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Chapitre I. Opportunités et risques pour la clinique institutionnelle dans le système de santé actuel

C. La santé mentale a-t-elle détruit « l’esprit du secteur » ?

S’il nous semble que la « conception extensive » (Mordelet, 1987, p. 115) du secteur, qui proposait de prendre en charge prévention, soin et post‐cure, était en réalité déjà un dispositif plus large que la pratique psychiatrique pure, les sociologues Benoît Eyraud et Livia Velpry, eux, ont plutôt parlé d’une perte de l’esprit du secteur, en disant que « les différentes modalités de mise en place de la sectorisation traduisent en fait des formes d’intervention extrahospitalière relativement limitées par rapport à ce qui a été souhaité par les inspirateurs […] la généralisation de l’expérimentation s’est faite a minima, perdant au passage une partie de « l’esprit du secteur » » (2012). Cette perte qu’ils signalent est en réalité plutôt le fruit d’une dissociation entre un modèle idéologique du secteur utilisé sur le terrain, dans la clinique quotidienne – quoique cette référence au secteur a été très inégale selon les services et les départements ‐, et un modèle administratif satisfaisant aux impératifs de la réduction des coûts, c’est‐à‐dire, schématiquement, entre l’esprit du secteur et le secteur tel qu’il a existé.

D’un côté, l’esprit du secteur peut être assimilé à ce que ces deux auteurs appellent son « socle institutionnel », lorsqu’ils écrivent : « les difficultés rencontrées par la mise en place du secteur résident moins dans les freins matériels et organisationnels que dans l’affaissement, au moment même de la mise en place de la politique de sectorisation, du socle institutionnel sur lequel se fondait cette innovation »(Eyraud & Velpry, 2012, p. 2) . De l’autre,

61 ce qu’ils spécifient comme « socle » de toute politique publique de psychiatrie (loi de 1838 comprise), c’est le mandat légal du psychiatre et la visée thérapeutique globale – « vie quotidienne, travail, ressources, logement » ‐ de toute prise en charge. Leur hypothèse consiste à dire que ces aspects du travail psychiatrique (et nous ajouterions : ces aspects qui appuient le bien‐fondé de prises en charge tout autant extra‐ qu’intra‐hospitalières) ont été confisqués au secteur par des lois et des mesures successives délimitant de nouveaux champs, hors périmètre psychiatrique, supposément plus propices au développement d’activités sociales et de réinsertion :

« avec la création de l’allocation adulte handicapé, puis sa généralisation en 1975, les médecins décident de recourir de plus en plus à ces mesures de protection pour des patients qui sont pris en charge principalement dans le cadre des activités de secteur. […] la question des ressources et du travail est dissociée de celle de la thérapeutique psychiatrique, alors même qu’elle constituait depuis le 19e siècle

un enjeu majeur de l’institution psychiatrique […] les liens avec le « secteur de l’insertion professionnelle », qu’ils relèvent du milieu ordinaire ou du travail protégé, sont difficiles et se spécialiseront en dehors du secteur […] Avec ces trois éléments de réforme, des outils d’intervention qui faisaient jusque-là partie intégrante de la prise en charge à l’hôpital psychiatrique lui échappent, de fait. En plus de l’hébergement, la protection des biens et de la personne, les ressources financières, l’insertion dans une activité professionnelle sont reprises par d’autres acteurs, notamment associatifs, qui relèvent souvent du domaine social ou médico-social. » (2012, p. 8).

L’idée de la « corrosion progressive de l’institution psychiatrique » (Douville, 2012, p. 509), ou de la perte de son esprit, pose tout de même un problème. La perspective du déclin, ou de la dépossession d’un objet qui appartiendrait en propre au champ psychiatrique n’empêcherait‐elle pas ses acteurs et penseurs de voir à la fois les aspects innovants de la santé mentale – quoique nous soyons amenés à en penser ‐, mais aussi, en filigrane, ce qu’elle récupère nécessairement de l’organisation des soins dont elle prétend être le successeur ?

