipe apporte une reconnaissance existentielle aux soignants (Estryn-Béhar, 2008), avec des effets bénéfiques sur la qualité et la sécurité des soins (Manser, 2009; Tsz-Sum Lee & Doran, 2017; Weller, Boyd, & Cumin, 2014), la réduction des erreurs médicales, la répartition de la charge de travail ou encore la diminution du risque de burnout chez les professionnels (Clements et al., 2007).

Il semble toutefois que de façon quelque peu analogue à la différence introduite par la clinique de l’activité entre travail prescrit et travail réel (le travail réel prenant en compte la créativité quotidienne des travailleurs dans leur tâche), il faille bien, comme le propose la littérature anglo-saxonne, distinguer la réalisation des tâches (taskwork) de la façon dont elles sont réalisées dans l’équipe (teamwork) (Huzzard et al., 2016; Salas et al., 2017). Le taskwork se réfère au travail prescrit des professionnels : tous ont des tâches spécifiques à réaliser dans le cadre du processus de soin, pour lesquels ils n’ont pas toujours besoin des autres membres de l’équipe (Salas, Cooke, & Rosen, 2008). Le travail prescrit est donc l’application individuelle, autant que faire se peut, de la division du travail à l’hôpital : il détermine pour partie, mais pas totalement, le travail réel des professionnels. Il n’est pas étonnant que la maîtrise des aléas entre travail prescrit et travail réel des soignants ait été au centre des préoccupations organisationnelles (notamment avec le lean management), puisque de cette maîtrise semble dépendre la réalisation des objectifs de performance des services. Cette question a toutefois pu éclipser les problématiques relationnelles propres au travail d’équipe, qui déterminent pourtant le succès ou l’échec des actions entreprises lorsque celles-ci requièrent les interventions conjointes de plusieurs professionnels.

2015; Huzzard et al., 2016; Körner et al., 2014; Manser, 2009; Mathieu, Heffner, Goodwin, Salas, & Cannon- Bowers, 2000; Minvielle et al., 2008; Reeves et al., 2011; Rico et al., 2011; Salas et al., 2017; Van Dijk-de Vries, van Dongen, & van Bokhoven, 2016; Weller et al., 2014)

41 Au-delà d’une apparente diversité de fonctionnement et de l’histoire singulière de chaque équipe et de chaque service, certaines caractéristiques structurales des équipes qui fonctionnent et les dispositifs à même de maintenir ce bon fonctionnement font l’objet d’un fort consensus dans la littérature française ou anglo-saxonne. Parmi ces caractéristiques on retrouve notamment, sans étonnement aucun, les compétences organisationnelles et

relationnelles déployées par les professionnels (Fernandez & Grand, 2015). La performance

d’équipe repose majoritairement sur la qualité du collectif de travail, qualité qui dépend de nombreux facteurs que l’on peut classer en quatre grands types : relationnels (comprenant la socialisation mais aussi les tensions de pouvoir entre professionnels) ; processuels (comme le temps et l’espace qui influent sur le travail réalisé (Weller et al., 2014), organisationnels (allant du style de direction à la taille de l’hôpital) et contextuels (comprenant les mouvements politiques, économiques et sociaux plus globaux qui peuvent affecter le travail des équipes). Certaines études listent parmi ces facteurs clés l’élaboration d’une hiérarchie des

compétences et des rôles (Sinclair, Siemieniuch, Haslam, Henshaw, & Evans, 2012) dans le

collectif soignant – que nous utilisons ici de façon équivalente à « équipe », car les dimensions du partage et de l’interdépendance des tâches, de la collaboration, de la décision partagée et de la coordination y sont fondamentales. Cette coordination n’est cependant pas sans difficultés, car la forte spécialisation à l’hôpital, la formation professionnelle en silo et la

hiérarchie traditionnelle tendent plutôt à la conservation des particularismes et des chasses

gardées (Clements et al., 2007).

