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Les désinstitutionalisations : des mouvements cycliques et coordonnés dans le monde occidental.

discorde, le tournant de la « désinstitutionalisation »

C. Les désinstitutionalisations : des mouvements cycliques et coordonnés dans le monde occidental.

Les processus de désinstitutionalisation des patients psychiatriques dans le monde occidental ont connu, tant en France qu’outre-Manche et outre-Atlantique, plusieurs vagues ou générations. La première vague a vu sortir des asiles des patients relativement stabilisés et chronicisés par les établissements hospitaliers, mais a été un échec partiel dans l’ensemble des pays qui l’ont tentée à partir de la fin des années 50 : du point de vue sanitaire tout d’abord, car ces patients ne trouvaient pas nécessairement dans la communauté les ressources dont ils avaient besoin (centres de soins, accueil et soutien de la part de leurs concitoyens)(Mills & Cummins, 1981), et d’un point de vue politique ensuite, car cette frange de patients à qui était offerte la possibilité de sortie ne réglait pas les questions soulevées par les patients moins stabilisés et plus difficiles, qui regonflaient alors les chiffres des hospitalisations et de l’occupation des lits du fait du phénomène de la porte tournante (Mills & Cummins, 1981; Rogers & Pilgrim, 2005; Taylor Salisbury, Killaspy, & King, 2016). C’est plutôt

86 la 2e vague, celle des années 70, qui a vu un véritable changement dans les pratiques, tant aux

Etats-Unis qu’au Québec ou en France, avec toutefois toujours d’insuffisantes ressources dans la communauté, qui n’avait par ailleurs pas été préparée au retour et à la réintégration des patients exilés en son sein (Carpentier, 2001; Doré, 1987; Fakhoury & Priebe, 2007; Krieg, 2001; Poulin & Massé, 1994).

Les explications données à ce processus de sortie des patients des asiles tournent toujours autour de quelques thèmes principaux : l’essor des psychotropes, la rationalité économique et l’évolution idéologique d’une chronicité désignée à la possibilité d’un ailleurs de l’asile (Eisenberg & Guttmacher, 2010; Rogers & Pilgrim, 2005). La révolution pharmacologique est souvent la première citée – quoique de nombreux psychiatres français réfuteront son caractère causal, au profit d’un changement d’ambiance dans les services -, mais de nombreux auteurs questionnent la place centrale qui lui est souvent accordée, soit du fait d’un manque de données probantes (Cohen & Galea, 2011) soit au motif que le changement de pharmacopée n’aurait pas pu, à lui seul, inspirer une nouvelle politique publique, même s’il y a indéniablement contribué (Durham, 1989; Rogers & Pilgrim, 2005). L’aubaine que représentait la possibilité de juguler les dépenses de santé en faisant sortir les patients des hôpitaux est également mis en avant, soutenu par l’affirmation que le soin extra- hospitalier, puisqu’il requiert moins de présente soignante, était moins coûteux (Borus, 1981; Krieg, 2001) ainsi que le tournant, poussé par la révolution pharmacologique, des patients en séjour de longue durée vers la gestion de crise. Les études qui se sont penchées sur le ressenti des usagers quant aux dispositifs de soins en santé mentale montrent que ceux-ci considèrent la liberté donnée par la sortie de l’hôpital comme un bénéfice (Chow & Priebe, 2013; Taylor Salisbury et al., 2016), même si cette sortie de l’hôpital est sans effet direct sur l’intensité des symptômes et qu’elle se fait toujours au détriment des plus fortement malades, qui ne trouveront pas nécessairement dans la communauté les soins intensifs dont ils auraient besoin (Ailam, Rchidi, Tortelli, & Skurnik, 2009).

Ainsi la trajectoire du mouvement dit de « désinstitutionalisation » dans les pays anglo- saxons ressemble-t-elle beaucoup à la trajectoire du secteur en France : des théories fortes entre les années 50 et 70 avec peu de retombées concrètes, une accélération du processus au cours des années 70, un bilan décevant et très médiatisé dans les années 80 du fait du manque de moyens alloués à l’extérieur des hôpitaux et d’une répartition encore trop hospitalo-

87 centrée tant des crédits que des efforts. La principale leçon des désinstitutionalisations pratiquées dans les pays développés d’Occident consiste en la démonstration que penser à vider les asiles n’implique pas automatiquement de réflexion complémentaire au sujet des lieux dont la fréquentation se verra augmenter (logements à loyer modéré, structures de réinsertion sociale) avec l’arrivée de malades fraîchement sortis des asiles, sans pour autant être sortis du mode de vie asilaire.