62 En ôtant le volet « post‐cure et réinsertion » au champ sanitaire, c’est‐à‐dire, pour user de termes moins neutres, à un champ où les relations avec la folie sont instituées et inévitables, l’Etat a fait coup double : à la fois atténuer l’hégémonie du secteur sur l’organisation de la vie de ses patients pour contrer les accusations d’utilisation de la psychiatrie à des fins policières21 et le pouvoir de quadrillage de la psychiatrie sur la vie sociale, mais aussi, discrètement, recréer un champ dans lequel la boussole théorique n’est plus la relation du sujet avec ses propres symptômes, mais celle de l’adaptation à la norme, c’est‐à‐ dire de la relation des symptômes du sujet avec le monde social. La dissociation entre ces champs du sanitaire et du social – dissociation qui présidera à leur réarticulation sous la forme de « réseaux » ‐ signe ainsi la perte de pouvoir de la psychiatrie du fait d’un échec dont on peut raisonnablement se demander s’il n’était pas quelque peu prévisible. En effet, à partir de ce paradoxe qui organisait la psychiatrie en secteurs sans se rendre compte que le secteur dépassait la seule discipline psychiatrique, le dispositif de secteur n’a pas eu les moyens de ses ambitions : il n’en a eu ni les moyens économiques, lorsque l’on voit les disparités en équipements et en personnel entre secteurs, et ce sur l’ensemble du territoire français, ni les moyens « sociaux », au sens où le projet de contribuer à une certaine désaliénation sociale ‐ qui passait par une implantation extrahospitalière et un certain militantisme soignant ‐ a lui aussi été très inégalement pensé et appliqué.

Face à ce constat d’un échec partiel du secteur du à ses propres paradoxes et incohérences, à partir duquel s’est développé le besoin de passage de la psychiatrie à la santé mentale, l’analyse et la question que posent B. Eyraud et L. Velpry quant à l’intégration des principes sectoriels dans la politique de santé mentale actuelle nous semblent pertinents, lorsqu’ils écrivent que le secteur « […] a d’abord constitué un espoir, puis a suscité une certaine déception avant de devenir le symbole et la spécificité de la réforme de la psychiatrie à la

21 Le récent fichier HOPSYWEB décrit dans le décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de

données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement, a récemment encore ravivé les craintes de confusion de la psychiatrie avec une forme sournoise de contrôle policier de la déviance, en autorisant sous certaines conditions le partage de données personnelles concernant les personnes placées en soins sous consentement. Le décret précise d’ailleurs que l’article 38 de la loi du 6 janvier 1978 stipulant le droit d’opposition au traitement de ses données ne s’applique pas au fichier HOPSYWEB.

63 française. Pour autant, la référence au secteur a aujourd’hui disparu des nouvelles politiques de santé mentale. Cet effacement du terme qui symbolisait l’innovation interroge : dans quelle mesure traduit‐il l’échec ou au contraire la pleine réussite de son institutionnalisation ? ». La réponse à cette question pourrait être : et l’un, et l’autre. Toutefois, compte tenu des années qui séparent l’article que nous venons de citer et l’écriture de notre travail, il est ici nécessaire d’apporter quelques précisions sur la place que tient actuellement le secteur psychiatrique dans l’offre de soins en santé mentale. La référence au secteur comme unité‐cadre de l’organisation des soins a effectivement disparu, au profit d’un secteur « partenaire » des autres champs de prises en charge, somatique et médico‐social en tête, à l’intérieur de pôles d’activités psychiatriques desservant des territoires pour lesquels est spécifiquement planifiée l’action en santé mentale22. Il a donc doublement changé de statut : en termes de gouvernance tout d’abord, les secteurs ont été regroupés en « pôles d’activité », conformément à la loi n°2009‐879 dite « Hôpital, Patients, Santé, Territoires ». Si certains établissements ont adopté une politique interne de « un pôle = un secteur », tous ont dû se plier à une dynamique de contractualisation poussant pôles et établissements à établir les termes d’un accord sur les objectifs et les moyens en vue d’une mission de service au public. Les médecins‐psychiatres se sont donc vus, à l’instar de leurs collègues des disciplines somatiques, confier des responsabilités de « chefs de pôle », entérinant une délégation de gestion en leur faveur de la