Dans la littérature anglo-saxonne, il n’est pas étonnant que les facteurs les plus étudiés relèvent du fonctionnement cognitif individuel et groupal, avec ce que les chercheurs appellent les modèles mentaux partagés (shared mental models). On retrouve sous ce terme tant la compréhension des outils de travail (équipements ou technologie) qu’une vision commune des tâches à accomplir, ou encore une conception identique des façons dont l’équipe doit interagir et une même identification à l’équipe en tant que groupe fonctionnel. Les « modèles mentaux » déterminent ainsi, selon la littérature, la façon dont fonctionne l’équipe dans ses pratiques quotidiennes et sa performance, puisqu’ils permettent en théorie à chacun de ses membres de prédire, expliquer et comprendre les phénomènes auxquels il est confronté, donc de bénéficier d’une connaissance solide de son environnement de travail

42 qui oriente ses interactions avec les autres notamment par l’ajustement des comportements à ceux de ses collègues.

Même si une bonne équipe occasionne des effets de sagesse collective (Salas, Rosen, Burke, & Goodwin, 2009; Sinclair et al., 2012), certains auteurs préviennent qu’une grande convergence des modèles cognitifs des professionnels ne signifie pas pour autant que ceux-ci sont intrinsèquement bons : une équipe peut collectivement se tromper. Autrement dit, le réel de la clinique institutionnelle est plus complexe qu’une simple organisation cognitive, qui supposerait que le fonctionnement rationnel de l’être humain ne soit pas dérangé, chamboulé, altéré par ce qui le sous-tend, à savoir l’aspect relationnel et pulsionnel des relations de chacun à son propre travail et aux autres.

Il s’avère donc que les processus constitutifs d’une équipe performante reposent toujours sur les relations interpersonnelles, la coopération et la communication entre les membres, incluant la gestion des conflits, le maintien de la motivation, la prise en compte des affects et de la confiance au sein de l’équipe, le partage d’informations et la participation des membres (Rico, Alcover de la Hera, & Tabernero, 2011), mais aussi l’anticipation et l’analyse des difficultés. Certains facteurs sont d’ailleurs prédictifs de l’échec à venir d’une pratique collaborative : un manque de temps pour réunir et stimuler la réflexivité des équipes, un manque de formation (initiale ou continue) interprofessionnelle, la persistance de formations professionnelles en tuyaux d’orgue, des liens trop ténus entre les pratiques collectives et les objectifs individuels ou encore le manque d’attention accordée à l’évaluation et à la communication de ses résultats aux différentes parties prenantes, patients inclus.

Parler de l’équipe au singulier pourrait toutefois induire l’idée qu’il existe un seul modèle de travail collectif applicable à tous les contextes de travail et que le travail d’équipe serait une solution universelle aux problèmes de communication. La littérature insiste au contraire sur le fait que ce n’est pas le cas (Finn, Learmonth, & Reedy, 2010; Idris et al., 2014; Reeves et al., 2011; Tanskanen, Buhanist, & Kostama, 1998). Si la recherche propose des concepts qui semblent garantir un bon fonctionnement des équipes ou sont a minima corrélés avec des améliorations de leur performance, comme les modèles cognitifs partagés, l’auto-gestion (Cartmell, 2000; Iles & Sutherland, 2001), la communication ou le soutien du management, certains auteurs avertissent qu’une promotion inconditionnelle du travail en équipe serait

43 improductive tant les questions d’équipe ne peuvent être totalement décorrélées de leur

contexte d’émergence, notamment leur taille, et nécessitent une connaissance du type de

tâches à réaliser et de leur degré d’interdépendance (LePine, Piccolo, Jackson, Mathieu, & Saul, 2008).