En somme, repérer les axes structuraux du processus que l’on a appelé en certains endroits du globe « désinstitutionalisation » afin de les comparer à la politique de secteur française permet d’éviter un ethnocentrisme assez caractéristique de la discipline psychiatrique, en fonction duquel les français jugent souvent sévèrement la désinstitutionalisation intervenue outre-Atlantique comme ayant généré plus de SDF que de véritables traitements, tandis que le monde anglo-saxon toise la France au motif qu’elle se serait arrêtée en plein milieu de son processus d’humanisation des soins, voire que le secteur dans sa formule était trop hospitalo-centrée pour réellement mériter le label de désinstitutionalisation. De la même façon que l’on a pu parler d’un secteur inachevé voire impossible (Fourquet & Murard, 1975), et même si en France, le terme de déshospitalisation semble mieux correspondre à la réalité des faits que le terme de désinstitutionalisation (Coldefy, 2010), le mouvement désinstitutionaliste aux Etats-Unis n’est lui non plus jamais devenu une réalité complètement efficace du fait du manque de structures externes pour accueillir décemment les usagers (Watson, 2012).

Plusieurs auteurs de disciplines différentes s’accordent cependant pour dire que le mouvement de désinstitutionalisation a pris une forme spécifique en France (Coldefy, 2010; Eyraud & Velpry, 2014; Laugier, Toliou, & Kapsambelis, 2012), dont nous devons donc tracer rapidement les contours. La géographe Magali Coldefy donnait, dans sa thèse de doctorat, une définition intéressante de cette spécificité :

« En France, le processus de désinstitutionalisation diffère en effet du processus observé dans les autres pays […] Tout d’abord, le terme de désinstitutionalisation est peu employé en France. On parle de « sectorisation » se référant ainsi à la politique de secteur mise en place en 1960, certains parlent de

88 « déshospitalisation » […] qui semble être une traduction plus correcte du terme anglais « deinstitutionalisation » qui se réfère à l’établissement et non à l’institution dans son ensemble. Cette nuance a en partie son origine dans le mouvement de psychothérapie institutionnelle qui s’est développé en France après la seconde guerre mondiale et la prise de conscience d’une partie de la profession médicale et des soignants qu’ils agissaient avec leurs patients comme les gardiens avec les prisonniers des camps de concentration. L’idée était alors non pas de supprimer l’institution mais de la soigner de l’intérieur, de la modifier, en utilisant toutes les structures existantes pour prendre en charge le malade […] » (Coldefy, 2010, pp. 153–154)

Benoît Eyraud et Livia Velpry ont quelques années plus tard proposé des coordonnées politiques de cette désinstitutionalisation dite « à la française » :

« En contraste avec les évolutions dans d’autres pays européens ou américains, les acteurs de la psychiatrie française se sont fortement impliqués dans la dynamique de réforme au lendemain de la seconde guerre mondiale et ont été les artisans d’une politique, la sectorisation, qui visait à répondre aux critiques de l’asile par le redéploiement de la thérapeutique psychiatrique en dehors des murs et des règles juridiques spécifiques encadrant l’hospitalisation. »(Eyraud & Velpry, 2014, p. 221)

Que la désinstitutionalisation à la française soit désignée par le vocable de psychothérapie institutionnelle ou de psychiatrie de secteur, il est en tout cas certain que l’histoire française a été guidée par la complémentarité de ces deux courants, dont Lucien Bonnafé s’était en son temps fait l’avocat (Bonnafé, 1991). Au-delà d’un mouvement radical de fermeture des asiles comme en Italie ou de restitution des patients à leur communauté comme dans le monde anglo-saxon, l’ensemble des chercheurs ayant travaillé sur l’organisation des soins en santé mentale s’accorde à dire que la France a trouvé une voie pour

89 l’humanisation du traitement des malades qui était la sienne, entre soin à apporter aux institutions et réseau de soins dans la cité.

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