22 Cette planification par Projet Territorial de Santé Mentale est prévue par l’article 69 de la loi n°2016-41 de

modernisation du système de santé : « Art. L. 3221-2.-I.-Un projet territorial de santé mentale, dont l'objet est l'amélioration continue de l'accès des personnes concernées à des parcours de santé et de vie de qualité, sécurisés et sans rupture, est élaboré et mis en œuvre à l'initiative des professionnels et établissements travaillant dans le champ de la santé mentale à un niveau territorial suffisant pour permettre l'association de l'ensemble des acteurs mentionnés […] Il tient compte des caractéristiques socio-démographiques de la population, des caractéristiques géographiques des territoires et de l'offre de soins et de services contribuant à la réponse aux besoins des personnes souffrant de troubles psychiques. En l'absence d'initiative des professionnels, le directeur général de l'agence régionale de santé prend les dispositions nécessaires pour que l'ensemble du territoire de la région bénéficie d'un projet territorial de santé mentale.».

Texte disponible en ligne à l’adresse suivante :

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?idArticle=JORFARTI000031913265&cidTexte=LEGITEXT00 0031916187&categorieLien=id. Consulté le 23 août 2018.

64 part du directeur, véritable patron de l’organisation. Cette délégation de gestion, qui impose au corps médical de se frotter aux questions managériales, n’entame toutefois pas le pouvoir du directeur, qui a autorité sur la nomination des chefs de pôle (à partir de propositions faites par sa Commission Médicale d’Etablissement)23 et donc sur leur révocation.

S’il a en effet été à risque de totalement disparaître de la planification des soins, le secteur est toutefois resté, grâce à la loi n°2016‐41 de modernisation du système de santé, l’un des échelons pertinents de la prise en charge parmi d’autres. La psychiatrie de secteur est aujourd’hui considérée comme une « mission » des établissements de santé ayant une activité de psychiatrie, à l’intérieur d’une offre de soins spécialisée ou de « second niveau », par complémentarité avec l’offre de premier niveau que représentent notamment les médecins généralistes.

Il est toutefois juste de dire que le secteur a partiellement échoué parce que l’idéologie qui le soutenait était une utopie – celle d’un dispositif concentrant tout ce dont les patients pourraient avoir besoin lors de leur parcours de soins – et que sa réalisation littérale – à savoir concentrer dans un secteur de 70.000 habitants maximum l’ensemble des structures nécessaires pour assurer non seulement la prévention, le soin et la post‐cure mais aussi leur réinsertion dans la cité ‐ était économiquement difficile et posait la question éthique de son pouvoir de quadrillage. Certes, la question a été posée à plusieurs reprises de savoir si la nouvelle tentative de reconfiguration des liens entre psychiatrie et société civile que constitue la politique de santé mentale pourrait aboutir à l’englobement de la discipline psychiatrique dans ce champ d’action sanitaire et sociale si vaste qu’il donne l’impression de peiner à garder

23 « Le directeur nomme les chefs de pôle. […] Pour les pôles d'activité clinique ou médico-technique, il nomme

les chefs de pôle sur proposition du président de la commission médicale d'établissement, et, dans les centres hospitalo-universitaires, sur proposition conjointe du président de la commission médicale d'établissement et du directeur de l'unité de formation et de recherche médicale ou, en cas de pluralité d'unités, du président du comité de coordination de l'enseignement médical. La durée du mandat des chefs de pôle est fixée par décret. Leur mandat peut être renouvelé dans les mêmes conditions. […] Le directeur signe avec le chef de pôle un contrat de pôle précisant les objectifs et les moyens du pôle. ». Texte disponible à l’adresse suivante : https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006072665&idArticle=LEGIARTI00 0006691049&dateTexte=&categorieLien=cid. Consulté le 23 août 2018.