Plusieurs études affirment finalement qu’une plus grande transversalité (à l’opposé d’un modèle hiérarchique tubulaire et vertical) pourrait contribuer à améliorer le fonctionnement d’équipe et la satisfaction au travail (Bauchetet, Chèze, Ceccaldi, & Colombat, 2014; Tanskanen et al., 1998), ou qu’à l’inverse la persistance des barrières interprofessionnelles serait un frein à la pratique collaborative (Thomson, Outram, Gilligan, & Levett-Jones, 2015). Le travail en équipe pluriprofessionnelle peut ainsi être utilisé comme un outil pour assouplir la hiérarchie et les barrières entre corps de métier (Bitter, van Veen‐Berkx, Gooszen, & van Amelsvoort, 2013; Mahmood-Yousuf, Munday, King, & Dale, 2008; Matthews & MacDonald- Renz, 2007), qui risquent toujours de faire obstacle à toute tentative de changement, dans la mesure où elles contribuent à créer des conflits d’intérêts entre corps de métiers surspécialisés et incapables de visualiser l’interdépendance de leurs actions et des problèmes qu’ils ont à résoudre (Abd ellah Mejbel, Almsafir, Siron, & Alnaser, 2013; Bitter et al., 2013; Körner, Göritz, & Bengel, 2014; Weller et al., 2014).

La multi-professionnalité étant la règle dans les services de soins et la coopération constituant l’une des valeurs centrales de l’hôpital, l’emphase sur les modèles cognitifs partagés paraît pertinente. Elle ne doit toutefois pas servir à masquer que les professionnels de santé n’ont ni les mêmes formations initiales ni les mêmes statuts, que leur langage professionnel et leurs orientations théoriques diffèrent, autrement dit que leur vision du soin est déterminée par des expériences très variables qui rendent peu probable l’existence d’un seul modèle cognitif partagé dans l’équipe (V. Lloyd, Schneider, Scales, Bailey, & Jones, 2011). Ces différences culturelles et identitaires entre métiers, résultant en des différences de pouvoir, sont à risque de générer des tensions et des conflits desquels il est important de pouvoir parler : tous les acteurs collaborent certes dans l’intérêt du patient, mais leurs intérêts individuels divergent. Cette limite est d’autant plus importante que l’organisation du travail

en équipe et les relations qui s’y exercent sont déterminées par l’organisation du service et notamment le pouvoir médical (Nugus et al., 2010).

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B. La réunion pluriprofessionnelle : un regain d’intérêt pour la parole.

La communication et le partage d’informations dans une équipe se déclinent sous différentes formes de réunions : groupe de parole, groupe interdisciplinaire, réunion d’équipe, staff, mini staff, transmissions. La discussion sur le travail a cependant une fonction politique qui va plus loin que la recomposition des ressources subjectives (thérapie, coaching) ou collectives (groupes de soutien ou de team-building) des professionnels concernés (Detchessahar, 2013).

Les propositions qui reviennent le plus souvent afin de proposer des réunions efficaces sont bien connues des professionnels travaillant en psychiatrie : expression libre et démocratique des personnels (Haute Autorité de Santé (HAS), 2013), valorisation des contributions de chacun. Les encadrants ne doivent pas être exclus des groupes d’échange : au contraire, la liberté de parole qu’implique le décentrement hiérarchique leur est à eux aussi bénéfique, car ils sont tout autant sujets aux risques psychosociaux que leurs collègues (Qualité de vie au travail : négocier le travail pour le transformer, enjeux et perspectives d’une

innovation sociale, 2016).

La plupart des études portant spécifiquement sur l’outil que constituent les réunions de services s’accorde par ailleurs à dire que si elles soutenues par l’organisation et considérés comme faisant partie intégrante du travail d’équipe, ces réunions représentent un levier efficace de préservation de la santé mentale des soignants en leur offrant le soutien social nécessaire à la poursuite d’une activité génératrice d’émotions fortes et de stress et en réduisant les potentiels clivages entre corps de métier. Le travail d’équipe n’a en effet rien d’une évidence et peut se trouver miné si les émotions des membres sont mal canalisées (Abrams & Sweeney, 1982; Mohr, 1995). Ainsi, les aspects organisationnels - orientés sur les processus de coopération des professionnels - et psychothérapeutiques - orientés sur les décisions cliniques et le sens du soin - doivent être traités dans des espace-temps différents, afin que les désaccords n’aient pas d’impact néfaste sur les décisions cliniques. L’inclusion et la forte participation de tous les membres de l’équipe dans la réunion, la liberté d’expression

45 dans l’évocation et la discussion des cas complexes et la valorisation des contributions de chacun sont tout aussi valorisées dans le monde anglo-saxon qu’en France (Griffiths, 1997). La relative rareté des études à ce sujet fait cependant consensus dans le monde anglophone (Burns & Lloyd, 2004) car les recherches existantes se sont surtout focalisées, depuis les années 80, sur les éléments facilitateurs et perturbateurs des réunions pluriprofessionnelles en psychiatrie (Ronald, Palmer-Ganeles, & Chapman, 1986).

Dans la pratique quotidienne seules les transmissions orales, les staffs, les réunions de synthèse hebdomadaire mettent les soignants dans un cadre de communication en face à face, alors que cette modalité d’échange est reconnue comme étant la plus efficace et la plus satisfaisante. Une grande partie de la littérature scientifique s’accorde donc pour dire que les espaces de discussion, débriefings et autres réunions cliniques sont des aides précieuses pour la coordination des comportements des praticiens, mais aussi des modes de médiation fondamentaux des interactions interpersonnelles au sein d’une équipe, et plus largement des opérateurs fondamentaux de la santé et de la qualité de vie au travail (Detchessahar, 2013).

Les espace-temps de communication les plus importants sont les « staffs » cliniques pluriprofessionnels auxquels assistent tous les professionnels du service, quelle que soit leur qualification : ces staffs sont considérés comme le premier dispositif à mettre en place pour améliorer la participation des soignants, et ce dans tous les services de soins (Bauchetet et al., 2014; Philippe Colombat et al., 2014). Ces réunions, au cours desquels l’équipe peut reprendre des cas cliniques ou revenir sur des questions éthiques, permettent a posteriori de réinterroger les prises en charge et de proposer des améliorations en identifiant voire en modifiant les normes, les valeurs et les « modèles mentaux » sous-jacents au travail clinique. Les possibilités de communication en face à face font donc partie des éléments sensibles lors des réformes des établissements de santé, tant du point de vue architectural que du point de vue des processus et du rythme de travail.

De ce point de vue, la psychiatrie française et anglo-saxonne apporte nous semble-t-il des pistes importantes - la question des modalités du travail d’équipe en psychiatrie ayant fait l’objet, dans le monde anglophone, d’apports empiriques et expérimentaux sensiblement au même rythme qu’en France -. En effet, dès les années 50, plusieurs études américaines ont avancé que la sévérité des symptômes observés chez les patients pouvait être une

46 conséquence de conflits et de non-dits dans l’équipe, engendrant des problèmes de communication (Modlin & Faris, 1956; Stanton & Schwartz, 1954), avec pour principale conclusion que les conséquences délétères des tensions dans les équipes sur la prise en charge d’un patient pouvaient être évitées par l’institution de réunions où les conflits seraient discutés. En France, le livre de Denise Rothberg (1968), Les réunions à l’hôpital psychiatrique, et un article princeps de Jean Oury faisant des réunions un concept de l’arsenal thérapeutique (1966) ont eux aussi marqué leur époque ; la tradition réflexive française sur les réunions en psychiatrie perdure, quoique de façon très limitée, et souvent restreinte aux revues classiques de la discipline comme l’Information Psychiatrique et l’Evolution Psychiatrique.

C. Démarche participative et care en santé : revalorisation des savoirs

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