65 un cap unique. Lise Demailly et Michel Autès affirment par exemple que « la psychiatrie n’est plus une et la politique de santé mentale connaît plusieurs paradigmes » (Demailly & Autès, 2012, p. 11) . Lorsqu’ils parlent des rapports entre psychiatrie et santé mentale, c’est d’ailleurs non en termes de confusion – ce qui avait été l’objet de fortes craintes au début des années 2000 ‐ mais de cercles concentriques :

« la psychiatrie, comme profession, discipline, institution, objet d’une politique publique qui tend à perdre de sa spécificité ; la politique dite de santé mentale, en voie d’institutionnalisation. En termes d’acteurs, elle inclut la psychiatrie publique, le médico-social, les partenaires divers, institutionnels, professionnels et profanes de la psychiatrie publique. En termes d’objet, elle s’étend à l’ensemble du trouble psychique, au-delà des « maladies psychiatriques » (2012, pp. 8–9)

Le constat d’extension de la demande et du domaine d’action de la psychiatrie (ce que Demailly et Autès nomment une « modification de la place du souci de santé dans les modes de vie » (p. 32)) n’est pourtant pas nouveau : Louis le Guillant notait déjà dans les années 60, alors qu’il écrivait régulièrement dans Le Monde, un « accroissement de la demande » liée à un phénomène de « psychiatrisation de multiples problèmes personnels, jadis dissimulés derrière le mur de la vie privée » (L. Le Guillant, 1965). Ainsi, pensons‐nous, quelque chose d’un héritage implicite du secteur et de la psychothérapie institutionnelle influence certaines récentes recommandations et réalisations attribuées aux politiques de santé mentale les plus innovantes, même si ces dernières ne revendiquent ni n’assument totalement cette parenté. Ceci signifie qu’il est possible d’opérer une déconstruction analytique des prescriptions organisationnelles attribuées à la santé mentale afin d’y dévoiler ce qui, de l’histoire de l’organisation des soins, semble se répéter dans la réaffirmation du lien entre la psychiatrie et la cité – ce qui porte maintenant le nom de « santé mentale dans la communauté » ‐, dans la valorisation de la citoyenneté des patients et dans la nouvelle tentative de créer des réseaux et des partenariats, alors que le secteur n’était déjà rien de moins qu’un réseau de soins (Mordelet, 1987, p. 115) et que la psychothérapie institutionnelle, qui constitue plus spécifiquement notre objet, était vouée à le doter d’une vie interne en l’organisant de telle

66 façon qu’il reste, même en tant que dispositif administratif, toujours cliniquement pertinent.

Nous faisons donc l’hypothèse que le paradigme de la santé mentale serait venu s’insérer dans une brèche entre la conception extensive du secteur (unité et continuité des soins entre établissement hospitaliers et institutions de soins ambulatoires intégrées dans la ville) et son degré de réalisation concrète pour s’institutionnaliser et remodeler le dispositif de soins, notamment en repositionnant ses acteurs principaux et en redécoupant ses territoires administratifs de référence. La formulation d’un récent rapport de l’IGAS à ce sujet dit bien l’ambition des politiques publiques en matière d’organisation des soins, entre référence à une histoire française inaliénable et volonté d’avancer vers un dispositif de prise en charge plus global :

« La référence à la circulaire de 1960 est loin d’être dépassée, mais elle ne suffit plus à guider notre trajectoire compte tenu des changements qu’a connus le dispositif psychiatrique et les demandes qui lui sont aujourd’hui adressées. Il ne s’agit pas de refondre une politique publique de soins psychiatriques mais de lui donner un nouvel élan. » (Lopez & Turan-Pelletier, 2017a, p. 8)

Toute la complexité de cette traduction des besoins psychiatriques qu’est la « santé mentale » est précisément de porter en elle, comme le secteur auquel elle aspire à succéder, la contradiction entre une tentative de transformer l’exercice de la psychiatrie par la démocratie sanitaire (plus globalement de mener la politique de sectorisation à son terme en renforçant son implantation dans la Cité), et le pouvoir de coercition indissociable de ce même exercice – le statu quo n’étant pas tant un paradigme qu’une politique du refoulement, lorsque tous les rapports récents concernant l’organisation des soins évoquent les disparités territoriales, le manque de guidance étatique ou la difficulté à réellement insérer les soins dans la communauté.

Un modèle particulier apparaît intéressant, en ce qu’il incarne la convergence des guidelines de l’OMS avec l’histoire de la psychiatrie française et celle des expériences,

67 imprécisément qualifiées d’ « antipsychiatriques »24, de la psychiatrie sociale à l’anglaise (community psychiatry) et de l’anti‐institutionnalisme basaglien. Il s’agit de la santé mentale

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